Deux remarques sur le mouvement 4B version américaine post-trump (je laisse de côté la version “originale” sud-coréenne, qui s’inscrit dans un contexte différent – et très intéressant).
Vous pourriez lire pour commencer (parmi beaucoup d’autres portes d’entrée) le texte très stimulant de @emmiehine sur son blog :
https://dair-community.social/@emmiehine/113475534341120269
https://ethicalreckoner.substack.com/p/er-32-on-womens-communes-and-the
Emmie revient notamment sur les expériences de séparatisme lesbien dans les années 60/70, et ce qu’elle appelle un mouvement « communal » – ce « boycott des hommes » s’est traduit par un exil « hors de la société des hommes ». Évidemment, le mouvement actuel, en réaction à l’élection de Trump, mais, bien avant cet évènement, aux discours masculinistes désormais mainstream aux États-Unis (et ailleurs), se déploie avant tout sur internet. ce qu’Emmie Hine considère comme un avantage :
« 4B has an advantage over the commune movement because it is virtual, and that means it will stay with us. A movement that exists online rather than in isolated rural communes can simmer unnoticed by most for a long time until the algorithm resurfaces it and brings it back into the public consciousness. And as a form of virtual separatism, a way to cope via meme, it’s likely to persist. »
J’ai lu pas mal de textes ou de messages provenant des groupes activistes militantes : inévitablement, beaucoup de problématiques émergent, qui débouchent parfois sur des apories à mon sens cruciales à l’époque où se recomposent les identités et les sexualités – ce qu’on pourrait appeler les mondes du désir. Elles s’inscrivent à la fois dans une histoire déjà longue et complexe (je conseille toujours à ce sujet de lire ce texte de Sarah Ahmed, et ses livres !, sur la pertinence des réflexions féministes du “passé” : https://feministkilljoys.com/2014/04/08/dated-feminists/), mais répondent aussi au contexte actuel : la violence non seulement verbale, mais aussi physique, sociale, économique et politique qui se déploie dans les promesses des suprématistes blancs américains (et pas qu’eux). Certes, comme je le dis souvent, Trump et sa clique ne font que rendre explicite la violence structurelle sur laquelle repose la société capitaliste patriarcale (le modèle de « l’homme blanc d’âge mûr » comme disait le Sénateur J. Howard en 1866 : https://outsiderland.com/danahilliot/le-type-representatif-de-la-race-humaine/), mais cette affirmation désormais décomplexée accroît la menace qui pèse sur tous les subalternes, les « déjà opprimé.e.s », et les femmes en premier lieu.
Je voudrais juste ajouter deux réflexions, qui apparaissent d’ailleurs en filigrane dans les propos que j’ai lus ici et là, et qui font de ce mouvement, au moins en théorie (dans une perspective politique « spéculative « ), une offensive géniale et réellement incisive portée à la fois contre la machine capitaliste et le suprématisme blanc. Il les touche au cœur, si l’on peut parler de cœur ici, au cœur même de l’idéologie qui les structure.
1. Commençons par l’idéologie suprématiste blanche. Une des obsessions des suprématistes blancs (aux États-Unis, mais aussi en Europe : Anders Breivik ou Renaud Camus en sont de sinistres exemples, qui inspirent d’ailleurs les théoriciens américains comme le rappelait Alexander Laban Hinton, It can happen here, White Power and the Rising Threat of Genocide in the US, NYU, 2021, ouvrage qui résonne aujourd’hui d’une manière terrible : https://outsiderland.com/danahilliot/suprematisme-blanc/), c’est la reproduction de la race blanche, qu’ils déclinent sous l’angle de thèmes comme la natalité (et son corollaire, le droit à l’avortement), la démographie, la « submersion migratoire », le célibat des mâles blancs, la perte de l’hégémonie masculine, les sexualités « déviantes », l’invocation d’un ordre « naturel » des choses, etc, etc. Le futur de la race blanche est menacé par la puissance sexuelle attribuée aux autres racisés – cette thématique des pulsions irrépressibles (et irrésistibles) attribuées aux corps noirs est un cliché de la littérature esclavagiste – et, comme l’a montré Saidiya Hartman dans son chef-d’œuvre, Scenes of Subjection, il légitime à la fois la « menace » qui pèse sur la capacité lésée de reproduction des corps blancs, mais aussi le viol systémique des femmes noires par les propriétaires de plantations (Cf ma présentation : https://outsiderland.com/danahilliot/saidiya-hartman-scenes-of-subjection-extraits-traduits/).
