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« C’est, en effet, l’étonnement qui poussa comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, leur étonnement porta sur les difficultés qui se présentaient les premières à l’esprit ; puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils étendirent leur exploration à des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des étoiles, enfin la genèse de l’Univers. Or apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (c’est pourquoi même l’amour des mythes est, en quelque manière, amour de la sagesse, car le mythe est un assemblage de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut bien pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, c’est qu’évidemment ils poursuivaient le savoir en vue de la seule connaissance et non pour une fin utilitaire. »
— Aristote, Métaphysique, Livre I, 2, 982b
Préambule
Ce texte répond d’abord à une urgence personnelle. Avant de me plonger à nouveau dans des travaux plus littéraires, j’éprouvais le besoin impérieux de coucher sur le papier quelques réflexions mûries durant une vingtaine d’années, depuis l’époque où je commençais à m’intéresser sérieusement à la crise climatique et à l’anthropologie. La plupart des thèmes esquissés ici n’ont rien d’original. On les lira ici et là, développés par d’autres, plus savants et mieux informés. Parmi mes lecteurs, ceux qui ont suivi un cheminement comparable au mien n’apprendront sans doute rien qu’ils n’aient déjà pensé. D’autres peut-être se sentiront stimulés à leur tour par le genre de perspective que j’essaie de mettre en place : aborder la dimension morale et cosmopolitique de la catastrophe en cours, en évaluer la gravité et les enjeux politiques, s’efforcer de prendre un peu de recul avant que l’urgence nous emporte, avec nos pensées.
J’ai épargné au lecteur l’inévitable succession de chiffres, tableaux, diagrammes et statistiques qui ponctuent, à titre de preuves, la plupart des textes sur la crise climatique. On les trouvera sans peine en lisant la presse quotidienne, et les compte-rendus des rapports du GIEC fournissent toutes les informations dont on a besoin pour se convaincre de la gravité de la crise. Je m’adresse donc au lecteur qui adhère aux résultats et aux conclusions des travaux scientifiques (ceux qui font consensus en tous cas). Le climato-sceptique peut donc passer son chemin (je ne peux plus rien pour lui). Les optimistes inconditionnels (« l’humanité s’en sortira toujours », « nos capacités de résilience sont infinies »), aussi bien que les pessimistes apocalyptiques (« l’humanité va s’autodétruire », mais la « planète se portera mieux sans nous »), risquent d’être à la peine en me lisant. Il faut je crois s’efforcer de garder le cap d’un certain réalisme, et partir des choses telles qu’elles sont (c’est-à-dire extraordinairement complexes et pour une bonne part imprévisibles) et non pas des choses telles qu’elles devraient être (dans un monde idéal).
Table des matières
2. Temporalité de la crise et déclinaisons de l’urgence
3. Un système climatique complexe et hyper-sensible
4. À la recherche d’une échelle de temps pertinente
6. De la « décroissance » radicale
7. L’introuvable « nous » : les inégalités aux temps de la crise climatiques
1. Le Sixième rapport du GIEC
Plus de 30 années se sont écoulées depuis la création du GIEC : le sixième rapport devrait être achevé et publié en 2022 (la contribution du groupe de travail 1 dédié aux bases physiques du climat a été rendue public le 9 août 2021i). Il est désormais loin le temps où l’on pouvait reprocher aux scientifiques qui composent cette institution une certaine « frilosité » (si l’on ose s’exprimer ainsi) dans la façon de présenter les conséquences de leurs travaux. Cette attitude de (relative) neutralité relevait sans doute à la fois d’une volonté de se garder de toute forme d’exagération, au nom de la rigueur et de la prudence qui caractérisent la méthode scientifique, mais aussi d’une certaine forme de naïveté vis-à-vis des enjeux proprement politiques. Après tout, n’entend-on pas dire encore aujourd’hui que le climat est affaire de science et non pas de politique, comme si, pour préserver la pureté de l’une il fallait ne pas avoir affaire à l’autre. Cependant, après 30 années d’observations et de prévisions, la dégradation de la situation climatique et les réponses plus symboliques que réellement effectives des gouvernements ont transformé ces chercheurs en lanceurs d’alerte, les ont forcés à se doter d’arguments accessibles au grand public et se lancer dans l’âpre et souvent désespérante bataille politique. En effet, c’est bien la spécificité de la question climatique d’être une manifestation de l’interdépendance des processus naturels et des activités humaines, et d’être, en tant que « crise », tout autant climatique que politiqueii.
Le sixième rapport sera donc franchement alarmant, plus encore que ses prédécesseurs, et adressera un jugement sans appel aux gouvernances mondiales : la plupart des mesures qui ont été prises jusqu’à maintenant n’ont eu d’effet que symbolique. Les engagements solennels pris lors des conventions internationales annuelles depuis la première COP de Berlin en 1995 sont restés pour ainsi dire lettre morte, et leurs modestes applications, quand elles existent, sont loin, très loin, d’être à la hauteur de la crise en cours.
Il existe sans doute bien des manières de rendre compte de cet échec, mais la plus évidente doit partir du constat accablant que le système économique mondial repose sur la surexploitation des ressources et la compétition généralisée concernant l’accès à ces ressources. C’est pourquoi certains analystes, plutôt que de parler, pour évoquer l’ère climatique actuelle, d’ « anthropocène » – terme qui renvoie l’humanité toute entière à sa supposée responsabilité concernant la situation présente –, préfèrent parler de « capitalocène » – indiquant par là que le système économique capitaliste dans sa nature même, parce qu’il implique la captation sans limite des ressources, l’hyper-consommation comme finalité de la vie humaine et la croissance économique comme seul horizon, est bien la cause majeure de la crise climatique.
Si on adopte cette perspective, force est d’ajouter que le pessimisme quant à la possibilité de réduire les émissions de gaz à effet de serre ou de limiter, d’une manière ou d’une autre, le dérèglement climatique, s’impose : on ne voit pas comment, dans la situation d’urgence qui est désormais la nôtre, une transformation globale du système économique mondial serait possible, ou, pour le dire de manière plus brutale, « comment sortir du capitalisme » (ou, de manière plus modérée : « comment le transformer afin de le rendre suffisamment vertueux »).
i https://www.ipcc.ch/reports/ Il existe de nombreuses synthèses qui permettent de s’éviter la peine de lire les 4000 pages des données reportées par le premier groupe de travail dans ce Climate Change 2021 : The Physical Science Basis. D’autres rapports suivront en 2022, notamment : « AR6 Climate Change 2022 : Impacts, Adaptation and Vulnerability »,
ii La pandémie de COVID-19 l’a montré de manière frappante : étudier la diffusion du virus en laboratoire est une chose, mais s’avère tout à fait insuffisante pour prévoir l’épidémie en tant qu’elle affecte les sociétés humaines. Les mesures prises pour endiguer l’épidémie ou en limiter les effets doivent tenir compte d’une complexité de variables (culturelles, politiques, économiques, climatiques, etc.) qui rend les politiques sanitaires « incertaines ». le virus, s’il est un « être de nature », devient un être de culture, pour le dire grossièrement, dès qu’il affecte une population humaine.
2. Temporalité de la crise et déclinaisons de l’urgence
La crise climatique nous inscrit dans un rapport à l’avenir inédit. Parler « d’urgence » s’entend ici pour un terme plus ou moins long, et même extrêmement variable selon la zone géographique que vous considérez. Dans certains endroits du monde, les effets de la crise sont déjà attestés et se déclinent non seulement au présent, mais parfois déjà au passé : la forte augmentation du nombre de sécheresses, d’inondations et d’incendies de forêt aurait fait, selon l’ONU, 1,23 million de victimes et touché 4,2 milliards de personnes depuis le début de ce millénaire. L’ONG OXFAM publiait en 2019 un rapport intitulé : « Toutes les deux secondes, une personne est forcée de quitter son domicile à cause des catastrophes climatiques »i.
Ailleurs, en Europe de l’Ouest par exemple, il s’agit d’un futur plus ou moins proche. Entre la récurrence déjà comptabilisée des sécheresses ici, et la crainte d’une submersion des métropoles côtières ailleurs, s’écouleront peut-être plusieurs décennies. Des populations entières sont déjà en train de migrer parce que les pénuries d’eau ou la répétition des incendies rendent leur territoire inhabitable, tandis que d’autres ont le loisir d’espérer demeurer où elles vivent aujourd’hui, en ayant le temps (et sans soute les moyens) de se préparer à modifier leur manière d’habiter les lieux si la nécessité les y contraints.
On voit par là toute l’équivocité de l’« urgence ». Urgence de la catastrophe en cours ou imminente, dont la durée est ramassée en quelques heures (l’alerte au tsunami qui ne vous laisse que quelques heures pour évacuer les lieux), « état d’urgence » à moyen terme (l’émergence d’une vague pandémique prévisible dans les mois à venir), et l’urgence plus « théorique » que vécue, qui s’appuie sur des prévisions statistiques et des probabilités (les transformations attendues des couverts forestiers ou des activités agricoles dans le demi-siècle à venir, ou la submersion lente mais irréversible des côtes du littoral dans laps de temps comparable).
La difficulté tient ici au fait que dans le cas de l’urgence de « catastrophe », l’effet de sidération sur les opinions publiques non directement affectées par l’évènement finit par retomber jusqu’à la prochaine séquence « spectaculaire », et que, concernant les « urgences » aux échéances plus lointaines, on se figure, plus ou moins consciemment, qu’on a encore le temps, un peu de temps, voire beaucoup de temps, surtout si vous habitez dans des endroits au climat plutôt privilégié comme la Norvège ou la Nouvelle-Zélande.
La crise climatique, comme la pandémie qui s’est abattue sur les populations de la planète ces derniers mois, exige, pour qu’on en mesure l’ampleur, et parce que c’est là sa nature, qu’on adopte un point de vue global et pas seulement local, ou plutôt « pluri-local », c’est-à-dire qu’on s’efforce de multiplier les points de vue, ou, pour le dire de manière plus concise, qu’on devienne géographe, historien et anthropologue. L’extraordinaire diversité adaptative des êtres humain, la pluralité des manières et des techniques qui leur ont permis de « faire monde » au sein d’environnements très différents, des régions tempérées aux saisons marquées, en passant par les forêts tropicales humides, les zones froides subarctiques ou les abords des zones désertiques et arides, ne devrait pas cependant nous plonger dans un optimisme béât à l’heure où risquent de se multiplier les environnements « extrêmes » (quand augmente la fréquence des épisodes météorologiques catastrophiques : canicules, sécheresses, pluies torrentielles, etc.). Les processus d’adaptation des populations humaines (et non-humaines) durant la préhistoire et l’histoire plus récente ne se sont pas accomplis sans être accompagnés d’un cortège sinistre de drames et de violences. La vision irénique que sous-entend l’usage d’un terme comme « résilience » ne résiste guère aux tragédies réelles dont l’ « adaptation » forcée aux changements climatiques s’accompagne fatalement.
Si on veut penser la crise dans toute son ampleur et évaluer correctement son caractère d’urgence, il faut donc nécessairement considérer que ce qui arrive aux habitants de Madagascar, aux cultivateurs du delta du Gange, aux éleveurs de rennes des zones subarctiques, nous concerne, et constitue d’ores et déjà notre présent. On peut se plier à cet exercice par rigueur morale et cosmopolite au sens large (en considérant chaque habitant de la terre comme notre prochain, voire y ajouter les êtres vivants non-humains, les fleuves, les montagnes, etc.), ou bien par calcul, en posant par principe que ce qui arrive à l’autre bout du monde finira par produire un effet là où je vis présentement.
