L’ÉMANCIPATION DES DOMESTIQUES (2019)

L’ÉMANCIPATION DES DOMESTIQUES

Si la Bohême est encore au bord de la mer, de nouveau je crois aux mers.

Et si je crois à la mer, alors j’ai espoir en la terre.

Ingeborg Bachmann

Malgré tous mes efforts, je n’ai jamais réussi à franchir le seuil du grand salon.

Passer la clôture ne présente aucune difficulté : je me glisse par en dessous, me faufile par les interstices, m’accroche aux grilles et me hisse au-dessus. Resquiller, ça me connaît.

Traverser un jardin, c’est mon domaine, je marche d’un pas mal assuré, un peu tremblant, mais tout de même, j’y arrive.

Gravir les escaliers qui mènent au perron de la maison – une vaste maison bourgeoise aux allures de manoir, avec des ailes entières consacrées à de pléthoriques bibliothèques –, se faire accueillir par le majordome, devant lequel je m’incline comme s’il était le maître de maison – méprise inévitable quand on ignore les us et les coutumes en ces lieux –, déposer mes affaires en s’efforçant de réfréner l’angoisse qui monte, se montrer malheureusement plus fébrile qu’il ne faudrait, rougir et bafouiller face aux domestiques qui me guident poliment le long du vestibule, puis dans un labyrinthe de couloirs obscurs, arrivé devant un petit bureau, s’asseoir et remplir les formulaires adéquats, puis d’autres formulaires, et d’autres encore, qu’on ne prend même plus la peine de lire, tout cela je peux le faire, jusqu’ici, bon an mal an, je m’en sors.

Mais toujours, devant la porte d’entrée du salon, de l’autre côté de laquelle j’entends les voix savantes, et devine leurs bonnes manières et leur à-propos, je suis condamné à faire le planton.

J’ai beau y retourner, encore !, encore !, franchir avec ténacité les étapes, y aller « au culot » comme un ami soi-disant bien intentionné me l’avait conseillé, ou bien préférer la discrétion, qu’importe, rien n’y fait, la persévérance n’y change rien, l’audace non plus.

La porte ne s’ouvre jamais. Parfois, tout de même, elle s’entrouvre, juste assez pour me permettre d’imaginer les réjouissances de l’esprit auxquelles on s’adonne. Mais jamais non jamais elle ne s’ouvre suffisamment pour me laisser capter plus que des miettes des conversations et débats en cours. Et de se refermer aussitôt d’un coup sec. Combien de pages me faudra-t-il écrire, combien de volumes me faudra-t-il relier ? Non. Ce qui manque, c’est quelques mots griffonnés par un des leurs, un sésame, une patte blanche que je pourrais montrer à l’entrée. Voilà tout ce qui me manque, quelques mots signés de l’un d’entre eux.

Et me voici à nouveau à la porte du grand salon interdit. Plongé dans l’expectative, désespérant bientôt, me morfondant maintenant, un paquet de manuscrits à la main, jusqu’à ce qu’une ombre se glisse discrètement derrière moi et qu’une main diaphane, avec tendresse, mais non sans fermeté, m’invite à la suivre. Après quoi nous voilà, l’ombre, la main et moi, quittant le vestibule et traversant à nouveau le jardin désormais bercé par l’obscurité du soir, car il se fait tard, et toujours, trop tard, nous enfonçant doucement dans un petit bois de sapin que je n’avais pas remarqué à l’aller, et la main me guide à travers le petit bois devenu forêt, et nous marchons, marchons, au cœur de la nuit la plus épaisse. Je n’imaginais pas que le parc bordant le manoir fût si vaste, ce pour quoi, par peur de m’égarer, je vais dans les pas de mon guide apparemment bienveillant, bien que d’une consistance spectrale. Je ne cherche même pas à discerner son visage, à vérifier s’il possède même un visage, c’est une présence, et je ne suis pas en mesure de lui résister. Les sentiers que nous empruntons se perdent dans la broussaille, nous progressons avec peine sous de lourdes branches ployées jusqu’au sol, et désormais nous nous trouvons bien loin de la maison des propriétaires et bien loin de toute habitation humaine, me semble-t-il, jusqu’à ce que tout à coup, au sortir d’un bois, à l’orée d’une clairière baignée par la lumière de la lune, surgissent les murs clairs d’une minuscule chaumière, et une voix, qui sans doute appartient à cette main bienveillante, me dit : « Nous sommes arrivés. ».

Je crois reconnaître ce qu’on appelait naguère la dépendance où logent habituellement les domestiques, le genre de bâtisse dont ma grand-mère autrefois m’avait parlé, car elle était dans sa jeunesse domestique, au service d’un véritable châtelain, disait-elle, qu’elle ne voyait guère au demeurant, car il était occupé, ajoutait-elle, à mener ses affaires de par le monde, et possédait sur différents continents plusieurs demeures du même standing.

Mes affaires sont déjà là, posées sur le palier. Deux cartons remplis de carnets noircis d’une écriture grossière, mes notes, m’ont précédé. Un troisième déborde de vêtements – mais je ne me souviens pas d’avoir vidé récemment mes armoires en vue d’un déménagement, donc il me faut supposer qu’on a pris soin de le faire pour moi en vue de mon arrivée. Un quatrième et un cinquième carton, contenant des livres : exclusivement des traductions, parfois mises en regard du texte original, du grec ancien, livre de philosophes, de géographes, de poètes et de mythologues. Pourquoi ces livres et pas les autres ? On dirait que mon mystérieux déménageur, en négligeant tout ouvrage composé après, disons, le sixième siècle après JC, a voulu me signifier quelque chose, ou m’inciter à quelque action ou encore m’encourager à suivre quelque mode de vie vantée par les anciens. Je devrais être stupéfait de me trouver ici, et m’étonner qu’il y ait eu quelqu’un pour prévoir mon arrivée, comme si, venu là en touriste, j’avais réservé cette maison non pas pour la nuit, mais pour un séjour beaucoup plus long, et que ce quelqu’un, d’une prévenance sans égal, avait réuni et fait porter mes bagages, me gratifiant de surcroît d’un guide, certes d’une étrange consistance, mais je n’irai pas m’en plaindre, loin de là : dans ma position, je suis habituellement celui qui porte et guide, qui se plie aux désirs de l’autre et se met à son service sans discuter, mais je dois admettre que, jusqu’à présent, je m’adapte sans difficulté à ce renversement des rôles.

Mais je ne me sens pas disposé ni à remercier, ni à m’indigner, comme si tout ce qui m’était arrivé depuis que j’avais été refoulé au seuil du salon des savants s’avérait parfaitement naturel, comme si finalement, tout cela, cette difficile et lente progression dans une forêt épaisse dont je suis persuadé qu’aucune carte ne fait mention, ce guide à l’allure spectrale – se pourrait-il que je sois mort ? – et la confiance qu’il m’inspirait, cette maisonnée sise au milieu de nulle part, comme si finalement tout cela m’était dû, comme si c’était mon lot, ce qui me revenait en toute justice, et, comment appeler cet épisode de ce que j’oserai presque appeler le destin ?, disons : une mise au rencart définitive, un exil forcé, comme si on avait voulu se débarrasser de moi une fois pour toutes, comme si, au seuil du salon des savants, il n’était pas permis de se présenter plus d’un certain nombre de fois, et qu’après avoir dépassé son quota, la punition suivait, qu’à force d’insister, on ne se contentait plus de vous reconduire, plus ou moins poliment, mais jamais sans condescendance, dehors, mais on vous faisait toute bonnement disparaître de la circulation, de la circulation des demandes et des offres, des paroles et des espérances. Voilà, cette fois c’est fini me disais-je.

J’ai toutes ces pensées, tandis que je franchis sans hésitation le seuil de cette maison : d’une certaine manière ma vie aussi, pas seulement mes cartons, m’a précédé ici, dans cette demeure probablement réservée aux domestiques. Ici, j’étais attendu, alors que, dans la demeure principale, celle des propriétaires, je n’avais pas été réellement invité, – j’ignorais à vrai dire qu’une invitation fût nécessaire, c’est pourquoi, à cause de cette naïveté, je m’obstinais à m’y faire admettre. Je crois avoir compris désormais, et me jure à moi-même qu’à partir de maintenant, je me poserai sagement au seuil de la maison des domestiques, me contentant d’observer ce bois de sapin qui me tiendra lieu de monde.

C’est ainsi que j’ai été installé dans la maison des domestiques, là où désormais je dois vivre.

Mais que de temps perdu à espérer ! Que de temps perdu à essayer !

Premiers jours

J’ai pris mes aises assez rapidement dans la maison des domestiques. Tout y était disposé à ma convenance, comme si j’en avais moi-même dessiné le plan et conçu l’aménagement. Ceux de ma condition, que la faiblesse des revenus condamne à n’occuper jamais un logement qu’à titre de locataire, et qui, se saignant pour payer leur loyer, ne rencontrent que rarement l’occasion de devenir propriétaires – il faut pour cela qu’on les autorise à s’endetter pour le restant de leur jour afin d’acquérir une maison à eux, et, quand cela par miracle arrive, ils n’ont guère le choix du terrain ou des matériaux, se rabattant sur les parcelles sans âme de lotissements lugubres offrant en guise de terrain des jardins étriqués accolés à d’autres jardins étriqués –, ceux de ma condition donc, se contentent toute leur vie de rêver une maison pareille, certes modeste, mais sise au milieu des bois et distante de tout voisinage.

Les premiers jours après mon arrivée, je m’attendais à tout moment à ce qu’on vienne me déloger. Je n’osais pas déballer mes cartons, les abandonnant dans un coin de la cuisine, et quand il me fallait faire usage d’un objet quelconque, une assiette, un chiffon, un outil, je prenais bien soin de le replacer à l’endroit exact où je l’avais trouvé. J’empruntais chaque soir une paire de draps pour le coucher, mais les repliais chaque matin au réveil, de peur qu’on m’accusât d’avoir dormi dans ces draps – de les avoir souillés avec mon corps de locataire – encore que, tout bien considéré, il n’avait été nullement question jusqu’à présent de s’acquitter d’un loyer. Le mobilier n’avait rien de luxueux, des armoires et des tables en bois, comme on en trouve dans de vieilles maisons paysannes, après que leurs occupants aient rendu l’âme. J’explorais durant le premier jour l’intérieur de la maison : on n’y trouvait rien que le nécessaire, un poêle à bois, une cuisine dotée de tous les ustensiles attendus, une remise dans laquelle s’entassaient nombre d’outils, aucun appareillage électrique, aucun écran d’aucune sorte, pas d’ampoules au plafond, mais des cartons de bougies, des fenêtres aux vitres sales. Dans le cellier, disposé sur des étagères qui couvraient tous les murs, un nombre considérable de boîtes de conserve, des pâtes et du riz à profusion : ma foi, me disais-je, voilà de quoi soutenir un siège – à condition de n’être pas trop regardant sur la gastronomie, il y avait là de quoi nourrir un seul homme pour des années, et j’avais noté la présence d’un jardin potager aux abords de la maison, des pommes de terre y fleurissaient déjà. Je m’attendais à dénicher quelques pièces comptables, des factures, des carnets de courses, des feuillets administratifs. Rien de tel : ou bien les derniers occupants de la maison avaient emporté avec eux tous les documents témoignant de leur séjour ici, ou bien, pour une raison que j’ignore, ils les avaient brûlés, ou bien encore on avait jugé préférable de les dissimuler à un autre endroit. Je ne sais rien finalement de mes prédécesseurs, il se pourrait qu’ils aient été domestiques, mais aussi, pourquoi pas, bandits, rebelles, déserteurs.

