Le Torrent

(Sixt-fer-a-cheval, 1989)

les eaux bouillonnent dans l’obscurité jusque sur les cuisses – et parfois une trombe jaillit éclabousse – la traversée paraît infiniment longue – beaucoup trop longue – je me suis retrouvé coincé entre une falaise et les eaux montantes d’une rivière en crue – pas d’autres options que de franchir les dix mètres de ce flux fantastique et furieux – les pieds sont gelés bleuissent les mollets raidissent le souffle manque – des nuées de taons se posent délicatement l’air de rien là juste sur les joue – sur les cuisses dans le cou partout où la chair s’offre – et se vengent parce qu’il m’est tout à fait impossible – embarrassé comme maintenant une paire de godillots dans la main gauche – maintenus tant bien que mal au-dessus des flots – et les quinze kilos du sac dans la main droite – et ces galets bleuâtres qu’on distingue à peine au fond des eaux – qui sont autant d’occasion de glisser de se vautrer et – filer dans le tumulte comme un simple branchage un vulgaire cadavre – bouffé piqué glacé meurtri de toutes parts serrant les dents pleurant – assourdi par le tonnerre et la tourmente aveuglé – d’éclairs déchirant la nuit précoce – tout à fait impossible donc d’écraser ces satanés bestioles – avant qu’elles entreprennent de vous aspirer le sang – on sert les dents on laisse faire – comme James Agee raconte qu’il s’est laissé bouffé par les punaises dans un lit miteux en Alabama – il doit être à peine cinq heures de l’après-midi – on se croirait en plein nuit et je distingue une sorte de village fantôme – de l’autre côté de la rivière – le genre d’apparition qui vous laisse sans voix – tandis que je me traîne jusqu’aux premières maisons indistinctes – d’un hameau probablement inhabité – sous le porche de l’une d’elle pourtant une forme émerge – une vieille femme rabougrie qui me regarde d’un œil soupçonneux – par dessous d’épais sourcils blancs : – je soupçonne qu’elle me soupçonne mais de quoi au juste – d’être là simplement là – incongruité ruisselante et haletante – bien que je m’efforce pathétiquement de faire bonne figure – composer un visage et l’allure de celui qui vient tout à fait de quelque part – et va quelque part – très assuré sans peur ni reproche – mon œil ! Je passe sans un mot devant sa chaumière – je continue jusqu’à la route puis une ébauche de village – bercé par le déluge toujours – franchement désespéré – sans doute parce que – je suis incapable de me donner une idée claire de la raison pour laquelle je suis là – marchant sur cette route et encore moins capable de me projeter un tant soit peu dans le futur – aucun horizon ne se déploie sinon cette brume persistante – et c’est terrifiant de prendre note qu’on pourrait tout aussi bien être ailleurs – qu’il ne tient finalement qu’à moi d’arpenter cette route – j’ai pris la direction du fond de la vallée mais j’aurais tout aussi bien pu aller dans une autre direction – je n’ose écrire choisir – en l’absence d’une perspective susceptible d’éclairer un quelconque choix – et puis j’étais en train de risquer ma vie tout à l’heure en traversant ce torrent – mais là-bas au moins – coincé contre la falaise – je n’avais pas le choix – les eaux m’auraient emporté de toutes façons si j’avais attendu plus longtemps – tout cela me semble étrange – je ne parviens pas à en penser quoi que ce soit – j’avise une cabine téléphonique émergeant du brouillard strié par la pluie – pourquoi l’idée m’est alors venue – brutalement – l’évidence – qu’il fallait à ce moment là que j’appelle ma mère – ma mère – lui ai pas causée depuis des mois – sans qu’il y ait un quelconque sujet de dispute juste – une forme d’indifférence – elle ignore probablement que son fils c’est-à-dire moi – a quitté la ville – depuis combien de temps et pour quelles raisons – du reste j’ignore moi aussi les raisons de mon départ – ou plutôt les raisons que j’avais la veille de rassembler mes affaires se sont effacées doucement de mon esprit après quelques jours de marche – chaque pas m’éloignant davantage du monde des raisons avouables – au téléphone donc – un brouhaha musique populaire bruits de verres s’entrechoquant voix fortes et enjouées et elle sa voix à elle chantante joyeuse – je dérange ? – il y a une sorte de fête des amis des frères ma sœur toute une assemblée buvant et s’égosillant – j’entends ma propre voix dans le combiné – comme celle d’un autre – lointaine – je salue poliment range à l’entrée mes chaussures boueuses et mon sac de clochard trempé pour pas salir bafouille une phrase rassurante sort aussitôt sur la pointe des pieds – rassurante ? – quelle idée puisque personne ne s’inquiète de rien à mon sujet – personne ne m’attend et personne n’attend rien – et quoi que je puisse faire ou dire me condamne à la même incongruité que devant cette vieille femme assise sous le porche de sa grange – je raccroche doucement pour pas déranger – comment voudriez-vous expliquer quoi que ce soit quand – nulle raison ne vous vient à l’esprit – au sujet de quoi que ce soit – au sujet de ce coup de téléphone – -au sujet de cette cabine minuscule abri au milieu de la tempête – au sujet de cette route qu’on a suivie vers l’est – qu’on devine serpentant vaille que vaille au fond de la vallée – cette vieille femme assise sous le porche de sa maison – sa maison trempée cette vieille femme à l’abri qui fait le guet – au sujet de ce fond de vallée noyé de brouillard et de nuages bas – et c’est exactement sur cet horizon que je me projette – que mon avenir se dessine – et je ne vois rien que ce qu’il y a à voir un fond de vallée brumeux strié de pluies