C’est sur cette disposition d’esprit, rendre le lointain proche et le futur présent, que reposent au fond toutes les stratégies d’alerte. Mais on comprend intuitivement qu’une alerte à un tsunami imminent n’est pas comparable en pratique à une alerte au changement climatique dont les effets promettent de se déployer sur plusieurs décenniesii. Et c’est là le cœur du problème du passage à l’action. Dans l’imminence de la catastrophe, vous n’avez pas le choix, il faut agir ici et maintenant (fuir, consolider votre maison, trouver de quoi assurer sa subsistance, etc.). Mais, pour la plus grande partie de l’humanité, pour le moment, la vie quotidienne continue aujourd’hui à peu près comme hier. Les gouvernements des états du monde ont d’abord les yeux fixés sur les échéances qui les concernent directement (économiques, politiques, électorales, etc.). Les entreprises les plus polluantes, dont la responsabilité sur la hausse des températures est accablante, s’efforcent de gagner du temps en pratiquant le green washing et en monnayant leur droit à rejeter du Co2. Pour la plupart des gens, en somme, la vie n’a pas changé, et il faut accomplir un sérieux effort d’imagination pour se faire à l’idée qu’elle puisse changer réellement un jour. De nombreuses raisons contribuent à creuser un abîme entre le savoir et l’action.
À cette force d’inertie qu’alimentent le poids des habitudes, la jouissance d’un certain confort (certes, relatif selon les situations socio-économiques), l’espérance d’une vie encore meilleure, la croyance au caractère irrésistible du progrès social et technologique, et, plus fondamentalement, la localisation de chacun dans un espace donné et la durée somme toute limitée de chaque vie humaine, seul peut s’opposer l’imaginaire. Dans le cas de la crise climatique, cet imaginaire doit prendre appui sur les recherches scientifiques : il s’agit de penser et de se projeter dans ce qui n’est pas encore, ou du moins pas encore là, pas tout à fait maintenant, à partir de ce que les sciences du climat nous permettent d’anticiper. D’une certaine manière, les rapports du GIEC constituent un ensemble de données exceptionnel non seulement pour penser la crise climatique globale, mais aussi pour nourrir l’imaginaire spéculatif, ce sans quoi ils ne sauraient mobiliser les consciences, justifier l’alerte et solliciter l’agir.
i « Personne n’est à l’abri – ces dernières semaines, des incendies en Australie et des inondations en Europe ont déplacé des milliers de personnes. L’analyse d’Oxfam montre que les personnes des pays pauvres, qui sont les moins responsables de la pollution carbone mondiale, sont aussi les plus exposées. Environ 80 % de toutes les personnes déplacées au cours de la dernière décennie vivent en Asie. Asie, qui abrite 60 % de la population mondiale et plus d’un tiers des personnes vivant dans l’extrême pauvreté dans le monde. » (rapport OXFAM décembre 2019)
ii Voire des siècles, mais je crains qu’à voir trop loin dans l’avenir, on perde complètement le caractère mobilisateur de l’alerte. Contentons-nous des décennies à venir, il y a déjà de quoi largement s’inquiéter.
3. Un système climatique complexe et hyper-sensible
Le thème de l’accélération des processus de changements affectant le climat occupe une place majeure dans le sixième rapport du GIEC. Les modèles prédictifs concernant notamment l’élévation des températures moyennes mondiales se succèdent, et les scénarios les plus « chauds » deviennent, au fur et à mesure que les années passent, les plus réalistes. Les rapports précédents qui tablaient encore sur une limitation effective des émissions carbonés ne sont vraiment plus d’actualité, étant donné le peu d’ambition (pour le dire sous forme d’euphémisme) des politiques climatiques engagées jusqu’à aujourd’hui. Les scénarios les plus « chauds » s’imposent donc à l’horizon de l’histoire, et force est de constater que cet horizon se rapproche. Une des raisons de cette aggravation de la situation et du ton catastrophiste des prévisions récentes, c’est la menace du déclenchement de ce que les climatologues appellent en anglais les « tipping points », qu’on pourrait traduire par « points de basculement ».
Le déclenchement déjà effectif dans certains cas, ou seulement probable dans d’autres, de ces points de basculement modifie de manière notable les modèles de prévision proposés il y a plusieurs décennies, et rendent probablement caducs ceux qui se contentent encore de tracer des courbes d’évolution des températures linéaires et régulières. La diminution de l’épaisseur des calottes glaciaires autour des pôles et dans les zones arctiques, la réduction ou la disparition accélérée des glaciers d’altitude, la fonte du permafrost dans les zones septentrionales, la destruction d’environnements cruciaux (barrières de coraux, forêts boréales, forêts tropicales humides), les modélisations concernant les modifications possibles dans la circulation des courant océaniques, et j’en passe, sont des processus qui s’enchaînent les uns aux autres, en cascade pourrait-on dire, et qui risquent d’entraîner un emballement du système climatique global. Ils font entrer le climat dans une ère nouvelle, et peut-être en viendra-t-on à délaisser dans les années qui viennent le terme d’« anthropocène » pour lui substituer un autre terme qui mette l’accent sur les nouveaux processus en cours (lesquels ne dépendraient même plus de nous).
Ce qui préoccupe en effet les chercheurs, ce ne sont pas seulement les impacts catastrophiques sur l’environnement qu’engendrent dès aujourd’hui ces processus, mais le fait qu’une fois déclenchés, ils mettent en route des cycles « naturels », au sens où ces derniers se déploient dès lors indépendamment des activités humaines proprement dites, et sont dès lors susceptibles d’aggraver à leur tour les modifications du climat, d’abord à un niveau régional, puis à un niveau global. Le cas de la déforestation des forêts humides est bien connu : à un certain stade de perte du couvert forestier et d’augmentation des températures, certaines forêts tropicales finissent par émettre plus de Co2 qu’elles n’en absorbent. La fonte du pergélisol en zone subarctique pourrait libérer des quantités de gaz à effet de serre, notamment du méthane et du protoxyde d’azote, dans des quantités impressionnantes, qui s’ajouteront aux émissions d’origine anthropiques. La fonte des banquises au Groenland et en Arctique menace de modifier les courants océaniques à long terme et d’entraîner par voie de conséquence des modifications sur les climats locaux qui restent encore difficiles à modéliser.
Le système climatique est à la fois extrêmement complexe et d’une grande sensibilité. Au fur et à mesure que les scientifiques affinent leurs observations et enrichissent leurs modèles, les chaînes causales, qui permettent de comprendre et de prédire la succession des effets, gagnent en sophistication, et on se rend compte désormais qu’une différence de température minime suffit à faire réagir un ensemble climatique régional. Une modification d’un dixième de degré n’est pas sensible pour un être humain. Même un changement d’un seul petit degré ne fait aucune différence dans la plupart des situations de la vie quotidienne. Mais au niveau du climat général, les conséquences sont énormes. Les chercheurs essaient désormais de rattacher ces augmentations des températures moyennes annuelles de quelques dixièmes de degrés, aux récurrences accrues des phénomènes météorologiques que nous craignons le plus : sécheresses, vagues de chaleur, tempêtes, pluies torrentielles, etc. Certes, le réchauffement climatique n’est jamais la cause d’un phénomène isolé, mais il permet de rendre compte de sa récurrence dans un laps de temps ramassé.
Cette complexité et cette hyper-sensibilité du système explique que nous entrions dans une ère d’incertitude. La multiplicité nécessaire des modèles de prévisions globales et régionales produits par les experts et les marges de probabilité qui les pondèrent en constituent la réponse scientifique. Jusqu’où ira l’élévation du niveau des eaux océaniques ? Quand est-ce que ce niveau atteindra un seuil « critique » susceptible d’entraîner la submersion de certaines villes côtières ? Voilà un fait qui n’est pas prévisible avec certitude. La seule chose certaine, c’est que les eaux finiront par atteindre ce seuil critique si l’évolution de la situation climatique globale ne s’infléchit pas. Le meilleur moyen désormais d’aborder la crise à venir, c’est de considérer le pire comme certain, si rien n’est fait pour changer la donne. Cette position de principe n’a rien à voir avec un quelconque sentiment pessimiste ou avec un défaut d’optimisme, mais s’impose dès qu’on prend au sérieux les travaux des chercheurs en climatologie. Reste maintenant à imaginer ce qu’il est possible de faire pour éviter le pire : et là débute le règne d’une autre incertitude. Appeler à l’action, comme le font les lecteurs des rapports du GIEC, est une chose. Concrétiser cet appel en s’efforcer d’imaginer quelles actions sont possibles, évaluer leur réalisme et calculer leurs éventuels effets, en est une autre. Et, pour commencer, il serait sans doute pertinent de se donner une échéance acceptable, une échelle de temps sur laquelle projeter ces actions.
4. À la recherche d’une échelle de temps pertinente
Nous « savons » comment réchauffer les températures, faire fondre les banquises et les glaciers (nous le savons dans la mesure où « nous » avons été capables de le faire), mais nous ne savons pas comment fabriquer un petit âge glaciaire.
À l’échelle des temps géologiques, aucune modification du climat n’est en soi irréversible. L’histoire du climat, telle qu’on a pu la reconstituer à l’aide de documents historiques et d’observations météorologiques anciennes, a connu un progrès extraordinaire avec l’usage de technologies de mesure et la mise au point de modèles scientifiques depuis un siècle. On sait depuis longtemps qu’elle est marquée par des changements climatiques spectaculaires, mais on peut désormais décrire et dater avec une certaine précision les périodes de réchauffement et les périodes glaciaires. Des groupes humains qui nous ont précédés dans l’histoire ont connu des évolutions de températures à peu près comparables aux nôtres, ont dû s’adapter pour survivre à des phénomènes comme des submersions de grande ampleur, de petits âges glaciaires, des périodes arides durables, forcés parfois d’y répondre par des migrations massives ou des changements profonds dans leurs manières d’habiter leur environnement. Ces variations climatiques ont certainement contribué à développer l’agentivité humaine et la capacité à tirer parti d’environnements différenciés (steppes et savanes, milieux humides, forêts tropicales denses, côtes maritimes, etc.). La nécessité de s’adapter à de telles variations et à la diversité des environnements explique en partie l’extraordinaire variété des manières d’habiter le monde, dès le pléistocène et surtout durant l’holocène, chez les homo sapiens (et déjà chez leurs prédécesseurs et cousins)i.
Autre exemple : parler d’optimum climatique comme le font les historiens pour l’Holocène (9 000 à 5 000 ans avant le présent), l’antiquité (de 200 av. JC à 200 ap. JC) ou le Moyen Âge (du Xᵉ au XVᵉ siècle environ), s’entend d’abord du point de vue des activités humaines à un moment donné. Mais utiliser la même expression pour parler d’optimum climatique à l’Éocène (environ 50 à 40 millions d’années) pose question. Les périodes sont évidemment incomparables par leur durée respective, et quand on parle d’optimum au néolithique, dans l’antiquité méditerranéenne ou au Moyen âge, on se réfère de manière plus ou moins explicite à l’effet de la hausse des températures sur les activités humaines tout autant qu’au phénomène climatique lui-même.