Dans la chambre d’amis, cependant, sur une petite étagère accrochée au mur près du lit à double place – ce qui me laisse penser qu’un couple aurait pu dormir ici – quelques livres. Des éditions brochées datant du siècle dernier, aux tranches poussiéreuses. Les pages sont d’un blanc douteux, et quant à leur contenu, il s’agit de romans publiés par des auteurs désormais parfaitement oubliés, qui n’auront pas, comme on dit, laissé de trace dans l’histoire de la littérature. Peut-être ont-ils connu en leur temps quelques moments sinon de gloire, du moins de reconnaissance polie. Peut-être ces récits leur auront ouvert les portes du salon des savants ou du salon des écrivains – mais je crains bien qu’on leur ait fermé ces portes au nez à peine après les avoir ouvertes, et je plains ces pauvres auteurs : ne vaut-il pas mieux, comme dans mon cas, n’avoir jamais été accueilli dans le saint des saints, plutôt que d’en avoir goûté les plaisirs avant d’avoir été déclaré persona non grata. Perdre un privilège procure certainement plus de peine que de n’en avoir jamais joui. On se console comme on peut. Peut-être certains de ces romans se sont même bien vendus. Que sont devenus ces auteurs ? Et leurs lecteurs ? Quelle empreinte la lecture de ces livres aura laissée sur leurs lecteurs ? Se pourrait-il que, pour quelques-uns d’entre eux, tel ou tel récit ait influé sur le cours de l’existence ? Et me voici, ruminant une nouvelle fois, en examinant ces livres misérables qui ne trouveraient même pas preneur sur le marché de l’occasion, sur ma propre condition, alors qu’une toute nouvelle vie se présente manifestement à moi, loin des salons, ô combien loin.

J’avais examiné brièvement les extérieurs, et constaté que nul fil électrique ou téléphonique ne sortait du toit, aucun moyen de se raccorder donc à un quelconque réseau de communication humain. J’ai brièvement pensé : comment vais-je m’y prendre pour prévenir les gens ? Mais les prévenir de quoi ? Et qui prévenir ? Qui se soucie de moi ? J’avais bien une vie avant – étrange d’ailleurs que j’en vienne spontanément à la concevoir comme une vie passée, alors qu’après tout je ne suis ici que depuis quelques heures. Quoi qu’il en soit de cette vie d’avant, qui donc était susceptible d’éprouver de l’inquiétude à mon sujet ? Mon employeur ? Le propriétaire de la chambre que j’occupais ? Cette fille dont j’avais fait connaissance il y a quelques jours – mais nous avions juste convenu d’un rendez-vous pour un café, et d’ailleurs, me voici déjà incapable de me rappeler son apparence et son visage. Ma mère peut-être, mais à l’heure qu’il est, sans doute, enfoncée pour toujours dans un lourd fauteuil médicalisé, contemple-t-elle le ballet des infirmières et des aides ménagères, se demandant avec angoisse qui sont tous ces gens, ce qu’ils lui veulent, et probablement, ne se souvient-elle pas qu’elle ait eu un fils, et si, par moment, ce fait lui revient, elle est incapable elle aussi de se rappeler son apparence et son visage, et pire encore, son nom. Il faut que je sois honnête avec moi-même : cette vie d’avant, plus personne ne m’y rattache, et c’est peut-être la raison pour laquelle j’ai été conduit jusqu’ici maintenant plus qu’hier, parce que ma désertion ne causerait de peine à personne, puisqu’il n’y avait personne tout compte fait pour en éprouver de la peine – mon employeur et mon propriétaire, certes, subiraient quelques désagréments, mais ils s’en remettraient, pour sûr, ils finiraient par s’en remettre.

Je me disais : cette maison a tout d’une ancienne demeure réservée aux domestiques, d’une dépendance comme on disait autrefois, mais peut-être a-t-elle servi par la suite de maison de campagne ou bien de maison de chasse, et que les propriétaires n’ont jamais jugé utile d’y installer le confort moderne, le téléphone, l’électricité, parce qu’ils n’y séjournaient que ponctuellement, quelques jours et quelques nuits au plus. Peut-être même les propriétaires, ayant à leur actif nombre de propriétés, avaient oublié l’existence de celle-ci, lui préférant une villa surplombant l’océan, ou bien un chalet au pied des pistes de ski.

Je l’espérais à vrai dire, j’espérais que les propriétaires ou qui que ce fût, bandit, rebelle ou déserteur, eussent oublié l’existence de cette maison, comme j’espérais qu’on m’eût réellement oublié, ces oublis conjugués m’autorisant à rêver d’une installation durable en ces lieux.

Les portes grinçaient, les charnières rouillaient, la plomberie faisait entendre des sons étranges, mais l’endroit me semblait parfaitement habitable, et j’entrepris dès le lendemain de mon installation d’y faire un grand ménage, laver les parquets, dépoussiérer les meubles, éclaircir les vitres, tout cela à grande eau, car l’eau ne manquait pas, provenant directement d’un petit ruisseau qui serpentait avec gaieté en bordure de la clairière où la maison était bâtie. Je n’ai jamais été un homme de ménage ni convaincu ni convaincant, mais, pour une fois, je m’y suis mis avec ardeur, comme si s’éveillait au fond de moi une disposition jusqu’alors enfouie, un talent pour lustrer les parquets et manier les chiffons, et, à la fin de la journée, l’intérieur de la maison affichait un air de propreté qu’elle n’avait sans doute pas connu depuis des lustres. Comme la lumière du jour baissait, et avant d’allumer les bougies, je contemplais mon œuvre avec satisfaction tout en priant pour que nul propriétaire ne débarque à cet instant, car à coup sûr, il aurait trouvé à redire à mon ménage, et passant le doigt sur la commode, se serait fait un devoir de me reprocher un restant de poussière : mon expérience passée m’ayant assez fait comprendre qu’un propriétaire ne saurait, par nature, être satisfait du travail de ses subordonnés, pour la raison qu’il les paye, et que le travail accompli par le corps de ses domestiques ne vaudra jamais la rémunération dont il les gratifie, quelle que soit la hauteur de cette rémunération d’ailleurs. Je m’efforçais d’effacer de mon esprit le regard soupçonneux d’un éventuel propriétaire et de jouir simplement de mon œuvre, considérant que je m’étais échiné de la sorte pour ma propre jouissance, et pas pour celle d’un autre.

Les premières nuits, je ne dormais que d’un œil. Au moindre craquement du plancher, au moindre coup de vent battant les volets, j’imaginais qu’une unité de gendarmes casqués, armés de pied en cap, faisait irruption dans la maison, fracassant la porte d’entrée, brisant les vitres, car c’est toujours au cœur de la nuit qu’ils viennent se saisir de leurs victimes. J’entendais la voix du propriétaire qui s’indignait qu’on eût ainsi profané ses murs, et, déjà, j’étais menotté et conduit dans l’arrière-salle secrète dédiée aux interrogatoires d’un bureau de police, une lampe braquée sur les yeux, devant répondre du délit de violation de propriété, après quoi, sans autre forme de procès, on s’empressait de me guillotiner, ou de me fusiller, et mon cadavre était jeté dans une fosse commune aux abords de la forêt. Ainsi courraient mes pensées les premières nuits.

Mais au matin, rien n’avait changé dans la maison des domestiques, j’étais toujours parfaitement seul : la lumière du ciel se frayait un chemin à travers la cime des arbres et finissait par emplir la clairière et caresser les volets aux fenêtres. Et je me comportais alors comme si j’étais chez moi, pressentant qu’il n’arriverait rien de fâcheux, que mes craintes de la nuit précédente n’avaient rien de fondé. Je m’attachais donc à visiter les extérieurs avec plus de méthode, et, sans même y penser, j’avais déjà un balai de bruyère à la main, et bientôt un râteau, bref, j’étais déjà au travail, déblayant les abords, arrachant quelques herbes folles, dégageant des parterres de fleurs sauvages, transformant la nature proche au gré de ma fantaisie.

Ce sentiment grisant de travailler pour soi-même, et pas pour un autre, de cueillir les fruits de ses efforts sans qu’un intermédiaire s’avise d’émettre un jugement à ce sujet, de s’en trouver satisfait, ou pas, procure une énergie nouvelle : il m’arrivait alors d’avoir hâte que le soleil se levât pour retourner à mes occupations, ce qui n’avait jamais été le cas dans ma vie antérieure.

À l’instar de la vache, l’homme domestique n’a pas besoin d’être apprivoisé : il naît pour ainsi dire dans l’état de domestication, et si tel n’est pas le cas, s’il lui reste malgré l’atavisme des générations successives, un semblant de sauvagerie, quelque procédure de contention auquel s’ajoutera une dose inévitable de dressage et d’éducation, auront tôt fait de l’assigner à cette disposition qu’on attend de lui. Il est infiniment plus facile de domestiquer un être humain qu’une bête sauvage, surtout si la procédure débute dès le berceau. Ainsi, a contrario, on doit s’y prendre avec malice et patience pour ramener à l’état de soumission une vache qui, livrée à elle-même suite à la disparition de son maître, est revenue à l’état sauvage. Il faut en vérité s’efforcer de l’apprivoiser, avant d’espérer la contraindre à nouveau. Il en irait sans doute de même dans mon cas, si tant est qu’un jour, ce dont je doute, je sois condamné à retourner dans le monde, et à postuler à quelque emploi de subalterne.

Je ne suis plus domestique, quand bien même j’effectue la plupart des tâches qu’un domestique est censé accomplir, mais plutôt le maître de ma propre maison : je craignais de subir le sort de bien des gens de ma condition, qui, au terme d’années de labeur et d’économies, atteignant enfin le nirvana de l’accession à la propriété, s’effondrent peu de temps après avoir passé le seuil de leur nouvelle demeure : les couples alors se déchirent, et, sous le poids de la dette qui chaque jour leur rappelle à quel point cet habit de propriétaire ne leur sied guère, qu’ils n’ont en vérité fait que l’emprunter, que le droit de s’en vêtir ne leur a pas été concédé sans contreparties, que cet habit, pour tout dire, ne leur est pas connaturel, comme il l’est pour ceux qui, par nature, sont propriétaires, il n’est pas rare que la dépression, l’angoisse et la folie s’éveillent dans des esprits qu’on croyait sains, et que cet achèvement supposé de l’existence humaine s’avère en réalité une croix à laquelle on se découvre cloué jusqu’à la mort. Mais je ne l’ai pas vécu ainsi, pour la raison évidente qu’il ne m’a rien été demandé en l’échange de cette maison, que je l’occupe en quelque sorte à titre gracieux, bien que j’ignore à quel bienfaiteur je doive cette grâce.

Et que penser d’ailleurs de ce bienfaiteur invisible ? Il m’a conduit à cet endroit, et, jusqu’à présent, subvient à mes besoins, renfloue régulièrement les stocks de nourriture entreposés dans la remise. Je suppose que cette opération se déroule la nuit, dans la plus grande discrétion, alors que je suis profondément endormi, si profondément qu’il m’est impossible d’entendre le bruit de ses pas ou des portes qui s’ouvrent et se ferment, des boîtes et des bocaux qu’on manipule. Mais comment se fait-il que nous ne nous soyons jamais croisés malgré tout ? Surveille-t-il la qualité de mon sommeil, mélange-t-il quelque drogue à ma nourriture afin de s’assurer qu’à certaines heures, le réveil s’avère impossible, est-il une créature invisible, est-ce un dieu, ou un démon, une servante d’Artémis, possède-t-il un corps, et surtout, pourquoi me soumet-il à ce traitement particulier, est-il aussi bienveillant qu’il y paraît, se pourrait-il qu’un jour ou l’autre sa providence fasse défaut, devrais-je au final payer pour tout cela ? D’autres êtres humains que moi bénéficient-ils des mêmes largesses, existe-t-il d’autres maisons sur la terre, éloignées de toute cité, perdues au milieu d’un paysage incertain, peuplées d’un habitant unique, délivré du souci ?

