incroyable qu’une telle chose puisse arriver
qu’on emprunte à l’occasion le mauvais chemin
soit !
c’est une chose qui arrive
mais tout de même !
vous marchez droit devant préoccupé de certaines pensées
il y a là un chemin
fort bien !
vous l’empruntez voilà tout
et quand le carrefour se présente vous ne le voyez pas
vous suivez vos pensées
les alentours ne forment que le creuset de vos pensées
le chemin se contente d’être l’arrière plan d’une existence plus intérieure
les pensées se détachent clairement le reste demeure flou
c’est ainsi qu’on se perd
et ce matin là c’est vrai je me suis au lever extirpé d’une rêvasserie agréable
et comme cela fait maintenant trois semaines que je suis parti
je suis capable j’ai pris le pli de démonter la tente en moins de deux
cet abri modérément imperméable
la maison que je transporte sur mon dos
je la démonte sans y penser
dans un état léthargique abruti de rêves
de fantasmes qui dans la solitude font compagnonnage
je range le sac avale une gorgée s’il me reste de l’eau nettoie brièvement le campement
un coup d’œil furtif non je n’ai rien laissé traîner
je n’ai rien laissé derrière moi je peux partir
quand je pars je ne laisse jamais rien derrière moi
il serait contradictoire de partir et de semer des indices sur son passage
on pourrait vous retrouver si tant est qu’on vous cherche
je crois que c’était une époque de ma vie
ces époques sont finalement assez rares
où personne je crois vraiment personne n’en avait après moi
ainsi je pouvais être enfin désespérément libre
et ce matin là je me suis perdu
pas qu’un peu pas comme on se perd à l’occasion
mais d’une certaine façon : irrémédiablement
j’avais grimpé tout le matin un certain col
sans avoir pris la peine
sûr de mon coup
de consulter la carte
trop occupé à prolonger un rêve quelconque
un rêve dont je ne me souviens plus maintenant que
découvrant au sommet du col cette grande étendue blanche
je suis tout à fait réveillé
aveuglé par les alentours
je m’attendais à ce que de l’autre côté du col une vaste sapinière descende dans la vallée
je m’attendais à cette pénombre sous les sapins et m’en réjouissais
car c’est l’été il fait déjà chaud
au lieu de ça le glacier là devant moi et sur la carte je vois bien ce glacier
c’est l’autre côté d’un autre col et je me suis trompé
j’ai marché tout le matin dans la mauvaise direction
et si toutes les raisons les plus raisonnables m’incitent à faire illico volte-face
reprendre le sentier dans l’autre sens
d’autres raisons, la faim, le ciel qui menace, et
surtout
l’incongruité de la situation
son caractère inattendu
et surtout
la fraîcheur de la neige
cette blancheur aveuglante
et surtout
un pressentiment
qu’il n’est pas question ici de hasard
mais du destin à cette époque je croyais souvent au destin
et d’une certaine manière je pense cela maintenant avec le recul
j’allais à sa rencontre délibérément
bien que d’un autre point de vue je m’efforçais aussi
en partant de la sorte
avec cette manière si définitive de partir
de fuir un autre destin possible un destin funeste
à la manière d’Œdipe sans doute
je jouais aux dés avec ma propre existence
lançant mon propre corps dans l’imprévisible alentour
croyant fuir quand j’allais précisément à la rencontre de la destinée
et c’est pour cette raison qu’en dépit d’autre raisons plus raisonnables
je pose le pied droit sur la neige glacée
puis le pied gauche là où je devine vaguement la trace d’un autre qui a posé le pied avant moi
la veille peut-être si bien qu’il faut y mettre beaucoup du sien
pour deviner quoi que ce soit
une cordée peut-être est passée hier
a traversé lentement le glacier
vaste comme le vaste monde que les jeunes hommes s’imaginent
être à disposition de leurs rêves et de leurs pieds
le vaste monde indéterminé des vies possibles
qui n’est pas encore un monde mais les alentours traversés par mon désir
bien qu’à vrai dire s’il y a du désir il n’y a pas d’objet
parce que je suis à ce point désespéré que le futur m’apparaît à l’image de ce glacier
indiscernablement blanc vide indifférencié
et si je précise tout cela ce n’est pas pour environner ce récit d’une atmosphère dramatique