Pour un chasseur de phoques ou un éleveur de rennes dans les régions subarctiques, l’optimum climatique n’est certes pas le même que pour un cultivateur de manioc ou un chasseur de pécaris en Amazonie, un riziculteur en Asie du sud-est, un éleveur de vaches au Kenya. La remarque vaut également, soit-dit en passant, pour un navire de prospection gazière ou pétrolière en Arctique. On doit ici multiplier les points de vue, régionaliser les analyses. Les statistiques ne disent pas tout et doivent être confrontées aux situations réelles, c’est-à-dire à la manière dont les hommes habitent leur monde. Le changement climatique ne devient une « crise climatique » que dans la mesure où il affecte des populations humaines ici et maintenant.
Certes, la terre a déjà connu des périodes plus chaudes et plus froides que celles que nous connaissons aujourd’hui. Certes des groupes humains ont subi des « crises » climatiques, ici et là dans l’histoire. Pour autant, multiplier les points de vue, étudier l’histoire et la géographie climatique, ne doit pas conduire à relativiser la gravité de la crise contemporaine et à nier son caractère inédit.
Nous devrions peut-être distinguer le concept de « changement climatique », qu’on pourrait réserver à l’étude des évolutions des climats dans le passé géologique, et celui de « crise climatique » qui permettrait d’appréhender ces changements en tant qu’ils affectent l’humanité. Pour enfoncer le clou, on pourrait même préférer l’usage d’une expression spécifique, comme la « crise anthropo-climatique ».
Le bouleversement climatique actuel constitue en effet une « crise » pour plusieurs raisons :
1. L’augmentation des températures moyennes terrestres se produit sur un laps de temps particulièrement courtii. Les émissions de gaz à effet de serre doublent tous les 35 ans environ depuis le début de la révolution industrielle (soit une augmentation moyenne de 2 % par an). Et depuis le début des années 80 la courbe des températures augmente avec une régularité effrayante. Les effets sur l’environnement et nos modes de vie sont perceptibles sur la durée d’une vie humaine. Et nous savons d’ores et déjà que les générations à venir auront à vivre dans des mondes « climatiques » profondément différents de ceux dans lesquels nous vivons présentement.
2. Par conséquent, le temps nécessaire à la recherche et la réalisation de stratégies d’adaptation à ces nouveaux contextes climatiques est aussi extrêmement court. Dans certains endroits du monde, les seules options qui restent sont ou bien la migration, quand elle est possible, ou bien la survie dans des conditions fortement dégradées (pénurie d’eau potable, pénurie alimentaire, maladies dues à l’insalubrité, habitats submergés, etc.) Tout le monde n’est pas logé à la même enseigne du point de vue des possibilités d’adaptation (nous y reviendrons dans le chapitre suivant).
3. La crise climatique paraît désormais inévitable et l’aggravation de la situation actuelle « irréversible ». Cette irréversibilité s’entend du point de vue humain : il est possible que d’ici quelques siècles ou dans les prochains millénaires, un nouvel âge glaciaire s’installe. Mais peu nous importe au fond. L’échelle de temps qui nous intéresse s’étend en réalité sur quelques générations, pas beaucoup plus. L’exemple le plus frappant est peut-être celui de nos déchets, et plus particulièrement de ces déchets extraordinaires que sont les déchets nucléaires. C’est aussi, à bien y penser, un exemple par l’absurde. Nous ne savons à vrai dire que faire de ces déchets fortement radioactifs : une partie d’entre eux, les déchets de haute activité, conserveront un pouvoir de nuisance pour une période qu’on estime en dizaine de milliers d’années. À cette échelle de temps, nous sommes plongés dans la plus totale ignoranceiii. Il n’est plus question ici du temps relatif à la durée d’une vie humaine mais d’une échelle de temps proprement géologique. Et pourtant, cela n’empêche pas de nombreux États de développer, ou de chercher à le faire, leurs industries nucléaires, à des fins civiles et/ou militaires. Nos préoccupations ne s’étendent pas jusqu’à des temporalités géologiques. Les rapports du GIEC ne poussent jamais leurs modélisations au-delà d’un siècle : c’est déjà beaucoup. Transportez-vous par imagination dans l’esprit d’un Européen du début du XXᵉ siècle : comment aurait-il pu prévoir les deux guerres mondiales, les guerres d’indépendance coloniales, la redéfinition des frontières au sein des continents Asiatiques, Africains ou Européens, sans parler des innovations technologiques ou de la barbarie qui a marqué le siècle ?
Nous avons une tendance irrépressible à penser que l’état des choses tel qu’il se présente à nous aujourd’hui, par exemple l’organisation géopolitique actuelle, les frontières, la délimitation des états, est voué à perdurer indéfiniment dans le temps. Je suis toujours interloqué quand je lis des ouvrages de prospectives économiques, par exemple, qui prétendent à partir de la situation présente échafauder des plans à l’échelle nationale pour « dans un siècle » ! C’est là je crois une des limites cruciales aux politiques de lutte ou d’adaptation à la crise climatique : elles requièrent une préoccupation à très long terme, qui dépasse de très loin les dispositions anticipatrices habituelles des communautés humaines. Et, même s’il est souhaitable de réfléchir aux conséquences de nos décisions sur un futur lointain, l’urgence nous oblige à nous focaliser avant tout sur nos lendemains. Autrement dit, d’un point de vue pragmatique, l’échelle la plus susceptible de mobiliser dès maintenant les acteurs concernés ne s’étale guère au-delà de quelques décennies. En effet, qui peut être assuré que demain, ou dans une vingtaine d’années, les organisations géopolitiques présentes ne soient pas entièrement chamboulées par quelque conflit militaire d’importance ? Ou, plus probablement et plus prosaïquement, qu’un gouvernant soit élu qui fasse profession de climato-scepticisme et ruine à lui seul une partie des efforts de ses voisins pour limiter la crise climatique – il suffit de se rappeler qu’un Trump ou un Bolsonaro gouvernait ou gouverne encore une nation dont la responsabilité dans la crise est patente.
C’est là un risque, l’instabilité géopolitique et économique, que les scientifiques en charge de la conception de scénarios pour le futur du climat ne peuvent évidemment pas prendre en compte. Mais on peut accéder à des rapports stratégiques militaires qui cherchent à anticiper les futurs conflits, ou encore conçoivent des modèles de simulations de crises, hautement probables, des systèmes économiques et financiers. L’exercice renvoie forcément à des résultats incertains, mais, pour notre propos, il suffit à nous rappeler la précarité de l’état du monde et nous prévenir de l’extraordinaire difficulté à penser des politiques climatiques à long terme.
i Cette prise de recul historique sur l’histoire des variations climatiques pourrait nourrir une forme de climato-scepticisme assez subtile qu’il faut je crois combattre avec rigueur. Certes l’homo sapiens s’est adapté par le passé à des changements climatiques notables et a appris à vivre de manière durable dans des environnements parfois extrêmes sur le plan météorologique, mais on peut être certain que ces transformations ont été accompagnées d’épisodes parfois dramatiques pour ces populations. Que « l’humanité future » (en tant qu’espèce dira-t-on) survive à la crise climatique qui vient, je n’ai aucun doute à ce sujet, mais peu nous importe. Les questions qui nous importent, c’est qui survivra, dans quelles conditions et à quel prix ? Là encore, il s’agit de choisir l’échelle de temps qui fasse sens pour nous maintenant.
ii Au contraire, le dernier « petit âge glaciaire » surtout documenté en Europe, qu’on situe entre le XIVᵉ et le milieu du XIXᵉ siècle, et durant lequel les températures globales auront chuté d’un degré, ne se manifeste pas de manière continue, mais plutôt lors de phases plus virulentes, par exemple des hivers très rudes, et s’étend durant près de 500 ans. On peut douter que les populations passées aient eu à subir des changements globaux aussi brutaux que celui que le futur nous réserve – exceptés évidemment, localement ou régionalement, ceux qui se produisent à l’occasion des « catastrophes naturelles », éruptions volcaniques, tremblements de terre, tempêtes violentes, etc. (sans parler des guerres et de la litanie des violences diverses et variées qui scandent l’histoire humaine)
iii Et il est toujours ahurissant de lire la prose rassurante des défenseurs du nucléaire qui semblent faire comme si, dans un millier d’années, le monde humain était voué à ressembler à quelque chose près à celui d’aujourd’hui ! Il suffit de prendre un peu de recul historique, ne serait-ce que d’un siècle ou deux, pour se convaincre que les distributions géo-politiques, si tant est que l’expression ait encore un sens, les frontières et les états, auront été profondément modifiées dans ne serait-ce qu’un siècle. Qui donc aura la responsabilité de ces déchets dans ces futurs lointains ? Nous n’en savons strictement rien. La seule chose certaine, c’est qu’ils seront, au mieux, enfouis quelque part.
5. Adaptations
Le temps passe, la situation s’aggrave et les engagements pris par les états ces dernières années, faut de cadre réellement contraignant, ont plutôt l’allure de pâles et timides déclarations d’intentions. La crise apparaît désormais, à entendre un certain nombre d’experts du climat, tout à fait inéluctable. La situation climatique se présente comme une bâtisse abandonnée, dont on aurait repoussé la restauration depuis des décennies. Au moment où l’on s’inquiète de la remettre en état, on prend conscience que le retard pris rend la tâche quasiment impossible : il vaudrait mieux détruire entièrement le bâtiment et en construire un nouveau à la place. Concernant la planète, reconstruire n’est évidemment pas une option. Trop tard ou pas, il faudra bien faire avec ce climat-là, c’est-à-dire « s’adapter » à de nouvelles conditions d’existence.
Dans les paragraphes qui vont suivre, je m’efforcerais d’être réaliste autant qu’il est possible, et de faire avec ce que nous savons ou pouvons raisonnablement concevoir. Pour y voir plus clair, au moment de réfléchir à ce que « nous pourrions faire » (expression que j’emploie ici à titre provisoire), il est impératif de distinguer la « lutte contre le réchauffement climatique » d’une part, et « l’adaptation aux effets de la crise climatique » d’autre part. Les deux sont liées comme nous le verrons, mais il importe de ne pas les confondre, au moins à titre de précaution méthodologique. Lutter contre le réchauffement climatique implique un certain nombre de décisions qui relèvent aussi de l’adaptation aux effets de la crise – ne serait-ce qu’en raison du délai entre l’action entreprise et ses effets. Mais toutes les formes d’adaptation ne contribueront pas à freiner le réchauffement, et certaines, au contraire, l’aggraveront. Concernant les techniques adaptatives, on peut imaginer de les distribuer en trois classes :
Premièrement, celles qui auraient un effet correctif sur les perturbations climatiques, contribuant par exemple à la restauration des environnements les plus vitaux et de la biodiversité, augmentant les capacités d’absorption du CO2 tout en diminuant les rejets de gaz à effet de serre. Ces techniques d’adaptation s’inscrivent explicitement dans la lutte contre le réchauffement climatique, en même temps qu’elles promettent d’améliorer à long terme l’existence des générations à venir : elles relèvent pour tout dire d’une révolution drastique de nos modes de vie, révolution qui a été popularisé sous le terme de « décroissance ». Nous l’évoquerons dans le chapitre suivant mais en soulignant dès maintenant que leur défaut vient de ce qu’elles ne produiraient leurs effets qu’ « à long terme ». C’est là où le bât blesse dans la mesure où la crise climatique est déjà là, et que, pour de nombreuses communautés humaines, il faut penser et agir dès maintenant dans une logique d’urgence ou de menace imminente. Leur autre défaut, plus dramatique sans doute, tient au fait que ces programmes de décroissance n’ont quasiment aucune chance d’être adoptés à moins d’une adhésion soudaine et miraculeuse d’une majorité de la population à un ascétisme des plus rigoureux.