À l’instar de toutes les créatures sublunaires, il me semble avoir rejoint mon lieu propre, celui que j’ai reçu de la nature en partage : les êtres légers tendent vers le haut tandis que les êtres pesants se portent vers le bas, et que tous, à proportion de leur composition, se distribuent dans l’espace, façonnés par le feu, ou bien l’air, l’eau et la terre. Indubitablement, je suis transporté vers la terre, et plus précisément vers la maison des domestiques, telle est mon entéléchie, telle est la destination de mes transports jusqu’ici chaotiques et inconsidérés. Je me croyais voué aux réalisations les plus subtiles, aux histoires les plus exaltantes, eh bien, voici que je retombe de haut – la chute est plus douloureuse quand on a goûté aux quelques gouttes de nectars abandonnées sur le chemin de la réussite par les dieux, ou quand on a gravi les marches de la maison des propriétaires et, pénétrant dans le vestibule, perçu les fines effluves de leurs pensées : mieux vaudrait, ressassais-je autrefois, ne jamais avoir goûté cela, être demeuré inculte, mieux aurait valu, me disais-je à l’époque, avoir pris conscience plus tôt des limites inhérentes à ma condition.

Je pourrais m’en plaindre, et Dieu sait que je m’en suis plaint naguère, mais aujourd’hui, vivant dans cette chaumière à l’écart de tout homme, ayant renoncé à toute ambition, ayant été délibérément expulsé du monde de l’ambition, je puis enfin m’abandonner à la plus grande tranquillité. Tandis qu’ailleurs la lutte pour l’existence livre les âmes et les corps aux plus grands tourments, que tous ne jurent que par l’exercice de la volonté, sans mesurer à quel point ces volitions les torturent, je demeure ici quasiment sans désir, et certainement sans ambition. Parfois, c’est mû par une simple curiosité que je m’en vais au-dehors explorer les alentours, parfois, c’est la recherche d’un plaisir simple, et non pas la nécessité, qui m’incite à m’échauffer le corps en fendant des bûches ou en retournant la terre du potager, et parfois, on me trouvera aux beaux jours d’une passivité totale, assis dans un fauteuil à bascule, sur la terrasse en bois devant la porte d’entrée, adonné à ce contentement d’être sans volonté, comme un arbre qui laisse avec amour le vent caresser ses feuilles.

Les projets qui par le passé me travaillaient l’esprit, ces livres jamais achevés, jamais publiés, ces conférences jamais prononcées, tous ces fragments et ces ébauches, ces brouillons et ces échecs, je les ai définitivement laissés dans les cartons au fond de la remise. Ils demeureront à l’état de manuscrits, de notes et de feuillets imprimés à la va-vite, rarement relus, rarement corrigés, à jamais perdus pour l’humanité – elle s’en remettra sans peine. Il n’est de toute façon plus de lecteurs dans ce monde-ci pour les lire, plus d’éditeurs pour les refuser, et je n’ai plus à craindre désormais les jugements péremptoires des savants. Il m’arrive parfois d’apercevoir une pensée qui flotte là, sous mes yeux, dans le jardin, à la cime des arbres, ou qui crépite entre les branches flamboyantes dans le poêle à bois. Je m’en empare doucement, je l’examine, je la laisse faire son chemin, puis elle s’enfuit, et je ne cherche plus à la coucher sur le papier, l’attraper avec des mots : à quoi bon ? S’il m’arrive de lire, je le fais sans intention : tantôt, je lisais les discussions des amis de Plutarque, s’inquiétant de la raréfaction des oracles à Delphes, et ma foi, il m’a semblé que cette histoire m’était plus familière que tous les romans du monde que je venais de quitter – et, songé-je avec un peu de tristesse, j’aurais bien aimé avoir les compagnons du prêtre delphique pour amis. Mais les hommes ont expulsé les dieux depuis longtemps, et les oracles, et les démons, et, lancés dans leur entreprise démente d’épuration de la nature, ils ont également expulsé les animaux, et l’âme et l’esprit et maintenant, je suis expulsé à mon tour. Fort bien. J’ai désormais tout le loisir de lire Plutarque et de me croire l’ami d’Ammonios et de Lamprias, l’auditeur secret des sibylles et le confident des nymphes si ça me chante, et personne n’y trouvera à redire.

Plus tard

J’étais amené à conclure que les propriétaires du domaine avaient totalement oublié l’existence de cette dépendance réservée aux domestiques. De fait aucun visiteur ne s’était présenté aux abords de ma nouvelle demeure. Aucun propriétaire n’était venu réclamer un quelconque loyer, aucun agent des impôts ne s’était aventuré dans cette étrange forêt, aucun gendarme muni d’un avis d’expulsion. Dans le monde d’où je viens, il faut, pour être en droit d’habiter quelque part, s’acquitter de taxes. Par l’obligation de fournir une adresse, de signifier qu’on habite à tel endroit et pas un autre, s’étend l’empire du gouvernement sur ses administrés, du dominant sur les subordonnés, c’est là l’outil le plus efficace et le plus ancien du contrôle sur tout un chacun par les pouvoirs en place, et seuls les errants, ceux qui, sans logis, vont d’une ville à l’autre, et quelques reclus en ermitage, peuvent espérer y échapper.

C’est pourquoi, les premiers jours, j’allais un peu machinalement, par acquit de conscience pour ainsi dire, jusqu’à la vieille boîte aux lettres grande ouverte et toute rouillée qui se trouve à l’entrée du jardin. Bien qu’on ait jugé bon de l’installer, je doute qu’un facteur ait jamais poussé sa tournée aussi loin, puisqu’aucun chemin ne semble mener jusqu’ici. Il lui aurait fallu de toute façon pénétrer dans l’enceinte de la propriété, traverser des jardins et des bois privés – mais je ne connais pas assez la vie et les mœurs des domestiques pour savoir si les facteurs d’antan étaient autorisés à agir de la sorte. Si tant est qu’une voie d’accès ait été tracée naguère à travers la forêt, je suppose que la végétation l’a entièrement recouverte. À quelle époque vécurent ici les domestiques qui m’ont précédé, et où sont-ils donc passés ? Sont-ils décédés depuis longtemps ? Sont-ils enterrés dans les parages ? J’ai cherché en vain une pierre tombale, ou quelque fosse où leurs corps auraient été enfouis. Tant de questions, et si peu de réponses.

En attendant, je puis donc, sous réserve qu’à l’avenir se présente un quidam porteur d’une sacoche en cuir noir contenant les documents nécessaires à la régularisation de ma situation, me considérer comme occupant de facto la résidence et ses alentours.

Ces alentours justement, j’ai pris soin de les arpenter, d’abord un peu au hasard, ensuite de manière plus systématique, parcourant cent pas vers le nord, cent pas vers le sud, et ainsi de suite vers l’ouest et vers l’est, rallongeant les jours suivants les distances, cinq cents pas, puis un millier, prenant soigneusement des points de repère, la rive d’un cours d’eau, un rocher plus massif, un sapin isolé, ou fabriquant mes propres signes quand les lieux ne m’en procuraient pas, édifiant des amas de cailloux – des cairns discrets dans lesquels seul un observateur très avisé pourrait reconnaître un symbole érigé par l’homme plutôt qu’une fantaisie de la nature –, disposant des branches et des troncs d’arbres légers en croix, dessinant sur un carnet au fur et à mesure de mes pérégrinations une ébauche de carte, indiquant les limites de forêts, le genre d’arbres qu’on y trouve, et les clairières, le tracé des ruisseaux, les marécages et les tourbières, les élévations de terrain, les pierriers et les éboulis, si bien qu’au bout d’une semaine, je disposais d’une vision d’ensemble d’un territoire d’environ un kilomètre carré.

Or, et ce constat ne laisse pas de m’étonner à chaque fois que j’y songe, quoique, le temps passant, plus grand-chose ne m’étonne, je ne rencontrais nulle route, nul chemin empierré, pas même un chemin de terre, et les sentiers que je croyais discerner, quelques traces plus ou moins rectilignes, mais qui, n’aboutissant à aucune destination remarquable, un fourré, un amas de rochers, les berges d’une rivière, s’avéraient n’être que les traces laissées par les animaux de passage, les voies de circulation empruntées par les chevreuils ou les renards. Évidemment, pas la moindre habitation non plus, ni même le vestige d’un mur en pierres sèches, aucun entrelacs de branchages susceptibles de faire penser à une cabane, ou quelque abri solide destiné au confort des hommes. Si tant est que des bûcherons eussent accompli leur besogne autrefois dans les parages, ils avaient pris soin de nettoyer les lieux : nul tronc scié abandonné dans l’herbe, pas même une bûche pourrissante. Si un paysan avait amené ses bêtes pâturer en lisière de forêt, c’était il y a si longtemps que les clôtures avaient été enfouies depuis lors sous une épaisse couche de terre et d’herbes.

Pourtant, je n’avais aucun doute à ce sujet : le territoire que j’arpentais devait faire partie du très vaste domaine appartenant au propriétaire de la maison dont j’avais été expulsé. Et, quoique mes souvenirs aient été confus, dans l’état où je me trouvais alors, je me rappelais avoir été conduit par mon guide mystérieux de la maison des propriétaires jusqu’à la maison de domestiques sans quitter à un seul instant le domaine des premiers, sans franchir à aucun moment le portail d’entrée, sans sortir dans la rue, et tout cela à pied, j’en étais absolument certain. Je regrettais maintenant de n’avoir pas fait plus attention aux détails de cette pérégrination. Où donc avais-je la tête ? Je ruminais sans doute mon ultime échec, je cherchais à comprendre les raisons pour lesquelles on m’avait opposé une fin de non-recevoir, je me remémorais les efforts accomplis jusqu’ici, la bonne volonté dont j’avais fait preuve, le soin que j’avais pris à étudier les manières de s’y prendre pour susciter l’attention des hommes qui comptent en ce monde, bref j’avais de quoi ruminer effectivement, et je comprenais mieux pourquoi, l’esprit tout entier occupé des moments passés, j’avais négligé de considérer avec sérieux le présent, me laissant conduire par cette main bienveillante, découvrant au bout de ce périple le territoire où j’étais censé vivre désormais, sans m’être inquiété de la façon dont on pouvait s’en échapper.

Mais désirai-je vraiment aujourd’hui m’en échapper ?

J’avais donc pris soin d’élaborer mes propres cartes. Je ne suis pas cartographe de profession, et n’ai jamais rien compris à la trigonométrie, mais jadis, dans mes jeunes années, je collectionnais les cartes, me plaisant à étaler sur le parquet de ma chambre des mondes et des frontières, des enfilades de villes et de métropoles, des territoires rongés par la guerre, épuisés par le commerce, saturés d’histoire, mais aussi : des îles environnées d’infinies étendues maritimes, des pays de montagne désertés par l’homme, des vallées encaissées auxquelles seuls avaient accès les oiseaux et quelques bêtes rampantes ou suffisamment agiles. J’étudiais ces cartes avec passion, me réjouissais de deviner quelque élévation de terrain en suivant du doigt les courbes de dénivelé, admirais le dessin des lacs et des étangs, parcourais en esprit le réseau des routes et des chemins en imaginant des itinéraires possibles, tout en relevant prudemment des zones de repli, me ménageant des refuges au cas où, cherchant un endroit où vivre, un endroit pour mourir. Je rêvais devant les cartes, et me suis toujours contenté de les rêver. Tous ces pays lointains, ces montagnes et ces déserts, ces steppes interminables et ces toundras couvertes de neige, me demeuraient inaccessibles, du fait de la pauvreté de mes ressources et du coût de l’expédition : j’allais dans les campagnes aux alentours de la ville, poussant parfois, durant quelques jours chômés, jusqu’aux abords d’un massif voisin, gravissant avec lenteur ses points culminants, qui ne culminaient pas bien haut, et ce fut là toute mon exploration physique du monde.