mais dans le but de préparer le lecteur aux étranges décisions que j’ai été amené à prendre
par la suite
parce qu’il est très difficile de prendre une décision quand rien ne vous motive
ni d’un côté ni de l’autre
excepté le désir vague de vivre un peu plus intensément
quel que soit à vrai dire le contenu de cette vie supposée plus intense
mais qu’il vous est impossible de vous présenter à vous-même aucun but
aucun objet avec lequel articuler le présent
et donc je ne suis pas certain qu’on puisse utiliser ici le mot décision
ou bien il faudrait parler d’une décision irréfléchie
c’est-à-dire le fait brut qu’à un moment
dans cette oscillation perpétuelle
cette absence de boussole qu’incarnerait l’objet du futur
le motif qui vous fait pencher d’un côté ou de l’autre
traverser ce glacier ou faire demi-tour
relève d’une sorte d’instinct animal ou d’abandon aux perceptions
une forme pure et abominable de liberté à laquelle peu d’hommes probablement
sont confrontés
un glacier aussi vaste que celui-ci est dangereux
je cligne des yeux pour atténuer tout cette blancheur
on peut discerner quelques zones grises
deux ou trois formes émergent
des rochers affleurent
la sente tracée par ceux qui sont passés avant moi
probablement la veille
disparaît et réapparaît par endroit
mais rien n’est certain
on ne peut pas seulement se fier à ce qu’on voit avec ses yeux
il faut également s’aider de son bâton
le mien est une branche de noisetier fine et solide qui m’arrive presque à l’épaule
on s’en sert sur la glace comme la cane d’un aveugle
c’est l’éclaireur ou l’avant-garde des yeux et le secours des pieds
parce qu’il y a des trous des crevasses des abîmes là-dessous
la neige est douce et accueillante comme un drap de coton un duvet
éveillant en nous une confiance entière et spontanée
si bien que traverser ce glacier vous plonge dans un état d’esprit paradoxal
oscillant entre la vigilance et l’abandon
on doit s’efforcer de scruter avec attention quand tout vous incite au repos
à vous assoupir fermer les yeux rêvasser
un craquement : on marche aussi avec l’oreille
s’attendre à ce qu’à n’importe quel moment ça s’effondre
le sol est piégé on ne peut on ne doit pas
faire confiance à tant de beauté
je discerne la veine bleue d’une rivière qui louvoie par en dessous
et la glace est très fine à cet endroit
faire un détour viser ce rocher qui affleure là-bas descendre vers l’est
l’angoisse sourde comme le grondement sous la glace
je suis seul avec bientôt qui me reviennent les histoires de ceux qui sont tombés
dans les abîmes
en bas du gouffre empalés sur un piton bleuté le sac à dos pendouillant
jusqu’à la prochaine fonte dans le vide translucide c’est si beau là en-dessous
ces transparences où les hommes qui ont chuté agonisent à l’abri des regards
quand on oscille comme j’oscille il ne peut être question
ni de prudence ni de témérité
vous êtes là vous pourriez très bien faire un pas de plus ou
vous arrêter là
c’est un sentiment très étrange
seule la curiosité vous pousse vers l’avant
il doit y avoir quelque chose là-bas au-delà de ce glacier
et effectivement bientôt de vastes prairies vertes et brillantes
des tourbières un lac modeste
et bientôt alors que vous quittez le sol glacé la neige
vivant respirant
en contrebas les bâtiments d’une station d’hiver
gris et moches comme le ciel qui devient soucieux
il doit y avoir quelque chose à manger là-bas
voilà un motif
manger se nourrir
on descend par les pistes pendant qu’une pluie fine coule sur les vêtements
c’est l’été la station est dépeuplée il pleut et quelques randonneurs piaffent d’impatience dans les restaurants
je me pose un moment un café manger un autre café
je me sens loin encore très loin d’ici de l’endroit où je suis assis
comme à chaque fois que je redescends parmi les hommes
après quelques jours passés là-haut
j’avais croisé un berger un soir et il m’avait parlé de ce sentiment
quand il redescendait
et qu’il lui arrivait parfois de se sentir en descendant
comme il approchait du village
être en train de mourir
comme si quelque chose se déchirait dans son ventre son cœur