Deuxièmement, celles dont l’effet sur le climat serait « neutre » – visant donc la préservation des modes d’existence actuels (et notamment le système économique mondial) tout en s’efforçant de ne pas aggraver la situation climatique. Ces mesures sont déjà bien connues et certaines d’entre elles mises en œuvre depuis quelques années. La logique de compensation qui les inspire et sur laquelle repose par exemple l’objectif de « neutralité carbone », a nourri les imaginaires politiques des dernières décennies. Il s’agit, pour un système donné (état, région, territoires, entreprise, etc.) d’atteindre un état d’équilibre entre les émissions carbonées et les capacités d’absorption du CO2. Sur le papier, l’affaire semble simple à mesurer, mais dans le réel, et le réel est tissé de détails, les choses s’avèrent infiniment plus compliquées. On comprend aisément que le cahier des charges n’est pas le même si vous considérez un territoire rural forestier peu densément peuplé et une métropole surpeuplée environné d’industries polluantes. Les territoires et les industries qui émettent le plus de gaz à effet de serre sont invitées à investir en guise de compensation dans des projets visant à reconstituer ou conserver des puits de carbone, tels des environnements forestiers, etc. La taxe carbone est la version financière de cette compensation, que de mauvais esprit, dont je suis, qualifient de « droit à polluer ».
Cependant, les faits, malgré les engagements réitérés solennellement à chaque sommet international sur le sujet, demeurent tenaces : l’Agence internationale de l’énergie prévoyait récemment que l’année 2021 connaîtrait la seconde plus grande hausse d’émission de CO2 de l’histoire de l’humanité, après 2010. Et dans le même temps, les puits de carbone que sont les forêts, les sols (l’humus) et les océans perdent de leur efficacité. C’est notamment le cas des forêts tropicales, mais aussi des toundras et de la taïga, sous l’effet de la déforestation galopante et des incendies récurrents. Planter des arbres ou sanctuariser des environnements au nom de la « compensation » carbone, alors qu’augmente dans le même temps la déforestation des espaces forestiers, c’est une absurdité pure et simple. Le problème des logiques « territoriales » de compensation, c’est qu’elles peuvent faire illusion à un niveau local, à l’échelle d’une entreprise, d’une communauté de communes ou d’une région, et pourquoi pas d’un État, mais qu’elles ne valent pas grand-chose si, dans le même temps, le bilan carbone global de l’humanité continue d’augmenter. Et, bien souvent, quand on y regarde de plus près, les neutralités carbone sont atteintes seulement dans la mesure où l’on oublie de tenir compte des émissions « externalisées » : par exemple, dans le cas d’une industrie, le bilan des entreprises sous-traitantes, ou l’activité d’extraction de certaines matières premières indispensables, ou encore le coût « carbone » des transports des composants et des marchandises.
Cet oubli des émissions « externalisées » permet à certains états de verdir à peu de frais leur bilan carbone. C’est oublier qu’il n’a pas de producteurs sans consommateurs. Considérez par exemple un territoire comme la Nouvelle-Calédonie, où quelques multinationales extraient et transforment une part importante du nickel mondial, au point que 18 % de la superficie de l’île font l’objet de concessions minières (prospection et exploitation) : le bilan carbone par calédoniens s’élèverait à 20,14 tonnes de Co2, alors qu’il ne serait que de 5,48 tonnes pour l’habitant de France Métropolitaine. Si les matières premières sont extraites au Congo et transformées dans des usines « délocalisées » dans des pays lointains, il est plus facile de se poser sur la scène internationale comme un parangon de vertu ! Un pays comme la Suisse, dont les habitants ne semblent pas que je sache se plier à la sobriété la plus radicale, parvient, grâce à sa spécialisation dans l’économie tertiaire et l’absence quasiment totale d’énergies fossiles dans son mode de production d’électricité, à se présenter comme « l’un des États qui émettent le moins de gaz à effet de serre par franc de richesse produite » ! Sauf que si l’on prend en compte les émissions « importées », le pays se retrouve dans le peloton de tête des émissions par habitants, juste derrière le Luxembourg, et il est surtout l’un des pays au monde qui importe le plus de CO2 relativement à la taille de son empreinte CO2 totale (70 % en 2014). Autant dire que les indicateurs de ce genre doivent être soigneusement vérifiés et amendés si l’on veut avoir une vision juste des choses. Rien n’est plus absurde que cette compétition internationale qui voit les états rivaliser de performances écologiques dans le but de décrocher on ne sait quelle palme aux yeux des opinions publiquesi. La territorialisation des sources d’émissions carbonées souffre d’un autre défaut, c’est qu’elle finit toujours par donner des gages aux tenants d’un statu quo : l’aviation, finalement, prise en elle-même, ne pollue pas autant que le transport routier. Laissons donc l’aviation tranquille ! Et vous pouvez de la sorte, en segmentant astucieusement chaque domaine de nuisance, l’exonérer d’efforts par trop importants.
La plupart des mesures dites de « transition énergétique » lesquelles occupent de vastes chapitres dans les planifications politiques dédiées à la soi-disant lutte contre le réchauffement climatique, ne devraient pas échapper non plus à l’examen critique. Toute une littérature s’est déjà empressée, pour des motifs parfois peu louables (quand il s’agit des lobbys des industries carbonées par exemple), de mettre en lumière le coût réel du point de vue énergétique, de la « transition écologique » ou « énergétique ».
Le remplacement du parc automobile par des voitures à énergies alternatives (carburants non pétroliers) tout comme les techniques de production d’électricité « propres », incontestablement plus sobres en émission de Co2, axes majeurs des politiques de transition écologique, ne sont pas sans défaut dès lors qu’on se penche sur l’impact réel de ces technologies réputées « bas carbone ». L’extraction des ressources minérales nécessaires à leur fabrication (cela vaut également pour les technologies numériques et informatiques) constitue non seulement une source de pollution majeure des environnements (notamment des cours d’eau et des nappes phréatiques) mais aussi une cause importante de déforestation, notamment dans les forêts tropicales. La création d’une mine suppose en amont une activité de prospection, de déboisement, et l’aménagement d’un réseau d’infrastructures notamment routiers, sans parler de l’afflux de populations dans des endroits autrefois peu densément peuplés. On estime que ces activités contribuent à 7 % du recul des espaces forestiers dans le monde, mais ce chiffre cache bien des disparités : dans les forêts tropicales du bassin Amazonien ou d’Afrique centrale, les chiffres sont beaucoup plus élevés, et l’impact sur le climat global beaucoup plus important étant donné leur rôle central dans la captation du Co2 mondial. Pas moins de 1 500 sites d’exploitation minière industrielle sont implantés dans des forêts tropicales (1 800 gisements supplémentaires sont en cours de développement ou actuellement à l’arrêt). Et selon les experts, la demande de minerais entre aujourd’hui et 2050 sera supérieure à la quantité produite au cours des 100 dernières années. Les énergies propres, dont le bilan carbone demeure très positif comparé à leurs devancières, ne le sont cependant pas tant que ça, si on prend la peine d’évaluer leur réel impact sur l’environnement.
Mais la plus grande faiblesse à mon sens de ces mesures, c’est qu’elles ne remettent pas du tout en question le dogme de la croissance économique, de l’hyper-consumérisme, l’intensité des échanges commerciaux internationaux et des transports de ressources et de marchandises. Elles n’envisagent absolument pas l’hypothèse d’un ralentissement de la machine économique. Elles ne diminuent pas, en tous cas, c’est le moins qu’on puisse dire, les besoins en énergie électrique – les centrales nucléaires ont de beaux jours devant elles. La transition énergétique n’est pas propre : elle est juste « moins sale ». Sa prétendue « neutralité » risque de n’être qu’un moyen de « freiner l’augmentation » des températures globales, ce qui ne constitue, on en conviendra, qu’un bien modeste objectif. Reconnaissons qu’il est cependant dans l’état actuel des choses le plus réaliste.
Troisièmement, les techniques d’adaptation dont l’effet serait aggravant pour la situation climatique. On oublie souvent de les mentionner, à tort selon moi, tant leur présence est flagrante dans la vie quotidienne de bien des humains. L’exemple typique est celui de l’usage des systèmes de climatisation en période de forte chaleur. Avec la récurrence d’épisodes caniculaires, on estime que le nombre d’unités de climatisation dans le monde pourrait atteindre 5 milliards en 2050. Il serait déjà responsable de 10 % de la consommation électrique mondiale (avec une forte disparité entre les États : le Japon et les États-Unis viennent en tête avec près de 100 % des foyers équipés. Mais le marché devait exploser en Inde ou en Chine dans les prochaines années). Ces technologies constituent une des manières dont les habitants des milieux urbains notamment s’adaptent à la crise. Leurs effets sont évidemment aberrants du point de vue de la lutte contre le réchauffement climatique : consommation d’énergie électrique, chaleur résiduelle et gaz à effet de serre rejetés dans l’atmosphère – on est bien dans un cercle vicieux, plus les températures augmentent, plus l’usage de ces climatiseurs augmente et le réchauffement global s’aggrave, etc. Il existe évidemment des « solutions alternatives » à commencer par le verdissement des villes (et de leur périphérie) : mais il faut je crois être extrêmement naïf pour croire que ces techniques puissent réellement être applicables dans toutes les métropoles mondiales.
On pourrait multiplier les exemples : l’installation de piscines dans son jardin, pour ceux qui en ont les moyens, alors que menacent des pénuries d’eau, n’a sans doute pas d’impact direct sur le climat, mais relève de ce que j’appelle la privatisation des ressources. Le modèle de la maison climatisée avec piscine s’inscrit dans l’horizon des désirs du capitalisme néolibéral et consacre l’accaparement des ressources par les gagnants de l’économie de marché, au détriment des plus pauvres qui n’héritent eux que des effets négatifs (pénurie d’eau, hausse des températures). Nous y reviendrons, mais à un niveau très individuel, dans la cadre de la compétition généralisée entre personnes, il s’agit déjà d’une forme d’exportation de la pollution et des effets de la crise climatique, des plus aisés vers les plus défavorisés – à la crise climatique s’ajoute, comme souvent, une injustice environnementale. Les plus audacieux en déduisent logiquement qu’il faudrait substituer à cette économie de la compétition individuelle une société fondée sur le partage raisonné des biens ou de la propriété collective (c’est au fond le principe des transports en commun et des équipements publics – et dans les communautés villageoises, autrefois en Europe et encore aujourd’hui dans bien des pays du monde, la mise en commun de nombreux objets d’usage quotidien). Abonder dans cette direction paraît de bon sens, mais on ne revient pas toutefois aussi facilement sur l’attachement des consommateurs à la propriété privée – et son corollaire qu’on observe bien souvent, une certaine horreur de la mixité sociale)
S’adapter à la crise climatique peut également conduire à saisir les opportunités offertes par les modifications de l’environnement. Avec la fonte de la banquise subarctique, une partie des eaux septentrionales s’ouvrent désormais au commerce de marchandises international et à la prospection de nouveaux gisements de ressources pétrolières ou minérales. Présenter l’afflux de navires et de containers au nord de la Sibérie comme une « adaptation » au changement climatique paraît parfaitement cynique, mais il importe je crois d’ouvrir les yeux sur cette réalité géopolitique contemporaine, source de tensions diplomatiques et militaires entre les nations concernées (États-Unis, Canada, Norvège, Russie, Chine, etc.), et promesse d’enrichissement futur pour les compagnies minières et pétrolières. Voilà en tous cas une parfaite illustration d’adaptation dont l’effet sur l’évolution du climat planétaire paraît catastrophique. Il y a quelque chose de schizophrénique dans l’attitude de gouvernements qui d’un côté élaborent des mesures destinées à freiner le réchauffement des températures, et de l’autre investissent pour la conquête des zones dégagées par la libération des banquises. Mais qu’attendre de mieux que ce double discours de la part d’économies fondées depuis des siècles sur l’accaparement infini des ressources naturelles (et humaines) ?