Mais ici, autour de la maison des domestiques, le territoire m’est parfaitement inconnu : quand bien même naguère un cartographe se serait aventuré dans ces lieux, aurait entrepris de prendre des relevés topographiques et de tracer des courbes et des lignes sur un plan, je serais de toute façon privé de la carte qu’il a dessinée, et bien forcé d’élaborer la mienne. J’ai donc poursuivi avec opiniâtreté mes travaux d’arpentage durant quelques semaines, ainsi que je l’ai expliqué, avec plus ou moins de méthode, et tracé des lignes et des courbes sur un carnet, traduisant en symboles la sauvagerie du monde, ordonnant le chaos des feuillages et du cours des ruisseaux, domestiquant la nature avec des signes – le genre de choses qu’un homme ne peut pas s’empêcher de faire : redoubler le monde pour s’en donner une version plus familière, en gommer les aspérités par le dessin, vaincre sa résistance par la géométrie, forcer les choses indifférentes à signifier par le récit. Surgirent ainsi quelques paysages, et l’angoisse sourde que procurait l’impression de n’être nulle part s’amenuisait.

Un peu plus tard

Mais ce monde, que j’avais cru apprivoiser par les artifices propres à mon espèce, ne s’en laissait pas conter, et bientôt il fallut se rendre à l’évidence : ici, quelle que fut exactement la nature de cet ici, la géographie n’apportait qu’un réconfort provisoire.

Les observations que j’avais reportées la veille ou les jours précédents apparaissaient en partie erronées quand je retournais sur le terrain. Ces modifications dépassaient largement ce qu’on est en droit d’attendre de la succession des saisons par exemple. Les changements qui, dans le monde où je vivais autrefois, s’étendaient sur une année entière, la repousse de la végétation après l’hiver, le déploiement des couleurs et des formes à la belle saison, les métamorphoses automnales, éclatantes et mélancoliques de la forêt, derniers feux avant que toute chose ou presque entre dans l’état de dormance, à l’abri sous une couverture de terre et de neige, tous ces phénomènes se produisaient désormais sans avoir été annoncés : un matin, la chaleur enveloppait la maison et ses alentours, et le lendemain, c’était un froid glacial qui vous saisissait au moment où vous mettiez le nez dehors. Les feuilles jaunissaient et rougissaient sans crier gare, et le ruisseau torrentiel aujourd’hui était à sec le lendemain. On s’en plaignait naguère, sans raison sérieuse, mais ici, je pouvais l’affirmer : il n’y a plus de saison ! Ou bien s’il y en avait, elles se succédaient sans ordre et sans mesure. Les premiers changements étaient certes à peine discernables : le sapin le plus proche de la maison, celui qui gratifie le jardin potager d’un salutaire ombrage, avait reculé de quelques mètres durant la nuit, et le cours du ruisseau dont j’entends les eaux chantonner à toute heure du jour et de la nuit, avait bizarrement dévié de sa route – rien de spectaculaire non, juste un méandre contingent, un décalage d’une dizaine de centimètres, un léger pas de côté, comme si, appréciant les abords de ma clairière, il avait pris sur lui de paresser un peu en chemin, et se prélasser un plus longtemps que la veille. Peut-être n’avais-je pas fait suffisamment attention à l’emplacement de ce sapin, et à l’itinéraire de ce ruisseau ?

J’ai cru d’abord qu’il s’agissait de quelques aléas climatiques particuliers, avant d’envisager une défaillance gravissime de mes cognitions, puis de mes fonctions cérébrales en général : peut-être une qualité spécifique de l’air environnant, une toxicité ambiante affectait singulièrement ma mémoire. Mais les notes prises la veille dans mon carnet, et l’avant-veille et les jours d’avant, attestaient que mes compétences n’étaient pas en défaut : j’avais noté hier encore que le sol était couvert de verdure et que le cerisier au fond du jardin portait haut ses fleurs blanches, et je constatais aujourd’hui que la terre était nue et les branches de l’arbre dépourvues de végétation. Non, décidément, nulle faiblesse de l’esprit n’avait pris part à ces changements soudains : l’environnement se transformait à une vitesse considérable, et le paysage avec lequel j’avais espéré me familiariser disparaissait avant même que j’en eus pris la mesure. Un processus de grande ampleur semblait s’être mis en branle, quelques jours après mon arrivée, une succession de bouleversements catastrophiques, dont il m’était impossible d’imaginer la finalité.

Les jours passants, et les nuits, les modifications de l’environnement se firent plus spectaculaires. Il n’était plus seulement question du vague déplacement d’une vulgaire motte de terre, ou d’un méandre dont l’angle déviait de quelques degrés, ou encore de la substitution d’un frêne par un sapin, non, c’est le ruisseau devenu familier qui devenait le matin suivant aussi large qu’une rivière, sans qu’il ait plu une seule goutte la veille au soir, une clairière qui surgissait subitement d’une forêt touffue – si une équipe de bûcherons avaient entrepris d’abattre des arbres durant la nuit, je n’aurais pas fermé l’œil ! –, plus étonnant encore, c’était une colline qui désormais obscurcissait l’horizon dont hier encore nulle élévation ne venait briser la platitude, et derrière cette colline, je discernais maintenant entre de bas nuages le sommet d’un jeune volcan en activité d’où s’échappaient des fumerolles menaçantes.

Certains matins, un brouillard dense cernait la maison des domestiques. Aux dernières heures de la nuit, quand un sommeil profond me dissuadait de me lever, j’entendais, comme dans un rêve, un grondement sourd et continu, entrecoupé de sifflements brefs, de craquements sinistres, comme ceux que font les glaciers quand les torrents puissants qui circulent sous la glace en rongent l’épaisseur. On aurait dit que le paysage muait, et ces bruits me paraissaient exprimer la souffrance d’un corps dont les limites éclatent, comme si la peau de ce corps se trouvait soulevée, percée et déchirée par des forces telluriques d’une puissance insoupçonnable.

Les premières fois, je m’éveillais l’angoisse au ventre, et n’approchais de la fenêtre qu’avec circonspection : quel paysage me serait offert ce matin ? Et si un vaste lac cernait les abords de la maison, si je me trouvais soudain piégé sur une île ? Je n’ai ni barque ni rame, aucun moyen de fuir, si tant est que le désir de fuir me prenne – car après tout n’ai-je pas déjà fui, et quel sens y aurait-il à fuir à nouveau, et pour aller où ? D’innombrables pensées tournoyaient dans mon esprit, tandis que je me décidais à ouvrir la fenêtre et les volets. Mais la plupart du temps, il me fallait attendre encore quelques minutes ou parfois quelques heures, que le brouillard se lève, et je contemplais alors un monde nouveau.

Cependant, force est de constater qu’on s’habitue à tout, même à l’inhabituel, même au fait que, chaque matin, le monde se présente sous un jour étranger. Après tout, la maison des domestiques, elle, ne changeait pas, les murs paraissaient solides, résistaient vaillamment à toutes ces catastrophes. Tout n’était donc pas emporté par le devenir. Pouvais-je affirmer qu’il en allait ainsi de moi-même ? L’identité à soi, la permanence de ce sentiment qu’on éprouve vis-à-vis de soi-même, le je pense, ou le je sens, ou le j’existe, qu’en restait-il alors que rien n’était sûr, rien ne demeurait, exceptés ces quatre murs et ce toit et ces meubles ? J’aurais dû, en toute logique, vaciller sous l’effet d’une angoisse insoutenable, perdre mon âme dans ce tourbillon d’irréductibles pluralités, m’effondrer et me disloquer, oublier toute logique, oublier ma langue elle-même, et me contenter d’adresser à genoux des prières muettes afin qu’on vienne me sauver.

Mais il n’en fut rien. À dire vrai, ces modifications du paysage finirent même par devenir une sorte de fête quotidienne. Dans l’appartement où j’ai vécu si longtemps, dans cette ville de province morne et grise, la vue ne changeait jamais. Le mur d’en face ne se déplaçait pas d’un iota, et la fenêtre qui faisait face à la mienne, sans doute condamnée car donnant au nord, ne s’ouvrit jamais tout le temps que je demeurais à cet endroit. Et la rue, quand je me forçais à y descendre, empruntant les escaliers bordés de murs au crépi douteux, s’obstinait-elle aussi dans la répétition et l’inertie : rien n’arrivait jamais qui fût digne d’être noté, et mon existence elle-même se résumait à ces portes et ces visages qui se fermaient, ces espoirs déçus, ces élans contrariés, non, rien n’arrivait jamais que la même expérience de l’échec, les factures dues aux propriétaires tombaient, implacables, et rythmaient la vie, et les rares fantaisies que je m’autorisais étaient sévèrement punies d’un endettement supplémentaire, si bien qu’immanquablement, je rentrais chez moi, dans cet appartement, la tête basse.

Tandis qu’ici, grâce à ces bouleversements paysagers quotidiens, je ne m’ennuyais guère. Je les goûtais désormais avec joie, et, pris d’une insatiable curiosité, je me surprenais le soir venu à attendre le matin suivant avec impatience. Mes jours alors étaient consacrés à l’exploration de ces nouveaux territoires. Moi qui d’habitude me traînais sans aucune vigueur, j’avais appris ici à marcher plus vivement, sans trop me fatiguer, si bien que, depuis le matin jusqu’au soir, il m’arrivait fréquemment de parcourir une cinquantaine de kilomètres aller-retour, en prenant soin de revenir sur mes pas à la fin de l’après-midi, avant que le soir tombe, pour gagner mon refuge. Je passais ainsi chaque jour d’un monde à l’autre, et même, d’un climat à l’autre : hier c’était une forêt tropicale dense et sauvage, aujourd’hui une sorte de steppe quasiment désertique, et demain, peut-être, j’aurais à gravir les pentes d’une montagne enneigée.

Comme si quelque démiurge entreprenait chaque nuit de modifier le monde : existait-il quelque part d’autres spectateurs de cette puissance tectonique, de ce bouleversement tellurique ? Et si j’en étais le seul témoin, quelle était donc la signification de ce privilège ? Si c’était pour me punir, et c’est là l’idée qui m’était venue en premier – parce qu’il est dans ma nature de domestique de songer d’abord à ma disposition coupable – quel en était le motif ?

Ou bien il n’est aucun démiurge, mais c’est la forêt elle-même qui devient un lac, qui veut devenir un lac ou le lac qui se rêve montagne, et la montagne ne se satisfait pas de sa condition et se languit de la douceur des plaines.

Le miracle, ici, était permanent. J’étais peut-être le jouet de quelque dieu, mais ne souffrais pas pour autant d’angoisses métaphysiques. N’ayant aucun pouvoir sur le monde, je me contentais d’en apprécier les incessantes métamorphoses. L’homme qui se rêve en maître et possesseur de la nature, ou qui s’emploie à dominer ses semblables, se fait fort de deviner les régularités, qu’elles soient climatiques, géologiques ou humaines, afin d’anticiper les effets de ses actes et profiter d’un avantage sur la nature indifférente et les ignorants. Il maîtrise, canalise et oriente à son profit le flux des perceptions et des pensées, il s’empare du vivant et le plie à ses propres désirs dont il fait la pierre de touche de la civilisation. Quelles perceptions et quelles pensées sont susceptibles de nourrir l’esprit de l’homme du commun, qui consacre plus de la moitié de la durée de sa vie diurne à exercer une tâche répétitive, confiné dans un bureau avec vue sur le parking des employés, et l’autre moitié à se rendre au dit bureau, s’en retourner chez soi, dans un appartement sans âme, faire quelques courses au passage, et ruminer la frustration d’une journée gâchée, vautré dans un canapé fabriqué industriellement, avant de s’abrutir, vidé de toute émotion, privé de sentiments, devant des écrans, aidé par une bouteille de mauvais vin, en espérant trouver le sommeil. À l’entreprise, je faisais ainsi don non seulement de mon corps, de mon temps, de mes sensations, mais aussi de mes pensées, de mon esprit, en échange d’un maigre salaire, et ce fruit modeste de mon sacrifice, je le redonnais finalement à ceux-là mêmes qui m’en avaient fait l’aumône, les propriétaires, en acquérant leurs produits ou en leur versant un loyer, si bien qu’en travaillant, j’avais à peine de quoi acheter le droit d’habiter sous un toit et d’alimenter un corps dont la vie n’était plus qu’un complexe de routines, et le mouvement une succession d’actes réflexes. Aux propriétaires finalement, comme tous les hommes de ma condition, je léguais la totalité de mon existence, en vue de leur enrichissement et de leur épanouissement à eux, et qu’avais-je en échange ? Des repères sans doute. Une vie simplifiée, comme peut l’être celle d’une machine ou d’un insecte, dans laquelle les occasions d’exercer sa volonté, d’être confronté à quelque choix, sont rares, se comptent à vrai dire sur les doigts d’une main durant toute la durée qui s’écoule de la naissance à la mort, une vie sans autre perspective qu’une retraite éventuelle, si tant est qu’une sale maladie ne vous ait pas emporté prématurément, une vie assurément misérable, une vie d’esclave en somme, parfaitement réglée par la nécessité, et une vie rassurante par sa monotonie même.