tout tremblant alors qu’il ouvrait la porte du café
salut
les mots tremblants parce qu’on est encore là-haut et pas tout à fait ici
moi je descends
je quitte la station en ruines tout ce matériel cet amoncellement de ferrailles
ces déchets de l’hiver répandus sur les versants de la montagne
j’emprunte la route qui descend je ne sais où et peu importe
il pleuviote et je m’en veux de n’être pas resté là-haut d’avoir pris le mauvais chemin le mauvais col de me retrouver là si loin des sommets
c’est alors que la fourgonnette s’est rangée là devant moi sur le bas-côté
qu’il a ouvert la portière avec ce sourire et ces yeux pétillants
et moi qui ne savais plus vraiment où aller
n’ayant pas pas de raison de continuer dans une direction plutôt qu’une autre
j’ai dit oui je vais par là je monte à l’arrière
à l’arrière
il y a du sang partout de larges tâches de sang et des morceaux de viande
c’est à cause des chiens ne vous inquiétez pas
c’est à cause des chiens
je m’assois comme je peux au milieu de tout ce sang et la conversation commence
je peine à trouver mes mots et même des mots
n’importe lesquels et des réponses où je vais d’où je viens et pourquoi
rendre mon histoire un peu présentable
lui donner une allure appropriée
sans compter que je n’ai parlé à personne sinon à moi-même
ces derniers jours
durant lesquels j’ai croisé bien plus de vaches et d’oiseaux que d’être humains
évitant ces derniers les fuyant comme de méchants récifs contre lesquels j’aurais pu m’échouer
bien que d’une manière paradoxale j’ai passé mon existence entière à échouer
systématiquement et délibérément
et je continue
c’est pourquoi je suis assis à l’arrière de cette camionnette ensanglantée à la place du chien
essayant d’entendre ce que le chauffeur me raconte
petit homme rondelet au timbre de voix adolescent qui n’a l’air de rien excepté qu’il
est affublé de deux yeux bleus perçants mais pour le moment
je ne les vois pas j’essaie d’entendre dans ce raffut de moteur
et la femme elle grande maigre osseuse d’une incroyable laideur
mais ça ne le verrais que plus tard à quel point elle est laide
et que c’est précisément parce qu’elle est aussi laide qu’elle est en devient si évidemment belle
pour le moment je m’efforce de saisir des mots des pensées une intention
car les êtres humains sont toujours intentionnés
faut se méfier il raconte :
une auto stoppeuse australienne elle aussi c’était il y a combien
cinq ans l’été où les chiens tu sais
et puis ce roumain qui remontait vers la Suisse
c’est une vraie auberge pour la jeunesse chez nous vous verrez
peur les chiens la viande c’est pour ça
le sang là partout
et finalement alors on vous laisse à la gare ou on vous remonte chez nous ?
je réponds mais je ne sais pas au fond
je n’ai pas les éléments pour répondre
si je vais à la gare bon avec le peu d’argent qui me reste je pourrais gagner une autre ville pas trop loin et de là un autre massif après je ne sais pas
si je m’installe chez eux
je n’ai aucune vision du futur même proche
rien ni personne ne m’attend et je ne m’attends à rien de particulier
je réponds tout de même et bientôt la voiture s’engage dans de petites routes désertes et nous voilà chez eux
une baraque en construction
on a commencé les travaux mais ça fait des années que ça n’avance plus
l’argent manque et je travaille
sur un chantier je travaille à la station on fait des terrains de golf
ah des terrains de golf
et vous elle parle enfin d’une voix faible mais en même temps cassée criarde crissante
bizarre géologue autrichienne et il y a une petite fille et des chiens trois chiens
efflanqués sales des croisés épagneuls quelque chose
qui boivent à grandes lapées bruyantes dans un seau
au dîner maintenant il raconte :
j’ai habité en ville j’y suis né dans la cité ma famille autrefois des manouches
moi aussi la cité je connais j’y suis né aussi
elle ne dit rien ou presque rien sert le repas puis apporte les bières
de mauvaises bières en pack de vingt-quatre les chiens autour la gamine bougonne râle je tombe de sommeil une chambre un grand lit la chambre d’ami il me dit d’un air bizarre
quelque chose est bizarre