D’une manière qui pourrait paraître plus cynique encore, je voudrais évoquer une des conséquences les plus certaines de la crise climatique : l’augmentation du nombre de réfugiés climatiques dans la décennie à venir. Ces migrations sont une des manières dont les populations, souvent contraintes et forcées, « s’adaptent », pour ainsi dire, aux changements brutaux du climat, quand leur territoire est devenu tout bonnement inhabitable. On devrait d’ailleurs plutôt parler de « déplacés » climatiques, ou encore de « réfugiés » même si ce dernier terme fait aujourd’hui partie du lexique du droit international. Certaines recherches estiment que ce nombre pourrait d’élever dans les années qui viennent à plusieurs centaines de millions de déplacés pour des raisons liées au changement de climat (qui s’ajoutent à tous ceux qui doivent fuir leur territoire à cause des conflits armés, des pressions politiques, de l’accaparement des terres, des catastrophes naturelles, des famines, et plus globalement à cause d’une situation économique insoutenable)ii. Il existe trois manières d’affronter ce défi des migrations (présentes et) à venir : 1. Lutter contre le réchauffement climatique et s’efforcer d’améliorer la situation des personnes là où elles vivent maintenant 2. Replacer le principe d’hospitalité au cœur des politiques internationales et 3. Fermer ses frontières et multiplier l’installation de camps de réfugiés. Je crains fort que cette troisième voie soit la réponse la plus commune dans les années qui viennent, à moins d’une conversion soudaine des gouvernements et de leur population à des politiques fondées sur la priorité du principe de solidarité.
Nul doute aussi qu’à l’horizon des prochaines décennies, voire encore plus tôt, les technologies du climat, dite aussi « géo-ingénierie », encore balbutiantes, s’imposeront dans les débats : intervenir pour modifier le climat (ou du moins des systèmes météorologiques régionaux ou locaux), c’est après tout un vieux rêve des sociétés agricoles, probablement depuis le néolithique. On teste d’ores et déjà des technologies capables de capturer le Co2, de fabriquer des puits de carbone, de fertiliser les océans, créer des parasols solaires dans l’espace et j’en passe. Il s’agit là non pas de prévenir le désastre mais de le corriger. Le risque étant que ces technologies autorisent les habitants de la planète à ne rien changer à leurs modes de vie, au prétexte qu’ils seraient désormais protégés. On retrouve ici une logique proche de celle de la compensation : je peux continuer à détruire des forêts tant que je plante des arbres en échange. Bonne chance avec ça !
i On a vu ce que donnait cette compétition concernant les taux de vaccination nationaux à l’occasion de la pandémie de Covid-19. Comme le disait le Dr. Mike Ryan de la World Health Organization, dans une analogie frappante : « Nous prévoyons de distribuer des gilets de sauvetage supplémentaires aux personnes qui en ont déjà un. Alors que nous laissons d’autres personnes se noyer sans un seul gilet de sauvetage. » Cette manière d’aborder les vaccins comme une marchandise classique dans un marché concurrentiel et mondialisé n’augure rien de bon quand il faudra s’attaquer sérieusement à la crise climatique, autrement plus grave dans sa durée et son inéluctabilité.
ii On peut lire une excellente synthèse à ce sujet sur le site de geo-confluences sous la plume de Bernadette Mérenne-Schoumaker :
http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/changement-global/articles-scientifiques/migrations-environnementales
6. De la « décroissance » radicale
Les mesures considérées jusqu’à présent, et notamment celles qui visent à la neutralité carbone, fondées sur des logiques de compensation, sont compatibles avec, ou du moins ne remettent pas en question, la poursuite du cycle extraction-production-consommation (et la spéculation financière qui le gouverne) dont l’intensité et l’accroissement sans fin constituent une des causes majeures de la crise climatique. Le conservatisme, de ce point de vue, des politiques écologiques et climatiques actuelles, se traduit assez logiquement par une collection de mesures les moins contraignantes possibles et pour les entreprises et pour les consommateurs. Les « plans climat » dont se gaussent la plupart des gouvernements du monde, paraissent fort timides au regard des alertes lancées par les climatologues, et souvent plus symboliques que réellement effectifs, et ressemblent à une collection de compromis assez peu cohérente. C’est qu’il faut aux décideurs ménager la chèvre et le chou, l’opinion publique, les instances économiques et l’alerte climatique. On sait comment a été rejetée en France la « taxe carbone » censée inciter les citoyens à devenir de vertueux et rationnels agents économiques soucieux de leur bilan énergétique. Ce rejet aura peut-être eu le mérite de faire comprendre aux agents politiques qu’aucune mesure écologique n’est acceptable si elle ne prend pas en compte les inégalités socio-économiques (à tout le moins). Il permet aussi d’anticiper sur le très probable rejet massif d’une politique de décroissance massive et délibérée.
Que contiendrait en effet un programme écologique « à la hauteur » de la crise climatique ? On le désignera sous le nom générique de « décroissance »i pour signifier qu’il vise un renversement de cette valeur centrale des sociétés capitalistes, la croissance économique. Contrairement aux politiques de transition écologique, il ne se contente pas de « verdir » le système économique actuel, sans en modifier les grands principes, mais envisage plus ou moins explicitement d’y mettre fin. À une logique de compensation et de substitution, il préfère celle qui tend à la diminution voire à l’abolition pure et simple : plutôt que de remplacer son automobile à carburant issu du pétrole par une voiture électrique, par exemple, il faut apprendre à se passer autant qu’il est possible d’automobile, réduire ses déplacements, relocaliser son existence, etc. On prônera la sobriété partout où elle est possible : diminuer ses déplacements motorisés donc, à commencer par les voyages touristiques les plus lointains. Apprendre à modifier ses pratiques les plus courantes : renoncer autant que possible à l’alimentation carnée, aux produits importés (« fruits exotiques », légumes « hors saison »), aux emballages plastiques, aux produits transformés. Relocaliser la production et les marchés, développer les alternatives à l’industrie agro-alimentaire, à l’agriculture intensive et aux intrants. Mettre un terme à la culture de la mode et de l’innovation sans nécessité, en réparant et recyclant plus systématiquement les objets. En finir le règne du marketing, lequel, en saturant l’espace et la durée de réclames publicitaires, engloutit des sommes faramineuses qui seraient sans doute mieux employées à améliorer la durabilité des objets mis sur le marché. Réfléchir, pourquoi pas, à de nouvelles manières d’organiser le champ des activités culturelles, de l’industrie du livre, si coûteux en transport et dont l’impact sur les déforestations n’est pas négligeable, à l’industrie du spectacle, notamment l’audiovisuel, dont le coût environnemental est rarement évalué. Une société frugale et précautionneuse, qui tente d’agir sur les causes du mal en limitant drastiquement les transports, l’activité industrielle, les dimensions « non-essentielles » de la vie quotidienne – d’où vient ce que j’appelle sa dimension « morale », qui se traduit par une série d’exigences qu’on s’adresse à soi-même. « Devenir exemplaire » c’est aussi, on le sait, s’adresser aux autres, à ceux qui ne le sont pas : cette position n’est donc pas sans créer de tensions sociales et on peut prédire sans risque de se tromper qu’une politique appelant à la décroissance raisonnée serait source de conflits sociaux importants.
C’est tout un modèle de consommation qui est mis en ici en question : à une production de marchandises fondée sur l’innovation incessante, l’obsolescence programmée, la création frénétique de nouveaux marchés, la culture du gadget et du design, la stimulation du désir consumériste, l’omniprésence de la réclame publicitaire, les décroissants opposent la sobriété, la simplicité, des vertus ascétiques, un épicurisme raisonnable plutôt qu’un hédonisme sans limite. Une philosophie morale renouant avec les principes classiques de la modération est légitimée par l’exigence posée par la crise climatique. Il s’agit de sacrifier délibérément une partie du « confort moderne », au nom des obligations liées à la responsabilité collective au sens large. Dans leur version plus radicale et, disons, plus globale, les politiques de décroissance sont forcées de se placer dans une optique d’« après le capitalisme », ou du moins de rétablir des régulations des marchés parfaitement contraires aux politiques de libéralisation et de compétition sans entrave. Et par conséquent elles doivent remettre à leur place les pouvoirs financiers au profit de « l’économie réelle ». On imagine bien que cela n’est pas une mince affaire.
Utopie, sans doute, idéalisme, certainement : il prive de facto les acteurs économiques les plus fortunés d’une partie de leur source de profit, rend caduc les mécanismes d’enrichissement financier, rebat les cartes de la distribution des pouvoirs en place. Mais il demande aussi à chaque citoyen d’anticiper les effets d’une crise à venir, c’est-à-dire de projeter le futur dans un présent qui ne lui ressemble pas encore, et de renoncer « à l’avance » à un certain nombre de biens et de plaisirs, à un certain confort (que beaucoup considéreront sans doute comme le fruit de sacrifices passés, et dont la jouissance est méritée). Il mise sur le fait qu’il vaut mieux se priver volontairement dès aujourd’hui que de s’y voir contraint dans l’avenir – c’est là une conception de la liberté dont il est à craindre qu’elle ne suscite guère d’enthousiasme dans les populations.
Et d’ailleurs de quelles populations parle-t-on ici ? Nous reviendrons sur la question de la responsabilité collective dans le prochain chapitre, mais il apparaît dès maintenant que les politiques de décroissance ne peuvent à l’évidence que s’adresser à ceux qui peuvent se permettre de « décroître », c’est-à-dire de se priver de quelque chose, ou de perdre quelque privilège (toujours relatif à ceux auxquels il fait défaut). L’immense majorité des plus pauvres sont des décroissants qui s’ignorent, qui vivent la sobriété sans l’avoir choisie. Ils n’ont pas les moyens d’acquérir un SUV hybride, de partir en vacances à l’autre bout du monde, de changer de smartphone tous les deux ans, ou de faire construire une piscine dans un jardin qu’il ne possède pas. Et, pour une partie notable de l’humanité, 700 millions de personnes souffrant de malnutrition, sans doute plus encore habitant dans des bidonvilles, la question de se priver de quoi que ce soit ne se pose pas : pour eux, les restrictions d’eau ou d’électricité, la limitation des déplacements, la sobriété alimentaire, n’ont rien de théorique, ni de désirable. L’injonction de « décroissance » devrait donc s’adresser explicitement à cette partie de l’humanité qui a les moyens de se priver de quelque chose – ce qui n’est après tout que justice dans la mesure où elle est aussi directement responsable de la plus grande part, et de très loin, des émissions carbonées. Autrement dit, au sens de la responsabilité morale devrait s’ajouter un devoir de solidarité avec les plus pauvres (dans un horizon cosmopolite). Dans l’état actuel des opinions publiques, gangrenées par l’obsession nationaliste et l’aspiration au repli identitaire, revendiquant la primauté de la défense de ses intérêts égoïstes (tout à fait dans la lignée de l’homo economicus libéral soit-dit en passant), on peut douter de la popularité future d’un programme fondé sur la solidarité et la justice sociale (et internationale).