On notera que cette angoisse du corps animal/désirable de l’autre, qui se traduit par sa projection inversée (ou « identification projective » pour reprendre la terminologie de Melanie Klein et W.R. Bion) dans un corps éprouvé comme radicalement « indésirable » (« inconvenient other », dirait Laurent Berlant), se porte désormais non pas seulement sur le corps noir, mais aussi celui des autres racisés (désignés comme musulmans, latinos, etc.). On comprend pourquoi les Incels, ces hommes célibataires qui ne trouvent pas de « femmes », ont pris place dans la liste des martyrs du suprématisme racial : ils sont les victimes à la fois de l’indifférence des femmes à leur égard et d’une puissance séductrice rivale : celles des corps racialisés. Ces « autres » à la sexualité irrésistible menacent, comme on peut le lire explicitement dans certains textes, non seulement les femmes blanches qui se « laissent séduire » (en raison sans doute de la « nature lascive »), mais aussi les hommes blancs, condamnés à la solitude, c’est-à-dire, à renoncer à contribuer à la reproduction de la race (qu’il faut entendre ici au sens d’un renforcement d’un patrimoine génétique – certes complètement fantasmé, cela va sans dire, comme tout ce que racontent les suprématistes). Je n’irai pas plus loin dans la description du récit fabuleux (au sens d’un mythe) du suprématisme racial. Mais ces quelques aspects suffisent à comprendre pourquoi les slogans du mouvement 4B constituent une réponse particulièrement pertinente, à la fois brutale et ironique, aux délires sexualistes des Thuriféraires de la white nation (les suprématistes sont littéralement obsédés par la sexualité, comme les puritains). Au-delà du refus de procréer, le refus d’entrer en relation avec tous les mâles, par principe, touche directement le narcissisme, déjà largement blessé à vif, du mâle blanc suprématiste : ce n’est même plus la rivalité avec d’autres mâles plus séduisants qui est en jeu, mais le fait que les femmes blanches puissent renoncer à entrer dans ce narratif de la reproduction de l’espèce, narratif pas seulement nataliste, mais, plus profondément encore, culturel. On doit pouvoir vivre, affirment les militantes, à l’écart de la culture masculiniste. C’est une motion déceptive intense : nous, les femmes, ne sommes plus intéressées pour jouer les rôles que vous les mâles voulez nous faire jouer : assumer les fonctions du care – prendre soin de vous, de vos pénis inutiles et de vos âmes inquiètes, de vos enfants, de votre culture, vous consoler, vous rassurer, vous donner du plaisir, etc. C’est exactement ce qui terrifie le mâle suprématiste blanc : qu’on ne les aime plus, qu’on leur préfère un autre, ou, pire encore, une autre !
2. En quoi cette offensive du mouvement 4B touche-t-elle aussi un point crucial, et même le talon d’Achille, du système capitaliste ? Parce qu’il révèle l’importance de cette part occultée de la machinerie capitaliste, la part de la « reproduction », c’est-à-dire le travail non payé des femmes, le soin qu’elle prenne à leur progéniture – laquelle est destinée, in fine, à alimenter la main d’œuvre dont a besoin le Leviathan capitaliste, mais pas seulement : tout le travail qu’on peut ranger sous le concept de « care » que je ne détaillerai pas ici, mais qui constitue un thème central de la perspective féministe depuis au moins les années 80. On trouve la première ébauche de la révélation du « travail de reproduction » dans le Capital de Marx, et vous pourrez lire une remarquable synthèse sur ces questions dans le petit livre de l’éco-féministe Stefania Barca dont j’ai parlé ici :
Refuser de faire des enfants, et de participer plus largement à la « société des hommes », jusqu’à ne pas les fréquenter par exemple dans le monde du travail, ne plus prendre soin d’eux (et, très concrètement, ne plus leur fournir la « consolation narcissique » sans laquelle il risque de sombrer dans la dépression par exemple, et ne plus être en mesure de tenir leur place socialement et économiquement), c’est « ruiner » sans doute beaucoup d’hommes, les laisser désemparés devant des tâches qu’ils évitent d’accomplir dans le cadre de la division du travail sexué (ce qui mettrait en danger leur virilité déjà fort précarisée). Et, plus profondément encore, mettre en péril ce ressort secret et soigneusement occulté de l’accumulation capitaliste, une des ressources que s’accapare sans rien débourser le capitaliste, le travail non payé des femmes (qui va bien au-delà, on l’aura compris, du fait de prendre soin des futurs exploités). Là encore, le programme radical du mouvement 4B (ou Lysistrata, comme on l’appelle aussi aux USA, en référence à la comédie d’Aristophane) touche juste (consciemment ou inconsciemment, selon la culture féministe des militantes).
(NB : la logique du suprématisme racial, je le signale, n’est pas spécifique aux populations « blanches de peau » – on la trouve à l’œuvre en Inde avec la politique de l’hindutva (l’hindouité) – dont la violence se manifeste par exemple dans le régime d’oppression auxquels sont soumis les musulmans, notamment au Kashmir, en Chine avec la primauté accordée notamment aux Hans, et la nécropolitique appliquée aux populations musulmanes, notamment les Ouïghours, au Xinjiang, ou encore en Israël, où se déploie au nom de la hiérarchie raciale un génocide terrifiant. Et en d’autres endroits du monde.)
(NB 2 : le refus de participer au grand jeu de la reproduction est au principe même de la position (ou de la non-position, délibérément mobile et précaire) du queer. Je l’ai appris en lisant les féministes queer, Lauren Berlant, Sarah Ahmed et bien d’autres. J’avais résumé mon point de vue dans un article ici :
« quand je parle de non-reproduction ici, il ne s’agit pas seulement d’embarrasser la distribution des identités genrées, ou de perturber les crispations sexuelles, mais aussi, par exemple, le refus de s’intégrer dans le système de l’exploitation salariale, le refus de devenir une marchandise, disposable, jetable, comme le travailleur précaire du salariat néolibéral, le refus des hiérarchies sociales et raciales, la volonté de dé-familiariser ce qui semble aller de soi, la sacralité de la famille, du patriarcat, les espaces d’apartheid. C’est faire de sa vie une œuvre destinée à saper les normes, fabriquer de l’incertitude, du doute, mais aussi des joies nouvelles, des interruptions surprenantes, qui suspendent le cours du temps social en ouvrant d’autres sentiers, d’autres manières possibles d’habiter le monde, déployer d’autres sources de richesses, plus et mieux désirantes.
C’est ce que j’appelle le refus de la reproduction (par exemple, il ne s’agit pas tant « de ne pas faire d’enfants », que de refuser d’augmenter le cheptel exploitable par le capitalisme) »
https://outsiderland.com/danahilliot/paradoxe-du-spectacle-queer/
)