la maison les chiens cette géologue lui avec ses yeux bleus perçants cette gamine
le deuxième jour il part travailler et je reste seul avec elle et la gamine
nous marchons tranquillement dans la forêt elle me parle de choses dont je ne me souviens plus
me montre des pierres quand je lui demande me parle des pierres
elle est autrichienne et je n’ose lui demander ce qu’elle fait là
je voudrais lui parler d’Ingeborg Bachmann
je ne le fais pas et elle ne pose aucune question non plus
la journée se passe ainsi il pleut un peu je reste dans la chambre lit et tente de griffonner quelques mots mais rien ne vient
je sors examiner les environs mesurer l’isolement
un baraque en travaux perpétuels posée là sur la pente au milieu d’un bois de sapin
je prends un peu de hauteur par un chemin boueux
les chiens m’accompagnent
un endroit impossible la pauvre route à peine une route le goudron troué lacéré par l’hiver une impasse
une impasse c’est cela
point de vue sur les usines dans la vallée tout est gris moche fumeux
la fourgonnette rugit en remontant la pente abrupte et le voilà de nouveau
ses petits yeux bleus pétillants débarquant une caisse de bières à bas prix
repas enjoué j’écoute j’écoute je me fais discret autant qu’il est possible je l’écoute lui car elle ne dit rien et nous buvons
je ne dis pas grand chose mais ce pas grand chose suffit à l’animer
qu’est-ce que je compte faire après ça ?
après ça ?
je ne sais pas vraiment je ne sais pas reprendre la route sans doute
et après ?
je ne sais pas
ah ! fait-il satisfait
on se couche tôt et c’est tant mieux : j’ai vécu parfaitement seul ces dernières semaines et je ne goûte pas tant que ça la compagnie
mais bientôt on gratte à la porte et le voilà assis sur le bord du lit :
ça te dérange pas ?
bien sûr que si ça me dérange mais je ne le lui dis pas
faut que je te parle d’un truc
il me parle de son truc assis sur le rebord du lit
le lendemain
le conduire à son travail en bas dans la vallée
à ce soir il dit
remonter la voiture à la maison sur le flanc de la montagne
attendre mine de rien que la femme et l’enfant se soient éloignés
pas de promenade ce matin j’ai dit à la femme suis un peu fatigué
récupérer le cœur battant mes affaires éparpillées dans la chambre
prendre garde à ne rien laisser aucun indice
fourrer tout ce fourbi dans le sac
le cœur battant à rompre
monter discrètement dans la voiture en priant pour que le moteur
fasse le moins de bruit possible
descendre à nouveau jusque dans la vallée
par la route qui serpente dans la forêt puis
les villages ouvriers celle vallée industrieuse et moche
avec cette odeur de métal par la fenêtre
garer sa voiture à cent mètres de l’entrée des ateliers :
cacher les clés sous la roue arrière droite
je veux qu’il la trouve
peut-être demeurera-t-il quelques instants interloqué
combien de temps lui faudra-t-il avant de comprendre
comprendre que je suis parti que j’ai ramené l’auto et que je suis parti
comprendre que je lui ai menti
lui ai donné une fausse adresse un faux nom une fausse identité
ce qui m’est assez facile
non pas que je sois tellement habitué à mentir mais l’identité
justement
c’est ce qui me manque
s’aventurera-t-il dans la ville à côté me croyant dans un bar quelque part en ville
peut-être il aura parlé à son patron et le patron aura dit ok
je l’embauche qu’il vienne demain matin avec ses papiers
mais je ne travaillerais pas sur les chantiers autour de la station
je ne conduirais pas ces gros engins pour tracer des terrains de golf
des terrains de golf à la place des prés à vaches
je baiserais pas avec lui non plus
tandis que sa femme de l’autre côté du mur
à l’heure qu’il est je serais déjà loin
j’aurais pris le train pour une autre vallée
je serais assis dans le wagon le cœur encore battant
pas vraiment rassuré
pressé de quitter cette vallée pour m’engager dans une autre
pressé d’atteindre l’autre côté de la montagne
laissant mes yeux traîner par là haut
imaginant déjà le chemin grimpant à travers les sapins
les odeurs le silence la solitude
et qu’importe où tout cela pourrait bien mener
une autre montagne d’autres cols un glacier à nouveau puis une autre vallée