Qu’une crise de cette ampleur survienne alors que la conversion des économies au néo-libéralisme était en passe d’être achevée, ne joue évidemment pas en faveur, c’est le moins qu’on puisse dire, d’un retour de flamme des valeurs de responsabilité collective et de solidarité dans les consciences. Toute la propagande, explicite ou implicite, des gouvernements néolibéraux qui sont en place dans la plupart des pays du monde, n’aura eu de cesse au contraire de vanter les mérites de l’individu triomphant dans cette lutte de tous contre tous et de chacun contre chacun au sein de la compétition économique généralisée. Pour l’individu néolibéral, assimilé à une petite entreprise menant ses propres affaires en n’ayant pour seule boussole que l’optimisation de ses performances et la satisfaction de ses propres intérêts, l’adhésion à un but collectif ne peut être que secondaire : la suspension de la réalisation de ses objectifs au profit d’une cause commune ne saurait être que momentanée, et demeure attachée à un calcul d’intérêt. L’homo economicus égoïste dont on avait pu croire autrefois qu’il n’était qu’un rêve d’économistes néolibéraux, s’est imposé, sinon dans les faits, du moins dans la grille des valeurs de référence. Quand bien même, et ce assez logiquement étant donné la répartition des places, la part des perdants dans cette compétition effrénée demeure statistiquement largement supérieure à celle des gagnants, il n’empêche : même les politiques d’aide sociale sont inspirées de l’idéologie libérale et méritocratique, et visent à fabriquer des individus « compétitifs » (en réalité, la plupart du temps, des travailleurs corvéables à merci).
On comprend dès lors qu’un discours qui inviterait désormais ces individus, lancés comme des atomes déterminés à se faire une place au soleil dans un libre marché dérégulé, à faire soudainement preuve de « bonne volonté », d’esprit de sacrifice et de sens de la responsabilité collective, non seulement pour les proches ou leurs concitoyens, mais avant tout, nous le verrons, au profit du lointain, et de l’humanité toute entière, risque de paraître sinon incompréhensible, du moins contradictoire. C’est un peu comme si quelque malin démiurge changeait les règles du jeu en plein milieu de la partie : à l’impératif de jouissance infini libéral devrait se substituer brutalement un impératif de responsabilité collective et un goût pour une forme de privation volontaire. Cette mutation des finalités socio-économiques ne saurait s’effectuer d’un coup de baguette magique.
Je donnerais ici un seul exemple, qui montre à quel point la voie de la décroissance radicale (bien qu’elle soit peut-être la seule qui dépende de la volonté et qui puisse produire un effet réel sur la limitation de la catastrophe en cours), vient totalement à contre-courant du cours des choses.
Le processus de « numérisation » (ou « digitalisation », comme on voudra) de la plus grande partie de l’existence, mené à grands pas par les administrations des pays les plus riches (et s’étend désormais à la plupart des administrations dans le monde), peut être considéré en voie d’achèvement : la vie quotidienne de la plupart des habitants de la terre est désormais liée à la disponibilité des interfaces qui connectent chacun aux systèmes numériques dont ils dépendent non seulement pour prétendre à un statut social et une reconnaissance administrative, mais aussi pour réaliser un grand nombre d’actes courants (notamment en milieu urbain). Or, le coût énergétique des technologies nécessaires à cette extension de la vie numérique risque de s’avérer insoutenable dans le cadre de la crise climatique. Elles sont en effet beaucoup moins « dématérialisées » qu’on l’imagine. L’extraction des matériaux utilisés dans la fabrication des objets numériques, écrans, puces et processeurs, câblages et unités de stockage, mais aussi l’énergie nécessaire à leur fonctionnement (à commencer par leur refroidissement) ont des conséquences sur l’environnement qui suffit à les rendre indésirables d’un point de vue écologique : inutile de dire qu’à l’horizon du changement climatique, c’est encore pire. Mais quel gouvernement pourrait imaginer aujourd’hui de faire « machine arrière » (au sens propre autant que figuré) alors que tous les rouages bureaucratiques dans la plupart des pays du monde dépendent de ces technologies, ainsi que le fonctionnement des marchés mondiaux ? Sans parler de l’addiction des habitants pour ces outils connectés : qui osera réclamer qu’on cesse de produire des smartphones, des consoles de jeux, des écrans de télévision ?
Il y a fort à craindre qu’un projet de ce genre, appelant à la « décroissance », ne suscitera pas l’adhésion d’une majorité. Se soumettre dès aujourd’hui à des sacrifices alors que ses effets bénéfiques dans le futur demeurent improbables, se priver volontairement alors que, dans le même temps, la plupart de vos concitoyens refuseront de le faire, voilà un raisonnement qui risque de ne pas être largement partagé. Or, les « petits ruisseaux », dans cette affaire, ne font certainement pas les « grandes rivières » : quand bien même une nation toute entière deviendrait totalement vertueuse sur le plan écologique, l’impact de son comportement sur l’élévation des températures mondiales serait à peu près nul (à moins peut-être qu’il s’agisse de la Chine ou des États-Unis, et encore). Allez donc convaincre un jeune homme de vingt ans de se priver volontairement de ce dont ses grands parents et ses parents ont bénéficié pendant la plus grande partie de leur vie (et qui les rend en partie responsables de la situation actuelle) : les générations qui ont émis le plus de gaz à effet de serre feront payer la facture à leurs descendants. Et comment renverser la logique qui justifie le fait de consacrer sa vie à un travail pas toujours choisi et pas toujours épanouissant, en échange des jouissances que le revenu de ce travail est censé accorder (l’achat d’une nouvelle automobile, une croisière en bateau, etc) ?
Je le répète, le projet de décroissance ne saurait convaincre qu’une personne dont le souci la porte à se projeter au-delà de son intérêt particulier. C’est pourquoi il demande plus de rigueur morale qu’un simple calcul de type bénéfices/risques, et même qu’une morale de type utilitariste : la règle qui consiste à « maximiser le bien-être collectif » ne suffit pas à légitimer une réforme aussi drastique des modes de vie. Ce projet exige que la survie des autres, aussi lointains qu’ils soient (parce qu’ils sont, ces autres, de générations futures, ou bien habitants des territoires qui me sont étrangers), l’emporte sur la jouissance de mon confort individuel. Là encore, cet idéal suppose qu’on élargisse à la fois ses frontières temporelles et géographiques, en adoptant donc un impératif moral et une vision humaniste et cosmopolite qui ne sont guère, et je le regrette, dans l’air du temps.
i J’utilise ce terme de manière générique sans me référer fidèlement aux auteurs de ce courant de pensée (Paul Ariès, Serge Latouche, Yves Cochet, Agnès Sinaï, Dominique Bourg, etc.). Jean Zin, écologiste marxiste, a émis un avis pessimiste que j’ai tendance à partager considérant ce système de pensée comme marqué par « une surévaluation du politique alors que les forces sociales qui seraient nécessaires manquent absolument. ».
7. L’introuvable « nous » : les inégalités aux temps de la crise climatiques
De nombreux chercheurs relient désormais explicitement la crise climatique à la question de la justice sociale et à celle des inégalités. Cette relation se fonde sur le fait que les groupes sociaux-économiques les plus riches sont non seulement les plus pollueurs, mais aussi les moins affectés par les effets de la crise climatique. »i Ces inégalités se retrouvent dans les stratégies d’adaptation que nous avons évoquées dans les chapitres précédents : ça n’est pas la même chose de s’adapter pour survivre (accéder aux biens de première nécessité, disposer d’un endroit où habiter), pour conserver le « même niveau de vie » (sans renoncer au confort matériel dont on dispose par exemple), ou pour continuer à faire du business (prospecter des réserves pétrolières dans les zones arctiques libérées des glaces).
Les formules du style « nous sommes tous dans le même bateau », « nous sommes responsables en tant qu’espèce de la crise climatique », « nous, l’humanité, courrons à la catastrophe », par leur effet de généralisation, égalisent les responsabilités, et diluent les causes et les effets dans une universalité sans nuance. Elles noient les responsabilités les plus criantes dans une improbable et vague totalité humaine. Les phénomènes météorologiques extrêmes n’épargnent certes pas les pays les plus riches (l’Europe, les États-Unis, la Chine ou l’Australie, ont déjà connu leur lot de calamités). Mais les régions les plus vulnérables sont aussi les pauvres, notamment les zones tropicales et équatoriales. Une grande partie du sous-continent indien, du sud-est asiatique, le Sahel et bien d’autres régions d’Afrique souffrent d’ores et déjà de la récurrence des sécheresses et de pénuries d’eau. En Amérique latine et dans les Caraïbes, les phénomènes hydro-météorologiques extrêmes se multiplient et la saison des incendies s’allonge de manière inhabituelle dans la région du Pantanal. En Afrique et ailleurs, le risque d’épidémies de maladies infectieuses s’accroît sous l’effet du changement climatique et de la déforestation, et touche notamment les enfants affaiblis par la malnutrition et l’insalubrité des environnements.
L’idée n’est pas ici d’ouvrir un tribunal climatique, mais de cerner le plus précisément possible le rôle des acteurs dans cette crise, afin, d’une part, d’identifier les activités humaines et les « manières d’habiter le monde » dont l’effet sur les bouleversements climatiques est le plus flagrant, et, d’autre part, de faire preuve d’esprit de justice au moment de requérir des efforts ou d’imaginer des remèdes. Une politique trop généraliste en matière de lutte contre le changement climatique aboutirait à une absurde individualisation de l’effort – bien qu’inégaux au regard des effets subis et des responsabilités, nous devrions devenir égaux devant l’effort à accomplir. On ne peut pas demander à un Indien d’Amazonie, un chasseur de phoques en pays inuit ou un aborigène d’Australie de répondre de sa responsabilité au même titre qu’un habitant des zones urbaines riches et industrialisées. Et même au sein des pays les plus riches, il faudrait en toute justice faire une distinction forte entre les ménages les plus aisés, dont le bilan carbone est assurément beaucoup plus élevé, et ceux qui survivent grâce aux aides sociales.
Nous avons déjà souligné, comment du point de vue « temporel » (les déclinaisons de l’urgence), les inégalités devant les effets de la crise climatique sont déjà patents. Pour certains, la catastrophe est déjà en cours, tandis que pour d’autres, mieux lotis géographiquement et économiquement, parce qu’ils habitent des régions plus tempérées par exemple, ou bien parce qu’ils disposent des ressources leur permettant de s’adapter aux désagréments présents et à venir, il est peu probable que leur quotidien soit affecté d’ici quelques décennies, et s’il l’est, ce sera de manière somme toute modeste. Même si des politiques ambitieuses étaient mises en place dès aujourd’hui au niveau international, il faudrait attendre plusieurs décennies avant d’en mesurer les bénéfices sur le plan climatique. En attendant, c’est à court terme que la partie se joue pour bon nombre d’habitants un peu partout sur la planète.