Alors qu’ici, c’était tout le contraire. Le devenir s’écoulait sans entrave et toute chose semblait jouir d’une entière liberté. Rien de demeure identique à soi-même, pas même le soi-disant moi – j’étais devenu assez philosophe pour en apprécier le caractère illusoire. Mes souvenirs de la vie d’avant, les espérances et les déceptions, tout cela, qui donnait corps autrefois à ce que j’appelais ma vie intérieure, s’effilochait avec le temps. Peu m’importait désormais ce que j’étais ou ce que je pensais être naguère. Et ma foi, n’y pouvant rien, je m’abandonnais, je ne me révoltais pas, me contentant des offrandes du jour.

J’ignore combien de temps je demeurais ainsi, parfaitement seul, dans la maison des domestiques, environné de paysages mouvants au gré d’une mémoire incertaine. Un jour pourtant, le monde d’avant, ou du moins un de ses représentants, vint troubler la paix sauvage à laquelle je m’étais habitué.

Une visite

Depuis ce soir, en effet, je ne suis plus seul dans la maison réservée aux domestiques.

Un homme d’âge mûr, vêtu d’une gabardine, se trouve assis sur une chaise dans un coin de la cuisine, soigneusement ligoté par mes soins, au moyen d’une corde de lin assez épaisse récupérée dans la remise. Cet homme est le propriétaire du domaine dont la maison des domestiques dépend. Ou : dont elle est censée dépendre. Il est le propriétaire de la grande maison dont j’ai franchi le palier un jour, sans avoir été autorisé à pénétrer dans le grand salon.

Il est assez joufflu, sa bouche est ornée de lèvres roses et charnues, le cheveu assez rare parsème un crâne poli au sommet duquel émerge une petite bosse encore rougeoyante, trace du coup que je lui ai porté tantôt. J’ai nettoyé le sang, je ne pense pas qu’il y ait de fracture ni de traumatisme crânien, mais qui sait. Je ne m’y connais guère en médecine. J’ai frappé assez fort tout de même, suffisamment pour l’assommer.

Notre première rencontre fut plutôt brève. Il s’était aventuré dans les bois – ses bois – et marchait d’un air préoccupé tout en regardant l’écran de son téléphone connecté. Je l’ai vu arriver bien avant qu’il ne me voie, fasciné qu’il était par son appareillage. J’étais en train de ramasser des branches pour démarrer le feu en prévision de cet hiver, et je me suis posté devant lui, une lourde branche en frêne à la main. Il a bien évidemment sursauté, ne s’attendait pas à voir quelqu’un dans les bois dont il est propriétaire, et il a paru surpris en devinant derrière moi l’ombre de la maison des domestiques, ce qui confirme ma théorie selon laquelle tout le monde, y compris le propriétaire, a oublié l’existence de cette bâtisse. Il a demandé d’un ton sec, d’un ton typiquement propriétaire, ce que je fichais ici. Je n’ai pas répondu. Il a dit que je n’avais rien à faire ici, qu’il s’agissait d’une propriété privée, que j’allais devoir le suivre. Je n’ai rien dit. Il a menacé en brandissant son téléphone comme s’il s’agissait d’une arme d’appeler le service de sécurité. J’ai alors frappé avec la branche assez lourde que je tenais dans la main. Puis je me suis penché sur son corps gisant sur les feuilles mortes automnales pour vérifier s’il était encore en vie. Il respirait en tous cas. J’ai pris son appareil, dont l’écran indiquait « pas de connexion », et fouillé dans ses poches. Il y avait là un second téléphone, un portefeuille avec un permis de conduire, des cartes de paiement, et dans une autre poche, quelques plaquettes de médicaments. Je ne suis pas calé en médecine, comme je l’ai déjà mentionné, et le nom de ces médicaments, écrits en tous petits caractères sur les plaquettes, ne me parle pas. Peut-être le propriétaire est-il malade. Ou peut-être s’agit-il juste de pilules pour améliorer ses performances, comme la plupart des gens en consomment paraît-il. Je n’en ai jamais pris, de telles pilules. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je n’ai jamais obtenu le niveau de performance nécessaire pour pénétrer dans le grand salon ? Qu’importe, il est trop tard, bien trop tard.

Depuis, le propriétaire est installé dans la cuisine, ligoté à sa chaise, à l’aide de cordes fines que j’ai trouvées, comme par hasard, mais je ne crois plus tellement au hasard désormais, dans la remise, soigneusement rangées dans une boîte sur une étagère. Comme on pouvait s’y attendre, à son réveil, il a manifesté une grande panique, hurlant, appelant à l’aide, se débattant, essayant de se libérer de ses liens, résultat : la chaise a fini par tomber et lui avec. Mais cette fois, il n’a pas perdu connaissance. Je l’ai laissé ainsi, gisant sur le parquet, durant une bonne heure, rampant comme il pouvait en se traînant avec sa chaise collée à son dos : on aurait dit une sorte de cafard et j’ai bien entendu pensé à la nouvelle de Kafka, la Métamorphose, que j’avais lue dans mes jeunes années, mais je ne le lui ai pas dit. Il s’est avancé plus ou moins dans ma direction, en se tortillant, un rictus aux lèvres, porté par une férocité dont je n’avais jamais mesuré l’expression sur un visage humain. Je me suis juste déplacé d’un pas sur la gauche, alors, considérant sans doute qu’il lui serait impossible de m’attraper dans ces conditions, entravé comme il se trouvait maintenant, il a entrepris de se diriger vers la porte d’entrée de la cuisine, qui est aussi la porte d’entrée principale de la maison, porte que j’avais laissée entrouverte, n’ayant aucune raison de redouter que les cris du propriétaire n’alertent quelque voisin, n’ayant à ma connaissance aucun voisin à des kilomètres à la ronde (doutant même, jusqu’à ce que je tombe sur le propriétaire, qu’il y eût encore un être humain quelque part excepté moi).

Puis, au bout d’un moment, lassé de ce spectacle ou bien prenant pitié de cet homme en bien fâcheuse posture, je ne sais, j’ai redressé la chaise, si bien qu’il a retrouvé une position assise sans doute plus digne de sa condition de propriétaire, et j’ai déplacé la chaise et son passager jusqu’à la table de la cuisine, en poussant le dossier. Il s’est tu un instant, puis, comme je me tenais assis devant lui, de l’autre côté de la table, il m’a regardé avec un regard dont la spécificité doit appartenir exclusivement à la race des propriétaires, un regard à vous glacer le sang, fixe, sans cligner des paupières, un regard accusateur, un regard à tuer, à licencier, à expulser, à faire perdre toute contenance, toute dignité, un regard à vous dissoudre dans la honte, à vous clouer d’une humiliation définitive, du genre, il n’y aura jamais de seconde chance, du genre n’y revenez jamais, du genre, vous êtes grillé, du genre c’est fini pour vous, du genre, c’est comme si vous étiez déjà mort, le regard de celui qui a bâti sa fortune sur la ruine et l’exploitation de la multitude – au commencement de ces empires, immanquablement, une geste violent l’inaugure, une spoliation, un viol, une succession de meurtres, le lent défilé des esclaves, le cliquetis des chaînes et le claquement des fouets, et ce regard que je connais bien non pas tant pour en avoir été victime que pour en avoir senti souvent les effets en rêve, comme s’il me hantait, comme il hante je suppose tous les rêveurs de ma condition, un regard en somme qui vous remet à votre place – mais voici que je recommence avec ma domesticité, voici qu’à nouveau je me plie au pouvoir du propriétaire, alors qu’il est patent, là maintenant, que je suis en position de force, et pas lui.

Je ne réponds pas. Il dit qu’il est président d’une communauté territoriale importante, qu’il a un fils de mon âge, mais qu’il y a peu de chance que nous nous connaissions, son fils et moi, que nous n’avons sans doute pas fréquenté les mêmes écoles, non, vraiment, fait-il avec un sourire adressé à lui-même, il y a peu de chance, et il me demande si par hasard j’ai entendu parler de son fils, et comme je ne réponds pas, il répond que probablement, j’en ai entendu parler, si tant est que je regarde les informations, d’ailleurs je n’ai vu aucun écran dans cette pièce, se pourrait-il que je n’aie aucun écran nulle part dans cette maison, aucune connexion avec le monde extérieur, c’est ce qu’il est train de se demander me confie-t-il, est-il possible que je sois tombé sur le seul type sur terre qui vit sans aucune connexion, mon fils justement, ajoute-t-il, à seulement trente-cinq ans, possède déjà une des plus grosses fortunes de Californie, est-ce que la Californie me dit quelque chose, interroge-t-il avec perfidie, mais je ne réponds pas, alors il dit que je suis probablement un demeuré, c’est bien ma chance, quelle ironie, fait-il, tomber sur un demeuré qui ne dispose d’aucune connexion et n’a jamais entendu parler de la Californie, et des affaires de mon fils, ça existe encore des types dans ce genre ? je ne réponds pas.

Et cette maison, comment ai-je pu avoir l’outrecuidance de m’installer dans cette maison, alors que lui-même, malgré sa qualité de propriétaire, en ignorait jusqu’à présent l’existence ?

C’est fou quand même quand on y pense, dit-il comme s’il pensait à haute voix, que les anciens propriétaires aient omis de la mentionner, et je ne croyais pas, non je ne croyais pas, que la propriété fût aussi étendue, vous saviez vous, dit-il en se tournant vers moi, qu’elle était aussi étendue, avec ces collines, ses forêts, ses lacs, je croyais moi avoir acheté un bout de forêt, une parcelle, et me voilà avec cette étendue ! Et, pour lui-même cette fois : qu’est-ce que je vais faire de tout ça ?

Et depuis combien de temps êtes-vous ici chez moi au fait ?

Il me demande, manifestement agacé, pourquoi je ne parle pas.

Et quel est le montant de la rançon, si toutefois j’ai demandé une rançon,

Est-ce que je sais au juste qui il est ?

Comme le propriétaire parle trop, au bout d’une journée, j’ai décidé de le déplacer dans la chambre d’amis, à l’arrière de la cuisine. Je me suis lassé de sa compagnie et nous avons je crois épuisé tous nos sujets de discussion.

Je ne réponds jamais au propriétaire. J’avoue ne l’écouter que d’une oreille discrète, trop occupé à mes propres pensées. Autrefois, j’aurais certainement essayé de faire bonne figure, profitant de la situation pour l’amener à réévaluer ma personne, lui montrer que je ne suis pas si stupide que j’en ai l’air.

