De la vie d’Isaac de l’Étoile, nous ne savons en définitive que peu de choses. Les spécialistes qui se sont penchés sur la question de sa biographie sont bien souvent forcés de bâtir des constructions hypothétiques afin de rendre compte des nombreuses périodes obscures de la vie de l’abbé.
Nous savons qu’Isaac naît au début du XIIième siècle (vers 1110-1120) quelque part en Angleterre. À l’automne 1147 — c’est un des rares repères chronologiques dont nous disposons —, il préside aux destinées de l’abbaye de l’Étoile, peu après le rattachement de ce petit monastère à l’ordre cistercien — l’abbaye s’inscrivant dès lors sous la filiation de Pontigny. Quelques pièces d’archives témoignent de l’activité qu’il eût à déployer à cette époque, notamment en vue d’assurer le développement de l’abbaye. Une vingtaine d’années plus tard, on le retrouve, accompagné de quelques moines, sur l’île de Ré, en charge de la fondation d’un nouveau site monastique, l’abbaye des Châteliers. Ce dernier épisode a largement contribué à amplifier l’aura de mystère qui entoure notre personnage. La date de sa mort nous est inconnue, mais nous savons qu’il était encore en vie en 1175. On n’oubliera pas enfin que le nom d’Isaac de L’Étoile s’est imposé à nos mémoires avant tout par son œuvre écrite : une cinquantaine de sermons, un remarquable traité sur l’âme — un De Anima à la manière des anciens —, et une lettre importante sur le Canon de la Messe, sont parvenus jusqu’à nous, et sont encore étudiés et commentés aujourd’hui par des lecteurs chaque jour plus nombreux. Pour le reste de sa vie et de son activité, on doit se résoudre à n’émettre que des hypothèses. Je présenterai ici les plus acceptables.
Penchons-nous d’abord sur son passé pré-monastique. Tous les biographes d’Isaac ont relevé, à la lecture de son œuvre écrite, une érudition remarquable pour son temps. Le De Anima notamment, mais également de nombreuses pages des sermons, témoignent que leur auteur était familier des thèmes majeurs du platonisme médiéval — par exemple, la tripartition de l’âme, les principes de la cosmologie, la théologie négative —, du vocabulaire et de la méthode propres à ce qu’on appelait alors la «dialectique» ou la «philosophie». De ce point de vue, il fait figure de relative exception chez les auteurs cisterciens, bien que l’on trouve chez Saint Bernard lui-même l’exemple d’une telle culture (dont témoigne un des chefs-d’œuvre de ce siècle, le De Consideratione). D’autres occurrences montrent qu’il ne reculait pas devant les textes les plus spéculatifs des auteurs patristiques, à commencer par les plus grands d’entre eux, Saint Augustin et Denys l’aréopagyte. On notera enfin sa connaissance affinée de la littérature classique : il n’hésite pas à citer avec élégance quelques vers d’Horace, d’Ovide ou de Virgile. Tous ces éléments incitent à penser que le futur abbé de l’Étoile avait accompli un temps de formation d’une dizaine d’années au minimum dans les écoles de la région parisienne, écoles qui connaissaient en ce temps un formidable essor intellectuel. On pense en premier lieu à Abélard, à Hugues de Saint Victor et aux maîtres de l’école de Chartres : Guillaume de Conches, Thierry de Chartres et Gilbert de la Porée — on a même pensé qu’Isaac avait pu suivre son maître Gilbert dans le Poitou lorsque ce dernier devint évêque de Poitiers en 1142. Les « hommes d’une intelligence remarquable » auxquels Isaac fait allusion non sans humour dans un des sermons, sont sans doute ces anciens maîtres d’études, dont l’audace ne fut pas sans attirer la suspicion ici et là.
Il n’était pas rare qu’à l’issue de ce temps de formation un lettré décide de s’engager dans la vie monastique. Ainsi fit Isaac, et ce n’est pas par hasard qu’il choisit de rejoindre les rangs des cisterciens, dont l’ordre, en pleine extension, symbolisait excellemment la force et le courage spirituel, et la fidélité envers la Règle de Saint Benoît, référence incontournable à l’aune de laquelle devait s’évaluer toute organisation monastique.
Au milieu du XIIième siècle, Isaac vient donc s’installer dans la campagne chauvinoise, et devient pour toujours Isaac de l’Étoile, présidant pour quelques années à la vie de quelques moines et au développement de cette modeste abbaye, imprégnant de sa parole ce lieu reflétant si justement l’idéal d’établissement cistercien : un petit vallon retiré, un étang qu’alimente la source de Font-à-Chaud, un terrain cultivable entouré de bois, une véritable « demeure de Dieu » vouée au silence et propice à la méditation. Les images et les métaphores qui abondent dans les sermons d’Isaac sont nourries de ces éléments naturels. On imagine l’abbé de l’Étoile parcourant à pied les terres de l’abbaye, jusqu’aux granges les plus éloignées, en ayant à l’esprit les paroles de Paul : « Les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’œil nu, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages» (Ép. Rom. I, 20).
« Ce monde visible, écrit Isaac dans le deuxième sermon pour la Pentecôte (44), est au service de son maître, l’homme, pour sa subsistance ; il est aussi à son service pour son instruction. Il nourrit et instruit, il soutient et enseigne : c’est un bon serviteur s’il n’a pas un mauvais maître».