Mais il faut aller plus loin et garder à l’esprit que ces inégalités ne sont pas tant relatives à une situation géographique donné (le lieu où l’on vit) qu’au fonctionnement d’un système économique et politique global. On les retrouve donc en amont de la crise, au moment d’évaluer les causes et les responsabilités, et en aval, au moment de considérer les effets et les victimes.
C’est là le cœur du fonctionnement de l’économie de marché mondialisée : la richesse des nations repose en grande partie sur l’accaparement des ressources « naturelles » et « humaines » d’autres nations plus pauvres. Et cet accaparement des ressources va de pair, du point de vue climatique, avec l’externalisation de la pollution et d’une bonne part des émissions carbonées. Une partie des mines d’extraction de métaux et de terres rares, ou des captages pétrolifères et gaziers, bien des usines de production et de transformation, avec leur cortège sinistre de destruction environnementale, de déforestation, de désertification accélérée, de pollutions et d’intoxications de l’air, des sols et des zones humides, lacs, rivières et océans, de rejets massifs et continus de gaz à effet de serre, de réseaux de transports de matières premières et de marchandises toujours plus denses et serrés, accentuent les pressions exercées sur les milieux vivants, réduisant la biodiversité, et sur les populations humaines qui les habitent, souvent les plus pauvres, condamnées à survivre sur des territoires insalubres, dont la viabilité est sans cesse menacée, et à travailler dans des conditions peu éloignées de l’esclavage, depuis parfois le plus jeune âge. C’est pourquoi il est tout à fait pertinent de dénoncer le système capitaliste mondial comme une forme moins explicite mais tout aussi brutale de colonialisme : il s’agit toujours, à un moment ou à un autre du processus de production et de distribution des biens et des marchandises, d’aller chercher ailleurs (et à moindre coût) les ressources nécessaires à la continuation d’une vie plus confortable chez soi. Cette dépendance se décline le plus souvent dans le registre de la domination des hommes et de la surexploitation de la terre. On n’a pas manqué, depuis le début de l’ère industrielle, en passant par la dénonciation du système colonial, et bien plus récemment, sous le feu des critiques de l’écologie philosophique et politique, de souligner la responsabilité des nations les plus riches et le caractère fondamentalement mortifère de l’économie capitaliste. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces considérations morales n’ont quasiment pas eu d’effets sur la marche du monde, et que lesdits responsables se sont largement accommodés de leur éventuelle culpabilité.
Tout cela est bien connu – et les habitants de la planète les plus privilégiés, qui vivent dans des environnements préservés de toutes ces horreurs, se font fort de l’oublier aussitôt qu’ils s’en souviennent, comme on se débarrasse d’un battement de cil d’une mauvaise pensée. « Je sais bien, dira-t-on, mais que puis-je y faire ? ». La formule prend d’ailleurs parfois un ton explicitement « géographique » :« Je sais bien, c’est triste, mais il n’empêche, je ne voudrais pas de ça chez moi. » « Not in my backyard », comme on dit en anglais. D’une certaine manière, on pourrait décrire les extraordinaires inégalités territoriales sur la planète en se contentant d’étudier les conséquences de cette expression : Not in my backyard. Ce qui se passe loin de chez moi m’affecte moins que ce qui a lieu « à proximité » (réputé susceptible de me toucher moi-même ou mes proches). Le local prime, du point de vue émotionnel et pratique, sur le global. Toutefois, vous pouvez être certain que si vous disposez d’électricité où que vous soyez, il existe un autre endroit dans le monde, plus ou moins proche de chez vous, où une installation de production d’énergie « défigure », d’un point de vue esthétique, le paysage, exerce un impact éventuellement catastrophique sur l’environnement et suscite parfois la colère des populations du voisinage. Il n’existe pas d’énergie propre : quelque part, plus ou moins loin de chez vous, s’élève une centrale à charbon, un puits de gaz naturel, une centrale nucléaire, un barrage hydro-électrique, un champ de panneaux solaires ou une rangée d’éoliennes dont votre consommation d’énergie dépend. Et il en est ainsi d’un nombre toujours croissant d’objets qui nous entourent : à un moment ou à un autre de leur fabrication, entre l’extraction des matières premières nécessaires entrant dans leur composition jusqu’au dernier transport qui les achemine à votre logis, une partie notable des impacts sur l’environnement se produit ailleurs, dans une multiplicité d’ailleurs dont la localisation est incertaine et jamais précisée quand vous faites l’acquisition de votre bienii.
« Rien de nouveau », dira-t-on. Mais la crise climatique est passée par là. Et les choses ne sont plus aussi simples ou, du moins, il devient plus difficile de s’en tirer à aussi bon compte. Ce n’est pas que les premiers effets du changement climatique aient modifié les relations morales entre le proche et le lointain, ou fait émerger un irrésistible sentiment de responsabilité cosmopolitique. Certes, dans un monde moral différent, on pourrait concevoir qu’un sentiment de culpabilité ronge les habitants des pays riches à la pensée du sort des habitants des pays pauvres, les premiers à subir les impacts du réchauffement climatique, condamnés à survivre dans des environnements désormais inhabitables, ou à les fuir dans des migrations incertaines. Si ce sentiment existe, il demeure très minoritaire, et le moins qu’on puisse dire, c’est que ses effets sont, pour le moment, nuls. Ce qui change, c’est que les populations les plus privilégiées pourraient, à court et moyen terme, perdre une partie de leurs privilèges, c’est-à-dire subir des modifications notables dans leur manière d’habiter le monde. Pas seulement en raison des impacts directs de la crise climatique sur les territoires qu’ils habitent, mais aussi et surtout, de manière plus indirecte, parce que le système d’extraction et de captation des ressources dans les zones « lointaines » serait menacé d’effondrement : la raréfaction de certaines matières premières, le coût environnemental (et humain) exorbitant de l’extraction de certaines autres (je pense notamment aux « terres rares », qui entrent dans la composition des aimants, téléviseurs, batteries pour téléphones mobiles et véhicules électriques, écrans numériques, ampoules à basse consommation, pots catalytiques, éoliennes, etc.), mais aussi l’instabilité géopolitique qui devrait aller en s’accroissant dans les pays du sud (à cause du manque de ressources, notamment l’eau, ou des migrations climatiques), sans parler de l’augmentation de la fréquence des catastrophes naturelles et industrielles dans un contexte de systèmes météorologiques imprévisibles, tout cela rend la continuation des modes de vie techno-numériques contemporains extrêmement incertaine (et, à vrai dire, la plupart des modes de vie immédiatement antérieurs : l’ère de l’automobile et de l’électro-ménager par exemple).
Il y a fort à croire que les populations les plus privilégiées, et dont la responsabilité dans l’aggravation de la crise climatique est la plus importante, ne se sentiront concernées qu’en devenant elles-mêmes directement ou indirectement des victimes de la crise. C’est là évidemment un raisonnement tout à fait a-moral, voire parfaitement cynique, mais il est très probablement réaliste : la crise pandémique provoquée par le coronavirus SARS-CoV-2 fournit en quelque sorte une préfiguration de ces dispositions morales en temps de crise globale, et le moins qu’on puisse dire, c’est que le sort des peuples « lointains », voire celui de ses concitoyens, n’a pas constitué un motif déterminant pour l’acceptation des mesures sanitaires ou de la vaccination. Une bonne partie de la population, ici et ailleurs, a été déterminée à agir en fonction des craintes relatives à sa propre santé, ou, au mieux, à celles de ses proches, et dans l’espoir de retrouver au plus vite son mode de vie antérieur à la crise. Et, au niveau international, l’accaparement des doses de vaccins par les pays les plus riches au détriment des autres, avec les conséquences sanitaires qui s’ensuivent, aura constitué du point de vue de nombreux observateurs, un véritable scandale et un sommet d’indécence. Tout cela n’augure évidemment rien de bon concernant la mise en place de mesures qui tenteraient de limiter la crise climatique.
L’autre dimension que la crise climatique souligne, et que la pandémie vient de rappeler, c’est que, dans le cadre d’une économie mondialisée, chaque état dépend extraordinairement des autres. Lutter contre l’épidémie chez soi en protégeant sa population sans se soucier de la propagation du virus dans les nations voisines et même « lointaines », c’est s’exposer à coup sûr dans un laps de temps plus ou moins long à un retour du virus, sous une forme nouvelle et éventuellement plus virulente. De même, une nation qui serait en mesure de réduire son bilan carbone domestique n’aura pas fait grand-chose pour lutter contre le réchauffement climatique s’il exclue de ce bilan toutes les émissions carbonées qui sont produites ailleurs, dans les mines de cuivre au Congo ou dans les mines d’aluminium au Kazakhstan par exemple. La compétition entre les nations pour savoir à laquelle décerner la palme de la vertu écologique n’a aucun sens et n’est qu’une affaire d’image. La crise n’est pas une affaire nationale et requiert, je le répète, une véritable coopération internationale fondée sur un principe de solidarité. Il faudra beaucoup plus que des déclarations de principe à l’occasion des Conférences Internationales sur le Climat pour espérer un commencement de sortie de crise.
i Je citerai ici l’extrait d’un rapport donné par l’ONG OXFAM : « Les 10 % les plus riches sont responsables de plus de la moitié (52 %) des émissions ajoutées à l’atmosphère entre 1990 et 2015. Les 1 % les plus riches ont été responsables de 15 % des émissions au cours de cette période, soit plus que tous les citoyens de l’UE et plus du double de la moitié la plus pauvre de l’humanité (7 %). Au cours de cette période, les 10 % les plus riches ont gaspillé un tiers du budget carbone mondial restant de 1,5 °C, contre seulement 4 % pour la moitié la plus pauvre de la population. Le budget carbone est la quantité de dioxyde de carbone qui peut être ajoutée à l’atmosphère sans que les températures mondiales n’augmentent de plus de 1,5 °C – l’objectif fixé par les gouvernements dans l’accord de Paris pour éviter les pires conséquences d’un changement climatique incontrôlé. Les émissions annuelles ont augmenté de 60 % entre 1990 et 2015. Les 5 % les plus riches sont responsables de plus d’un tiers (37 %) de cette croissance. L’augmentation totale des émissions des 1 % les plus riches a été trois fois supérieure à celle des 50 % les plus pauvres. Tim Gore, « Confronting carbon inequality » (rapport OXFAM 21 September 2020)
ii On donne souvent l’exemple, et à raison, de l’automobile, dont la fabrication nécessite des dizaines de minéraux différents (fer, aluminium, carbone, suivre, silicones, plomb, zinc, manganèse, chrome, nickel, magnésium, soufre, molybdène, vanadium, platine, etc.) extraits aux quatre coins de la planète, sans parler de ceux qui entrent dans la composition des batteries des véhicules électriques (Cobalt, lithium, cuivre, nickel, terres rares, etc.). Et vous pourriez multiplier les exemples de ce type en vous interrogeant sur la composition de tous vos appareils électro-ménagers ou informatiques, etc.