Aujourd’hui, après tous ces évènements, mes ambitions se sont tues, et je me contente finalement de faire ce que sont censés faire tous les domestiques en présence de leur propriétaire : je l’écoute déblatérer sans donner mon avis, et je me mets à son service. Monsieur désire aller aux toilettes, je l’y conduis, sous bonne garde certes, et sans desserrer tous ses liens, mais j’obtempère, laissant tout de même la porte entrouverte, mais sans regarder. Monsieur a faim, le menu du jour ne le satisfait pas, qu’à cela ne tienne, j’essaierai de faire mieux la prochaine fois – mais il est vrai que ce n’est pas moi qui décide du contenu des réserves de nourriture et donc des menus –, Monsieur désire prendre l’air, marcher un peu pour éviter la phlébite, ce que je ne lui souhaite pas bien entendu, après tout, s’il est ici, ce n’est pas de mon fait, je ne lui veux en vérité ni bien ni mal, sauf qu’en le privant de la liberté d’aller et venir, j’encours le reproche de le maltraiter. J’en conviens. Je le garde en captivité dans la maison des domestiques. À ma décharge, il faut rappeler que lors de notre première rencontre, il m’avait explicitement menacé, arguant qu’il était lui le propriétaire, et que je n’avais aucun droit à me trouver là, sur ses terres, qu’il allait prévenir les services de sécurité, qu’il m’en cuirait, car les lois, assurément protègent les propriétaires, que les lois, c’est là leur raison d’être au fond, sont largement motivées par la défense des intérêts et des modes de vie des propriétaires, qu’elles servent avant tout à signifier à ceux qui ne possèdent rien les limites de leur jouissance, que la violation de la propriété privée est un délit puni des peines les plus lourdes, et où irait le monde assurément si la loi ne protégeait pas les propriétaires je vous le demande.

Mais les lois, qu’en ai-je désormais à faire ? Il est frappant qu’après avoir vécu durant seulement quelques mois sans croiser ne serait-ce que l’ombre d’un représentant de la loi et sans lire une seule lettre de l’administration vous rappelant vos devoirs et vos obligations, ce sentiment de subordination s’évanouit totalement. À peine demeure un vague souvenir de la crainte qu’elle inspirait naguère, mais ce souvenir ne suffit pas, en tous cas chez moi, à prendre au sérieux les menaces du propriétaire. Avec une assurance tout à fait inaccoutumée chez moi, j’ai substitué aux lois qu’il invoquait les miennes propres, comme le fit Antigone devant Créon, et considéré qu’en vertu de mes lois propres, donc, il n’était pas raisonnable d’accorder une liberté de mouvement à cet homme qui, de toute évidence, s’avérait être de mes ennemis. D’une certaine manière, je lui faisais payer aussi toutes les exactions dont j’estimais avoir été victime au fil de ma vie antérieure, les vexations, les humiliations et les spoliations, toute cette violence qu’on inflige aux gens de ma condition sous le couvert des lois, au prétexte de protéger les propriétaires. Que j’aie pu être, au moment de serrer les liens autour de ses poignets et à ses chevilles, animé par un sentiment de vengeance, qui après tout pourrait aussi avoir été inspiré par la justice, il n’en restait pas moins qu’il représentait effectivement un danger pour le mode de vie dont je jouissais ici et maintenant, dans la maison des domestiques. Ce pour quoi j’ai préféré le garder en détention jusqu’à présent.

Mais serais-je capable d’aller au-delà de cette incarcération et de faire preuve d’une véritable cruauté envers lui ?

J’ai rêvé naguère, à l’époque où j’habitais encore dans un monde peuplé d’êtres humains, de propriétaires et de domestiques, d’infliger à ce genre de personnage les tortures les plus sophistiquées. Et voici qu’aujourd’hui, je me tiens devant le genre d’homme dont précisément j’avais à me plaindre, qui plus est, en position de force, car il est attaché tandis que je suis libre. Rien ne m’empêche, si l’envie me prend, de lui sectionner séance tenante un ou plusieurs doigts de la main, de lui crever un œil ou même les deux, de lui arracher une oreille, ou de lui casser quelques dents. J’ai tous les outils nécessaires à disposition, couteaux, tournevis et marteaux. Je devine qu’il m’en faudrait peu pour laisser libre cours à la fureur et lever les derniers scrupules qui retiennent mon bras, tant est vaste la peine accumulée depuis toutes ces années, toute cette frustration qu’il a fallu contenir, toutes ces injustices ravalées, ces blessures rafistolées, ce bricolage à laquelle se réduit finalement l’existence de ceux qui comme moi, ont dû composer avec une naissance médiocre.

Et pourtant, je me sens arrêté dans mon élan, non pas à proprement parler parce que j’aurais éprouvé quelque scrupule, ce dont souffre dans ce genre de circonstances la plupart des hommes, excepté les sadiques et les délirants, non, mais plutôt parce que l’ennui m’a déjà gagné. Après tout j’ai déjà imaginé ce genre de scène, je me suis vengé tant et souvent dans mes rêves, c’est comme un livre qu’on a déjà lu maintes fois, on sait comment ça va finir, et tout laisse à penser que la réalité, le fait de rendre ce rêve réel, constituera une expérience décevante, que l’excitation ressentie ne sera pas à la hauteur de celle qui accompagnait mes rêves, au bout duquel je m’éveillais ruisselant de sueur, en érection, forcément, et pleinement satisfait. Non. Le torturer, là maintenant, ne procurerait qu’une satisfaction diminuée, entachée de défauts. Toutefois, j’aimerais qu’il crève à la fin, évidemment.

Le propriétaire craint probablement d’avoir à faire à un sadique, quand bien même, jusqu’à présent, excepté le coup de bâton sur la tête lors de notre rencontre initiale, aucune douleur ne lui a été infligée. Il tente néanmoins de m’amadouer, s’efforçant d’adoucir le timbre, habituellement cassant, de sa voix, il entreprend de me séduire, d’aller dans mon sens, de faire ami-ami, se confie tel un intime dans l’espoir que je lui rende la pareille, pour un peu, par moment, il semblerait que nous soyons devenus les plus familiers du monde, que nous formions un vieux couple, « oublions nos différences, mon brave », alternativement, il me tutoie et me vouvoie, « faisons fi des classes sociales, de toute façon, la lutte des classes est achevée depuis des lustres, faute de combattants », cette assertion le fait rire de bon cœur, comme s’il avait fait une bonne blague, « lâchez-vous mon brave », me dit-il, « vous m’avez l’air tout coincé, tellement intimidé, qu’avez-vous donc à craindre ?, attaché de la sorte, je ne vous ferai aucun mal », &c &c.

Comme je ne réponds pas, même si j’ai frémi en l’entendant évoquer ma supposée timidité, et qu’à cet instant, j’ai dû serrer le poing pour ne pas lui taillader les joues avec le couteau de cuisine que je garde toujours à la ceinture, comme je demeure apparemment impassible, il change bientôt de ton, son visage se crispe, la voix brise et casse et persifle, et les mots semblent surgir hors de sa gueule, filtrés par une dentition toxique, comme s’il éjectait des doses de venin en parlant. « Mais vas-y donc, lâche-toi, je sais bien que tu rêves de me sectionner les doigts de la main, de me crever un œil, de m’arracher l’oreille et me casser les dents. Qu’attends-tu ? », et il tend les doigts comme il peut malgré ses mains menottées, me les offrant en pâture. Il me dit que s’il était à ma place, il ne se gênerait pas, il y a longtemps que j’aurais déjà eu à déplorer la perte d’un doigt, d’un œil, d’une oreille et de quelques dents. « C’est la différence entre toi et moi, imbécile, moi je suis un homme d’action, toi, tu n’es qu’un pisse-froid, un qui se défile et débande, un scrupuleux, un réservé. » Il ajoute que j’ai peur, peur de l’entendre hurler, d’être témoin de sa douleur, de voir son sang couler, qu’un pauvre type comme moi, une lavette, une tafiole, est du genre à s’évanouir en voyant le sang jaillir de la blessure qu’il a pourtant lui-même infligée, il me provoque, il veut que j’agisse, il veut entendre le son de ma voix, « Mais parle ! Imbécile ! T’es muet ? On t’a coupé les cordes vocales ? Pourquoi tu parles pas ? Pourquoi tu ne fais rien ? Mais qu’est-ce que tu veux ? » &c, &c.

Je ne dis rien.

Après avoir beaucoup parlé, il conclut d’un « j’ai soif » : c’est un ordre, et je m’exécute poliment, lui verse de l’eau dans un verre qu’il porte maladroitement à sa bouche, entravé qu’il est par ses menottes, puis il se tait. Il m’observe en silence, avec attention, comme le font ces jeunes chiots qui s’efforcent de deviner les intentions de leur nouveau maître. C’est un sentiment pénible d’être examiné de la sorte, et je songe à tous les examens dont ma vie passée fut ponctuée, comme si, pour les gens de ma condition, subir des épreuves et des contrôles plusieurs fois chaque année constituait un rituel nécessaire, comme s’il fallait pour les examinateurs s’assurer ainsi de la viabilité de l’individu qu’ils soumettent à l’observation, de son obéissance et de sa bonne volonté. Je me sens, examiné par lui, comme un animal livré à quelque expérience dans un laboratoire, un rat ou un chimpanzé dont on surveille et note le comportement. Je me détourne pour aller à l’évier de la cuisine, faire un peu de vaisselle, et je perçois ce regard pesant juste sur mon dos. Peut-être se demande-t-il ce que je fabrique. Il s’interroge sur mes intentions, continue de me prêter, bien qu’il en doute parfois, une intériorité, des émotions, des pensées, des volontés. Il se dit que peut-être, je vais me retourner vers lui brutalement, brandissant un grand couteau, un rictus aux lèvres, prêt à en découdre avec ses doigts, ses yeux, ses oreilles et ses dents, et que l’heure est venue pour lui d’éprouver d’intolérables souffrances. Mais rien de tel n’a lieu. Car je sais qu’il me manque cette disposition à la cruauté qu’il suppose à tort répandue naturellement en chaque être humain, mais non, je ne suis pas comme lui, et je me contente, le dos tourné, de récurer les assiettes. Ce faisant, j’éprouve comme un sentiment de fierté. Tout en m’adonnant à des tâches réservées aux domestiques, tout en confirmant ma subordination, je déjoue en réalité ses attentes, je subvertis l’idée qu’il se fait de ceux de ma condition, précisément en me contentant de faire ce que d’habitude, dans des circonstances normales, on attendrait de moi, que je récure les assiettes ou serve des verres d’eau à ceux qui ont soif. Plutôt que de profiter de la situation pour humilier et molester mon prisonnier, je contredis sa vision des rapports humains, selon laquelle, j’imagine, l’homme est un loup pour l’homme et des choses de ce genre, je lui oppose en somme mon indifférence et une absence de violence qui le laissent non seulement interloqué, mais aussi le découragent. Car le propriétaire, comme il le dit lui-même à qui veut l’entendre, est un homme d’action, à croire qu’il n’est que cela, et qu’il ne possède aucune autre pensée que celles qui s’avèrent utiles à l’action, et comme je ne fais rien, comme je n’agis pas, car récurer une assiette, je suppose, n’est pas de son point de vue un acte au même titre que crever un œil ou arracher une oreille, il se trouve tout décontenancé, ne sait plus que faire – et d’ailleurs, s’il s’efforce de faire avec ses mots, d’influencer, de bouleverser, de modifier, juste en parlant, il doit bien convenir qu’au final tous ces efforts butent sur mon impassibilité, et qu’il ne fait donc rien, au sens strict, d’autant plus que son corps est privé de mobilité. Parfois, j’aimerais prendre la parole et lui expliquer cela, que son agitation est vaine, qu’il ferait mieux de se comporter conformément à sa nouvelle condition, comme une plante par exemple, a-t-on déjà vu une plante lancer des invectives au soleil, se plaindre de la pluie, râler contre le vent ? Non, une plante fait ce qu’elle a à faire et considère les évènements avec sagesse, elle ne s’épuise pas en d’inutiles simagrées et contorsions, elle économiserait sa salive si elle en avait. Si j’étais à sa place, assurément, je prendrais exemple sur les plantes, j’irais chercher en moi-même les ressources de cette âme que les anciens nommaient végétative, étant privé de toute façon, lié de la sorte, des avantages d’une âme sensori-motrice – l’âme intellective ne lui étant dans ces circonstances contraires que d’une maigre utilité. Mais je ne crois pas que mon propriétaire ait envie de disserter de la distribution des âmes dans le platonisme, et je préfère de toute façon le laisser mariner dans son jus, et le soustraire aux plaisirs de la conversation : c’est bien la moindre des vengeances ainsi qu’une délicate consolation au regard ce que des gens comme lui ont fait subir à ceux de ma condition.

Aujourd’hui, au bout d’une heure à peine, j’en ai soupé de sa compagnie et m’apprête à sortir. Il m’observe tandis que je vérifie avec soin le contenu de mon sac à dos, change de chaussures, enfile une veste plus chaude. Où allez-vous ?, fait-il, vous comptez encore me laisser ici tout seul, attaché à cette chaise, toute la journée ? Imaginez-vous ce que j’endure, seul, avec pour unique horizon cette table de cuisine, un évier et une fenêtre sale ? Personne à qui parler ? Mais je ne réponds pas et file dans le jardin, puis je m’en vais à pied parmi les paysages changeants que la fortune m’offre ce matin.

Ce matin, le propriétaire s’inquiète non pas tant de sa situation présente, mais de ce que deviennent ses propriétés alors qu’il en est absent. À tous les coups, dit-il, alors qu’hier encore il se montrait extrêmement confiant dans le fait qu’on déploierait des moyens inouïs pour le retrouver, à tous les coups, dit-il, ces enfoirés ont déjà pris ma place.

Il lui vient même l’idée qu’il s’agirait d’un complot, qu’en réalité ses rivaux ont orchestré son enlèvement, et peut-être même le conseil d’administration tout entier s’est entendu pour le faire disparaître. Ils vous ont bien payé au moins ?, fait-il en me regardant d’un sale œil. Et ajoute, mais il me l’a déjà dit, et il le répète environ trois fois par jour : je peux toujours vous payer beaucoup plus.

Le propriétaire s’est envolé. C’est évidemment manière de parler, je doute qu’il ait jamais été capable de voler, tout propriétaire qu’il soit, mais il a quitté la maison, profitant en réalité de ma mansuétude à son égard – j’avais délibérément dénoué la veille, tandis qu’il était assoupi, après avoir bu une bouteille entière de vin de table, une partie de ses liens. Non. Pour être honnête, il ne s’agissait pas de mansuétude, mais plutôt d’une grande lassitude. Autant le dire, j’ai organisé méthodiquement la fuite du propriétaire. Alors qu’il dormait, allongé sur le lit de la chambre d’amis, qu’on aurait pu soit dit en passant appeler tout aussi bien la chambre de l’ennemi, j’ai desserré ses liens suffisamment pour qu’il soit en mesure, une fois éveillé, de se libérer par lui-même. La nuit venue, j’ai entendu de l’autre côté de la cloison le bruit lourd que fait un corps chutant en bas d’un lit : il s’était sans doute contorsionné tant et plus qu’à la fin il était tombé. J’ai craint qu’il ne s’assomme encore une fois, ou se blesse gravement, mais, heureusement, car il m’aurait été pénible d’être contraint de m’occuper d’un impotent, il a fini par se relever. J’ai quitté la maison avant qu’il ne m’appelle pour sortir de sa chambre, comme il le fait habituellement vers huit heures, et je me suis caché derrière un amas de terre au fond du jardin.

Depuis mon poste d’observation extérieur, je distinguais juste son ombre passant et repassant derrière les fenêtres. Il fouillait la maison des domestiques, dans un état d’excitation manifeste, cherchant sans doute les objets qui pouvaient lui être utiles : ses téléphones, ses pilules, une arme à feu, des papiers d’identité, les siens probablement, mais aussi peut-être les miens, afin d’être en mesure, une fois de retour dans son monde familier, de lancer une procédure contre moi, de porter plainte et je ne sais quoi d’autre. Mais évidemment, il n’aura rien trouvé de tel. Juste un couteau de cuisine que je lui ai laissé par pitié. Bonne chance à lui. À plusieurs reprises, il a jeté un œil par l’encablure de la porte entrouverte, avec la plus grande discrétion. Puis, portant un petit sac de voyage d’une main, le grand couteau de cuisine de l’autre, il est sorti de la maison des domestiques. Après toutes ces semaines durant lesquelles il avait été contraint à la plus grande immobilité, il n’avançait qu’avec peine, comme s’il découvrait aujourd’hui la marche à pied.

Caché derrière mon tas de terre, je pensais : où compte-t-il aller ? Il ignorait tout des bouleversements quotidiens de l’environnement, des lois inhabituelles qui gouvernaient ici l’espace et le temps. Le paysage de ce matin, une enfilade de collines recouvertes de feuillus et ponctuées de lac, ne ressemblait en rien au paysage qu’il avait traversé lors de son arrivée. Mais ça aurait pu être pire. Ce matin nous étions plutôt en automne. Alors qu’hier encore, on se sentait comme au tout début du printemps, il restait de beaux arpents de neige dans le jardin et les températures ne dépassaient guère zéro degré, et l’avant-veille nous étions plongés au cœur d’un été torride et irrespirable. Il hésita quelques minutes avant de choisir une direction, puis s’engagea bravement vers ce qui devait être le sud, du moins était-ce le sud quand, il y a bien longtemps, je suis arrivé ici, et, comme un homme étranger au doute et qui pense que la détermination et la persévérance sauront contraindre la réalité à lui être favorable, un homme d’action, vraiment, il s’est enfoncé dans la forêt comme si les arbres allaient s’écarter à son approche. Ça ne m’aurait guère étonné d’ailleurs. Mais il faut se méfier des arbres : sous leur allure en général débonnaire d’êtres apparemment peu intéressés aux affaires humaines, derrière leur passivité supposée, ils s’avèrent parfois, quand on se montre trop irrespectueux à leur égard, de redoutables assaillants, et, connaissant mon évadé, je ne serais pas surpris qu’il soit, au bout d’un moment, pris dans quelque entrelacs de branches et de ronces, saisi par l’obscurité, fait à nouveau prisonnier cette fois-ci par les branches et les arbustes qui hantent la forêt.

Il est probable, pensé-je en sortant de ma cachette, qu’il constate bientôt son égarement, et qu’il lui vienne l’idée de faire demi-tour afin de retourner à la maison des domestiques. Un homme raisonnable se comporterait de la sorte. Mais je ne suis pas sûr que cet homme soit raisonnable. Il lui faudrait néanmoins beaucoup de chance pour retrouver son chemin. À toutes fins utiles, j’ai pris mes dispositions. Car il pourrait également, une fois devant la maison, considérer qu’après tout elle lui appartient, et, désormais libre de ses mouvements, en reprendre possession. C’est un propriétaire, je ne devais en aucun cas l’oublier, et il est dans sa nature et son essence de prendre possession, par la ruse ou par la force, avec ou sans l’aide de la loi. Sans doute en profiterait-il pour me punir de l’avoir traité comme un vulgaire squatteur, et, renversant les rôles, il m’attacherait à la chaise de la cuisine. Serait-il capable, lui, de cruauté ? Certains de ses regards quand il me parlait me laissent croire que oui. Prenant conscience au bout de quelque temps de la situation, le paysage changeant, l’impossibilité de quitter les alentours de la maison, l’absence de tout autre humain aussi loin qu’on le cherche, considérant qu’il devait désormais composer un monde avec son ancien geôlier, et personne d’autre, que ferait-il de moi ? Un homme tel que lui, c’est dans sa nature, il ne peut aller contre, a besoin d’un empire. Quel intérêt y aurait-il à régner sur un empire dépourvu de sujet ? Il aurait besoin de moi. Il me contraindrait à devenir son domestique. Un maître sans domestique perd sa raison d’être. Mais je ne veux plus être le domestique de personne. Et c’est pourquoi j’ai pris mes dispositions.

À la tombée du soir, j’ai fermé portes et fenêtres, ce que je ne fais jamais habituellement, n’ayant pas à craindre l’irruption d’un voleur ou d’un assassin. Avec le plus grand soin je me suis attaché à vérifier toutes les entrées et les issues, installant ici et là, tout autour de la maison, des objets métalliques et bruyants, contre lesquels il ne manquerait pas, s’il lui prenait l’envie de revenir ici, de buter, signalant ainsi sa présence. J’ai disposé les couteaux de cuisine sur la table au cas où nous en serions venus à combattre. J’étais prêt à le tuer cette fois-ci.

Il était parti, et je ne souhaitais pas son retour. J’éprouvais un intense besoin de solitude. Plus de propriétaire, plus de corps à soutenir pour le traîner jusqu’aux toilettes, à la cuisine, à la chambre d’amis, plus de repas à préparer pour deux, plus de verre à remplir, plus de corde et plus de lien, et surtout, en finir avec cet incessant monologue qu’il m’infligeait, en finir avec ces invectives, ces insinuations, ces chuchotements sirupeux, ces soupirs affectés, ces reproches et ces menaces, ces cris et ces larmes, fini le propriétaire, terminé, j’en ai soupé de lui, assez vu et entendu, j’ai appris tout ce que je voulais savoir au sujet des propriétaires, et je me demande même aujourd’hui pourquoi, avec tant d’obstination et de ténacité, j’ai cherché durant toutes ces années à me faire admettre dans le salon de la maison des propriétaires. Quelle absurdité ! Que de temps perdu et d’énergie gaspillée ! D’où m’était donc venue une telle idée ? Comment se loge-t-elle donc dans la tête des gens de ma condition au point qu’elle devienne si désirable qu’on y consacre sa vie entière et qu’elle finisse par saturer l’horizon de toutes les espérances ?

Si je me tenais aujourd’hui devant un auditoire composé de gens de ma condition, je les mettrais aussitôt en garde : ne perdez pas votre temps à chercher à vous faire bien voir des propriétaires, ne vous épuisez pas à les satisfaire, ces gens-là sont ingrats, l’ingratitude est un trait déterminant de leur caractère, s’ils vous récompensent, c’est qu’il faut vous méfier, s’ils vous félicitent, prenez le large, il n’y a rien à tirer de bon de la fréquentation des propriétaires, si par malheur vous en croisez un, passez votre chemin, disposez entre lui et vous la plus grande distance possible, et ainsi de suite, j’étais inspiré rien qu’à l’idée de mon discours, et puis j’ai repris mes esprits, je suis seul, sans aucun auditoire, excepté les arbres, les animaux de la forêt et le mobilier de la maison, êtres pour lesquels le concept même de propriété n’a aucun sens. Et c’est bien assez, cela suffit, je me passerai fort bien désormais d’auditoire.

Finalement, le propriétaire n’est jamais retourné à la maison des domestiques. S’il en a éprouvé le désir, il n’est pas en tous cas parvenu à ses fins. Je l’ai retrouvé néanmoins, quelques semaines plus tard, au hasard d’une pérégrination, bel et bien mort. Je gravissais avec peine un glacier qui, au cours de la nuit, avait surgi à quelques kilomètres de la maison des domestiques. La tête du propriétaire dépassait d’une grosse congère au bord de la langue de neige. J’imagine qu’il avait espéré rejoindre la crête et passer de la l’autre côté de la montagne. Qu’il avait erré durant plusieurs jours dans ce qui constituait autrefois son domaine mais dont évidemment il ne reconnaissait rien, étant donné les modifications topographiques quotidiennes.