8. La “perte de monde” et le spectre du survivalisme
Les augures qui prédisent la « fin du monde », ou qui annoncent la « disparition » prochaine de l’humanité, tombent dans le même écueil à mon sens que ceux qui en appellent à la responsabilité de « l’humanité toute entière » dans la crise climatique. Agiter le spectre d’un « effondrement » global a surtout pour effet de relativiser les expériences de « perte de monde » que subissent dès maintenant de nombreuses sociétés humaines. Progressivement, prévoient les rapports du GIEC, de vastes territoires aujourd’hui habités deviendront inhabitables. Je prends souvent l’exemple des cultivateurs de riz à l’embouchure du Bengale soumis à une relocalisation forcée suite à la salinisation brutale des eaux du delta. Sous l’effet de la baisse du débit du Gange et de celle du niveau des eaux souterraines dans le delta, due au pompage anthropique des nappes phréatiques, de la montée du niveau de la mer et du développement de l’élevage intensif de crevettes tropicales, les eaux du delta sont devenues impropres à la riziculture (et, pour noircir le tableau, la plus grande mangrove halophile du monde, les Sundarbans, célèbres par la présence du tigre du Bengale, est également menacée). Pour ces paysans du Bangladesh, c’est tout un monde, un mode de vie et une culture avec laquelle il faut désormais rompre. On pourrait multiplier les exemples, parfois plus tragiques – quand un environnement devient inhabitable, que ses habitants sont forcés de migrer (s’ils en ont les moyens, et si un territoire est prêt à les accueillir, ce qui fait beaucoup de conditions), c’est parfois tout un monde qui disparaît, une culture, une langue, une manière d’habiter le monde. La relocalisation dans des zones urbaines, ou péri-urbaines (des bidonvilles parfois), ou pire encore, dans des camps de réfugiés supposés provisoires, n’a rien d’une solution désirable.
Le climat n’est certes pas la cause de tous les maux dont souffrent les populations humaines. Certaines sont forcées de migrer ou tentent de survivre dans la misère la plus grande pour des raisons qui n’ont rien à voir avec le climat : des millions de personnes voient leur monde s’effondrer chaque année et n’ont pas attendu la crise climatique pour en souffrir les conséquences. Les guerres, les famines, les atteintes à l’environnement des entreprises minières ou forestières, les expulsions pour des motifs variés, scandent l’histoire de l’humanité, et peuvent être déclinées au présent. Les instituts de géopolitique et de stratégie internationale soulignent néanmoins que les conflits et les tensions géographiques se multiplieront dans un contexte de pénurie et de compétitions pour l’accès aux ressources : terres arables, réserves d’eau douce, ressources énergétiques et minières, espaces « habitables » disponibles notamment.
Dans cette ambiance extraordinairement anxiogène, on doit s’attendre à une montée des attitudes fondées sur le déni. L’écolo-bashing et le climato-scepticisme ont de beaux jours devant eux, et les attitudes de défiance qu’on a pu observer envers la communauté scientifique devant la crise pandémique de la Covid-19 donnent un aperçu assez frappant de ce qui attend les climatologues et les responsables politiques – à commencer par les écologistes. Mais il est aussi assez probable que les réponses organisées autour du repli sur soi, de la défense de ses propres intérêts et pour le dire brutalement d’un égoïsme assumé gagnent en popularité. La montée de la xénophobie en Europe (mais plus largement dans une bonne partie du monde), le rejet croissant des populations qui espèrent trouver refuge dans nos territoires riches et (encore) « tempérés » (politiquement et climatiquement), ne jouent pas en faveur, c’est le moins qu’on puisse dire, de projets fondés sur la solidarité internationale.
C’est ici que surgit la figure du survivaliste, incarnation radicale d’une stratégie d’adaptation cynique et amorale. Celui-ci prend au pied de la lettre l’atomisation individualiste en régime ultralibéral, fait passer son propre intérêt avant celui de tous les autres, et tous ses actes résultent d’un calcul sophistiqué visant à optimiser ses ressources et ses biens. Il est amoral tout autant qu’asocial, et s’il envisage de collaborer avec un autre, c’est toujours sur le mode d’une alliance provisoire et non par esprit de solidarité. Armé jusqu’aux dents à l’orée de son bunker, veillant sur ses réserves alimentaires et ses sources d’eau, il met toute son énergie au service d’un seul but : sauver sa peau (et celle de ses proches).
De ce point de vue, il incarne en quelque sorte le produit ultime de la destruction des collectifs et des communautés, signe la fin de tout contrat social durable. Il a abandonné tout espoir de façonner un monde commun, et, renonçant à toute loi civile ou fixée par un autre, n’adhère plus qu’à celle du plus fort (situation hautement précaire comme l’avaient déjà remarqué Hobbes et Rousseau). Le monde dans lequel il évolue est en réalité post-social (au sens où il n’a probablement jamais existé : même dans les situations de chaos qui suivent la catastrophe, il n’est pas rare que dominent des formes de solidarité émergeant des décombres). Il vit déjà « après » la « fin du monde », au sens de la fin d’un « monde commun », mais lutte pour ne pas « perdre son monde », fut-ce au prix d’une guerre sans merci contre tous les autres et de la réduction du monde à quelque noyau de parenté sans avenir.
C’est là une figure quasiment mythique en somme, quand bien même elle nourrit les fantasmes de certains groupes aux idéologies souvent douteuses, et surtout les imaginaires de certaines fictions post-apocalyptiques. Mais elle peut nous intéresser me semble-t-il, au moins à titre de menace latente. Parce qu’elle constitue l’aboutissement d’une logique d’individualisation poussée à l’extrême, dont l’idéologie libérale est porteuse implicitement. Une telle vie, gouvernée par la peur de l’autre considéré comme un concurrent dans un contexte de raréfaction des ressources, une vie ainsi régie par une logique radicalement « xénophobique » (j’emploie le mot à dessein) et franchement paranoïaque, vaut-elle la peine d’être vécue ? C’est peut-être le genre de questionnement philosophiquement qui viendra a devant de la scène dans les décennies à venir. Et de la réponse dépendra une partie de nos avenirs.
Conclusion : éloge de la diversité
La tragédie nous sidère. Le drame laisse encore sinon de l’espoir du moins quelque possible. L’élément du drame, c’est l’incertitude. Mais quand l’étau de la tragédie se referme, quand elle s’achève, plus rien n’est possible, et tout est certain. Il n’y a plus d’autre vie possible que celle-ci. Continuer à penser à l’âge de la crise climatique, c’est se donner la chance de construire une narration ouverte, déjouer la mort et défier la nécessité. Nul n’est dupe de la puissance effective des pensées dans un contexte de crise. Quand s’abat la catastrophe, l’incendie, le tsunami, quand la faim ou la soif déterminent l’entièreté de l’existence, quand il faut penser dans le feu de l’action, il est déjà trop tard. Mais avant de sombrer dans le nihilisme survivaliste, il reste encore de quoi penser, une multitude de domaines du savoir à explorer et de connaissances à acquérir.
La crise climatique oblige, en effet, si l’on s’efforce d’y songer sérieusement, à multiplier les perspectives spatiales et à changer d’échelles temporelles. Ce qui paraît bon et bienveillant dans une certaine perspective ne l’est pas forcément dans une autre. Créer des sanctuaires « naturels » afin de préserver certains environnements précieux (et de ménager des « puits de carbone ») semble une idée louable. Ce projet s’avère pourtant criminel sur un autre plan, celui de la justice, quand ses instigateurs décident d’expulser (ou, pour le dire en langue bureaucratique, de les « relocaliser » dans des villages éloignés), les peuples qui y vivent, dont la culture est inséparable de l’environnement en question. L’idée n’est pas de nier l’impact des populations « autochtones » sur l’environnement, mais d’en souligner au contraire le caractère la plupart du temps bénéfique. Tout au contraire, l’exploitation forestière commerciale, les agriculteurs-colonisateurs, les éleveurs de bétail, les projets de travaux publics (tels que les barrages et les exploitations minières) et l’agriculture industrielle, exercent un impact catastrophique et malheureusement bien connu, particulièrement dramatique pour l’évolution du climat mondial, mais aussi pour la survie des populations traditionnelles des forêts, de leur culture et de leur expertise. L’hypocrisie des politiques de « conservation » et de « protection » d’espaces naturels, souvent inscrites dans des opérations (financières) de compensation carbone, doit être dénoncée. Le fameux « new deal pour la nature », qui agite les milieux d’affaire et séduit certains écologistes naïfs, se fonde en réalité sur une vision erronée de ladite nature, en considérant que les populations qui les habitent, souvent depuis des millénaires, doivent en être exclues à des fins de protection (voire de « purification »). Les objectifs visés sont parfois moins avouables (par exemple, dans de nombreux États, elles sont le moyen le plus efficace pour se débarrasser de minorités autochtones et de faire place nette pour d’autres activités, exploitation forestière, extraction minérales ou fossiles, écotourisme, etc., sans parler de leur utilisation comme crédit ou compensation sur le marché carbone)i.
Tout est affaire de nuances et de connaissances. Rien ne serait pire qu’une politique « universelle » de lutte contre le réchauffement climatique qui ne prendrait pas en compte la diversité des manières d’habiter le monde et contraindrait, pour prendre un exemple édifiant, les habitants des régions arctiques à adopter un régime végétarien et à abandonner la chasse. L’uniformisation, réelle, de pans entiers de l’existence humaine sous l’effet de la mondialisation, ne saurait toutefois effacer la diversité fabuleuse des manières dont les communautés humaines habitent le monde. Même les éleveurs de rennes nomadisant dans la taïga utilisent désormais des téléphones portables – pour autant, ils n’ont pas abandonné, loin de là, leur savoir sophistiqué touchant aux animaux, aux plantes et aux forêts. Les shamanes côtoient les médecins et les fusils ont remplacé les sarbacanes, les arcs et les flèches dans bien des forêts tropicales. Mais on n’y délaisse pas pour autant les rituels, les mythes et on chasse encore les pécaris. Des étendues gigantesques de cultures céréalières dopées aux intrants dans les Grandes Plaines américaines, aux « jardins mobiles » des horticulteurs des forêts tropicales, la palette des pratiques agricoles est d’une richesse infinie. Les agglomérations urbaines dans lesquelles s’entasse désormais une bonne partie de l’humanité ne sont pas une fatalité, et l’histoire nous rappelle qu’il y a bien des manières d’habiter le monde. Plus que jamais, il nous faut affiner nos connaissances en histoire et en géographie, lire et méditer les travaux des anthropologues, et bien entendu, suivre les recherches des climatologues et des scientifiques qui étudient les effets du changement climatique. S’il est bien une vertu que la crise climatique devrait, idéalement, éveiller, c’est la curiosité, laquelle est toujours d’abord un rapport désintéressé à l’autre, et parente de l’étonnement dont Aristote disait qu’elle naissait de l’angoisse et de l’ignorance, et qu’avant lui Socrate nommait thaumazein, qui signifie tout aussi bien l’émerveillement.
Une chose encore : l’exigence de justice devrait toujours nous guider. Le réchauffement des températures n’est pas une affaire morale, mais ses effets sur les populations et les politiques de lutte ou d’adaptation ont bien des implications morales. On ne peut pas penser cette crise uniquement en termes d’équilibre de bilan carbone. Les travaux des climatologues et les rapports du GIEC ne suffisent pas à en mesurer l’ampleur, la gravité et les enjeux. En tant que crise, elle relève tout autant de la justice sociale et environnementale.
Dana Hilliot (aka Vincent Séguret), 28 août 2021
i On peut lire nombre de ses articles sur le site CounterPunch :
https://www.counterpunch.org/author/stepcorr0988/