Pauvre propriétaire. Ça fait un peu de la peine de le voir ainsi enfoui dans la neige, les yeux mi-clos, des morceaux de glace accrochés à la barbe et aux sourcils, la bouche grande ouverte comme s’il cherchait, avant de produire un dernier soupir, à avaler encore une bouffée d’air salvatrice. Son visage est méconnaissable : les yeux ont été arrachés, les joues crevées par quelques dents pointues, une oreille manque. Des renards et des corbeaux seront passés avant moi, car je discerne le dessin de leurs pattes menues dans la neige, et quelques traînées sanglantes tout autour du corps.

Il sera mort bien loin de ses propriétés, du confortable salon d’où il prenait ses directives, de la vaste demeure depuis laquelle il gouvernait son domaine. Un propriétaire, par essence, est un homme d’intérieur : dehors, il perd de son assurance, car il lui est impossible de tout contrôler. Quand bien même de ce dehors, il en fut propriétaire, il ne s’y trouve guère à son aise, car ce qu’apprécie avant tout le propriétaire, c’est d’évoluer dans un monde parfaitement adapté à ses besoins, un monde peuplé de domestiques et de machines qui répondent au doigt et à l’œil. Il peut prendre possession d’une forêt, d’une montagne, d’une colline ou d’un marais, il lui suffit de signer ici, de parapher là, mais il lui est impossible d’asservir les êtres qui peuplent ces environnements, les arbres et les glaciers, les eaux saumâtres et les herbes folles. Livré aux éléments déchaînés, le vent, la tempête, les pluies et la neige, le froid et la tourmente, il aura peut-être manifesté sa colère et son indignation, rappelant à ces entités désobéissantes l’identité et la condition de celui qu’elles harcelaient, qu’ils ont affaire au propriétaire lui-même, que ces montagnes, ces forêts, ces marécages, lui appartiennent de droit, des papiers le prouvent, car il les a acquis, dépensant une partie de sa fortune à cette fin. Puis il aura fini par abandonner ses invectives face à l’indifférence de ces motions hostiles, et comme bien des hommes dans sa situation, aura cédé à la panique, se lançant dans une course effrénée sur la pente du glacier, jusqu’à ce qu’une plaque de neige cède sous le poids de son corps lourd, il se sera débattu, épuisé plus encore, dans sa gangue de glace, et puis le froid, l’engourdissement, et enfin le sommeil, l’ultime sommeil glacé, auront eu raison de la vigueur du propriétaire.

Que puis-je faire de plus ?, pensé-je en contemplant le corps gelé de mon ancien détenu. Si tant est que j’eusse la force de le sortir de son piège de glace, à quoi bon me fatiguer à lui fabriquer une sépulture ? Demain sans doute, le glacier aura doublé de volume et de superficie, emportant son corps je ne sais où, le disloquant et l’écrasant dans sa lente progression. Ou bien tout aura fondu et, à la place de cette vaste étendue blanche, s’établira une sombre tourbière, si bien que le cadavre du propriétaire disparaîtra à la vue de quiconque, avalé par les matières organiques en décomposition. Ou bien encore, aux glaces succédera quelque plateau herbeux, et tous les rongeurs des environs, et tous les charognards, auront tôt fait de se partager les restes du propriétaire, lequel ne sera plus que fragments de chair et d’os, bientôt digérés, rejetés, transformés.

Je tire de cette histoire de nombreuses conclusions. J’ai appris bien des choses tandis que je partageais la vie du propriétaire, et sa mort vient confirmer la plupart de mes théories. Il me paraît désormais évident que certains sont faits pour devenir propriétaires, mais pas les autres, que certains possèdent toutes les dispositions pour exiger, subordonner et contraindre, mais pas les autres. J’ai fait, dois-je admettre, un piètre geôlier, ce que le propriétaire lui-même n’a pas manqué de noter à plusieurs reprises. L’excellence, dans toute profession, repose non seulement sur le soin qu’on prend à réaliser les tâches qu’elle implique, mais aussi sur le plaisir qu’on en tire. Rien de nouveau dans mon cas : je n’avais été qu’un travailleur incertain, peu concerné par mon travail, et toujours, ce sentiment que j’aurais pu tout aussi bien me trouver ailleurs qu’ici, adonné à une autre tâche que celle à laquelle j’étais censé me plier, ou bien occupé à ne rien faire, me trouver dehors alors que j’étais contraint de demeurer dedans, sans parler de l’impression grandissante de n’avoir été choisi pour ce travail que par erreur, et craignant qu’on finisse par découvrir mon imposture, car il s’agit de cela, se sentir toujours en position d’imposture, et pas seulement quand on agit, quand on accomplit quelques tâches, mais aussi en pensée, se soupçonner soi-même de n’être qu’un imposteur.

Bref, la visite du propriétaire et sa conclusion funeste n’auront pas été vaines, et j’aurais appris suffisamment pour éviter à l’avenir toute interaction avec d’autres êtres humains – si par hasard, hasard auquel je ne crois guère, un congénère se montrait dans les parages, ou bien même une congénère, je l’éviterais autant que possible, je me cacherais en attendant son départ, et si ce n’est pas possible, si l’intrus insiste et fait mine de s’installer ici, manifestant des velléités pour prendre possession de la maison des domestiques, je ne me contenterais pas cette fois-ci de l’assommer et de l’attacher à la chaise de la cuisine, non, cette fois-ci, pas de tergiversations, je l’expédierais diligemment dans le royaume des morts.

Plus tard encore

À nouveau je suis seul et soulagé que cette pénible parenthèse – une ultime interaction sociale ? – se referme.

Le temps passe et emporte littéralement toute chose dans un flux de métamorphoses continuelles. Rien ne résiste au changement. Et maintenant, moi-même, je suis pris.

Certains matins, je me réveille avec un animal dans ma tête. Me voilà comme possédé par une bête sauvage. Le corps que j’occupe, encore humain, est investi par des puissances animales, un esprit de bête, et j’ai hâte de sortir de la maison, filer dans le jardin, puis, au-delà, m’abandonner aux paysages, et me voilà courant tout droit tel un loup, ou bien furetant dans les genêts vif comme un renard, franchissant d’un bond tous les obstacles à l’instar d’un jaguar, et la bête en moi part à la chasse au petit gibier, errant près d’un marais à la recherche d’une poule d’eau, demeure aux aguets à la lisière des forêts, s’excite au plus haut chef quand un lièvre détale à mon approche, et bientôt, voici que ce corps lui-même, ce corps si mal bâti pour la chasse, se modifie à son tour, et, surprenant le lièvre, mes oreilles s’allongent et se dressent, un fin duvet recouvre ma peau d’homme fragile, mes doigts se font griffes, mes yeux perçants, ma bouche mue et devient gueule et museau, je peux sentir des odeurs jamais senties, entendre des bruissements jamais ouïs, des battements d’ailes, des halètements, mes crocs anticipent déjà la chaleur des chairs encore chaudes sous la fourrure, je voudrais mordre, sentir le goût du sang s’écoulant dans ma gorge, l’animal dans ma tête investit mon corps, tous les esprits animaux refoulés par des siècles d’humanité s’échauffent, la colonne vertébrale s’assouplit et les muscles s’épaississent, je bondis d’une rive à l’autre d’un large torrent, grimpe sans effort un pierrier pentu, descends sans aucune crainte une succession de névés encore glacés, parcours des étendues considérables durant la journée tout en gardant à l’esprit l’itinéraire exact qui me ramènera à la maison des domestiques.

Je ne puis dire où j’ai dormi, épuisé, vidé, satisfait – dans le creux d’un arbre mort ? Sous le couvert d’un bosquet de frênes ? À l’entrée d’une cavité à flanc de falaise ? Mais au réveil, je ne suis plus un prédateur, mais une proie. Mes naseaux frémissent tandis que je fais un pas au dehors de mon antre nocturne, je pose un sabot sur un amas de branches mortes et le craquement met en alerte toute la forêt. Dans la prairie, j’avance avec la plus grande prudence, est-ce le vent qui plie les herbes hautes, ou bien le passage d’un loup ? Et cette ombre soudain caressant le bas de la colline, est-ce un nuage qui traverse le ciel ou la masse sombre d’une ourse suivie de ses petits ? De l’épaisseur végétale, je ferai mon repas, mais à intervalle régulier, je relève la tête et garde un œil sur le paysage environnant, surveillant les variations de couleurs ou les mouvements de mes congénères dans la prairie. La vigilance devient une seconde nature, et tout en moi se dispose à fuir.

Parfois, j’ai beau courir, mes poursuivants me rattrapent. Forcé de franchir une clairière enneigée, à découvert, les pattes enfoncées jusqu’aux genoux dans une poudreuse molle, je suis désormais à leur merci. Et je suis dévoré par d’autres animaux, puis, des charognards de toute espèce, des renards et des corbeaux, s’approchent de mon corps encore chaud et se disputent ma dépouille, arrachant ses membres, rongeant consciencieusement la chair et abandonnant les ossements tout autour.

Je meurs le soir et ressuscite le matin. Et peut-être suis-je alors ce charognard participant au festin dont j’étais hier la victime.

Je ne retourne que de loin en loin à la maison des domestiques. Elle n’est d’ailleurs plus du tout une maison. Elle n’a plus grand-chose d’humain à vrai dire. Parfois elle s’enroche et devient une sorte de grotte, parfois, prise dans les arbres qui poussent en quelques heures là où naguère se trouvaient la cuisine et la chambre, on dirait un refuge naturel, un enchevêtrement de branches et de feuillages hasardeux, ou bien, enfouie sous la neige après la tourmente, elle prend des allures d’igloo.

Rien ne demeure tel qu’il est. Je me réveille blotti avec quelques congénères au creux d’un terrier, ou bien c’est dans une tanière que repose mon corps animal. Demain j’irai nourrir les becs ouverts de mes petits piaillant dans leur nid, et dès après-demain, je plongerai sous le barrage de branchages édifié par mes semblables et, nageant avec souplesse jusqu’au fond de la rivière en crue, rejoindrai les chambres sèches de la hutte qui s’élève aux abords de la berge bordée de bouleaux.

Et bientôt, je ne suis plus du tout un animal, mais le bouleau lui-même dont la base est rongée par les castors, puis un rocher aux abords d’un torrent dévalant la montagne et ma journée se passe, agréablement, caressé par les gouttelettes jaillissant des eaux sauvages. Me voilà brin d’herbe foulé par les sabots d’une horde de sangliers. Et me voilà immortelle, fière amarante, florissante aux lisières de la forêt, et le soir, devenu noisetier, j’offrirai mes fleurs aux butineuses et plus tard encore mes fruits aux écureuils. Ah ! Quelle richesse que ces vies-là !

De mon ancienne vie, la vie humaine, je ne conserve qu’un souvenir confus, mélangé aux souvenirs de toutes mes autres vies : dans certaines de mes rêveries animales ou végétales, dans le flux des pensées qui flottent autour de ce rocher que je suis devenu, ou de cette goutte d’eau qui m’incarne de manière si éphémère, je distingue parfois l’ombre massive d’une ville humaine, dans ce dédale de ruelles et d’avenues que je parcours en vagues pensées certains lieux me paraissent familiers : j’ai vécu ici autrefois, et je reconnais la rue en pente qui, depuis le quartier que j’habitais, mène sur les hauteurs de la ville, où sont établis les villas et châteaux des propriétaires, qui nous surplombent cela va sans dire, et je me rappelle une grille qui s’ouvre et l’allée gravillonnée, la redingote du domestique dont j’emprunte le pas jusqu’aux escaliers de marbre qui offre l’accès au manoir du propriétaire, et ainsi de suite. Mais le propriétaire est mort, je m’en souviens clairement. Et la ville n’existe plus, ou se trouve si loin d’ici que j’ai plus rien à craindre de ses occupants. Je crois, et c’est bien assez, à la montagne, je crois à la forêt, je crois aux marécages, je crois aux dieux qui s’y manifestent, et je crois aux animaux et aux plantes, cela me suffit.