Nombre de sermons s’ouvrent avec brio sur une sorte de mise en scène où s’entremêlent les références aux allégories biblique et les allusions à la vie quotidienne des moines à l’Étoile, ou encore aux Châteliers : la recherche spirituelle s’enracine dans le contexte d’une vie simple, au jour le jour, et y puise du même coup son authenticité — on est bien loin des joutes dialectiques échauffant le verbe des étudiants des écoles urbaines ! Au cœur d’une longue série de sermons (19-26) au cours desquels Isaac déploie une énergie spéculative impressionnante, qui, sous certains aspects, annonce les audaces d’un Maître Eckhart, on trouve un parfait exemple de cette immersion de la recherche spirituelle dans la simplicité du quotidien :
« À nous voir à présent, mes biens-aimés, on discerne nettement de quelle manière l’homme tout entier mange son pain à la sueur de son front (Gen, 3, 19). Car c’est vraiment en transperçant la chair que le glaive est parvenu jusqu’à l’âme (Jér, 4,3). En train de sarcler cette jachère, afin de ne pas semer sur des épines, nous ruisselons de sueur, sous la brûlure d’un soleil qui est presque celui de midi. C’est pourquoi, fatigués à l’excès pour ces semailles terrestres, étendons-nous un moment sous le feuillage de cette yeuse largement ouverte que vous voyez près de nous ; et là non sans nous mettre de nouveau intérieurement comme en sueur, secouons la graine du Verbe divin, broyons-la, humectons-la, faisons-la cuire, mangeons-la, pour ne pas tomber d’inanition et de lassitude (Matth, 15, 32).»
L’analogie entre l’effort corporel, la travail agricole, et l’effort intellectuel, l’intériorisation du sermon, est un thème fréquent de la dynamique spirituelle. Le sermon est au cœur de l’activité de l’abbé. Il est, à l’exemple de la vie terrestre du Christ, à l’exemple du livre de la nature, une œuvre avant tout pédagogique : il incite le moine à s’investir dans un cheminement intérieur qui le conduit sans cesse à dépasser sa condition terrestre, à restaurer la présence du mystère divin au cœur de sa vie. C’est dans cette alternance du travail et de la méditation, qui se nourrissent l’un de l’autre, que cette existence ascétique prend du sens et devient non seulement supportable, mais aussi privilégiée.
La fidélité d’Isaac à la règle cistercienne s’exprime notamment par l’importance qu’il accorde au travail. Un délicieux exemple est fourni par le début du troisième sermon pour le dimanche de Carême (35). L’abbé vient prononcer son sermon à l’issue d’une longue journée qui laisse une communauté épuisée par le travail manuel :
« Il fallait bien très chers, compenser par nos sueurs d’aujourd’hui ce que nous avons perdu du travail d’hier. Comme vous savez, le sermon prolongé d’hier nous a, pour ainsi dire, volé l’heure de travail. Quelqu’un [Ovide] a dit : “Il retint le jour en discourant”, mais nous, c’est le discours qui nous a retenus, et le jour qui nous a échappé ! Alors, puisqu’il ne reste presque plus rien de l’heure et que nous nous sommes acquittés pleinement de notre tâche quotidienne, ne disons que quelques mots. »
Il n’ y a pas de réelle discontinuité entre l’activité corporelle et l’activité psychique. Par le labeur, le corps tend à sa manière à la spiritualité : il n’est plus pensé comme un obstacle matériel à l’impression des lumières divines, mais comme une condition inévitable de notre existence terrestre, et par suite, il doit être disposé en vue de favoriser le discernement spirituel du moine. Cette thématique est particulièrement sensible dans les sermons qu’Isaac a prononcé sur, ou en référence à, l’île de Ré. En effet, les conditions de vie sur l’île ne présentaient à l’époque rien de comparable avec la douceur du vallon où se nichait l’abbaye de l’Étoile. Les lieux avaient été totalement dévastés à la suite des invasions normandes au Xième siècle, et l’entreprise de repeuplement menée par les comtes du Poitou n’enlevait pas encore à cette terre livrée au vent et aux caprices de la mer son caractère hostile. On imagine par exemple sans peine la difficulté qui se présentait aux fondateurs de l’abbaye des Châteliers pour trouver de l’eau douce. Les lourds travaux nécessaires à l’installation de la communauté (défrichement, construction des bâtiments, labours, etc.) et la pauvreté matérielle d’Isaac et de ses compagnons entraînaient une fatigue physique à laquelle s’ajoutait un dénuement « spirituel » : Isaac évoque dans un de ces sermons le manque de livres. Dans ces circonstances, le corps exténué du moine et son âme livré à la plus extrême solitude prennent une dimension véritablement exemplaire laquelle se traduit dans les sermons d’Isaac sous la forme d’une anthropologie spirituelle d’une indéniable puissance. On s’interroge beaucoup sur les raisons qui ont poussé l’abbé de l’Étoile à s’engager dans cette difficile entreprise de fondation. Il a su toutefois lui donner le statut d’expérience providentielle, d’épreuve spirituellement féconde, comme le montre ce texte magnifique tiré du deuxième sermon pour le quatrième dimanche après l’épiphanie (14) :
« Et voilà pourquoi, mes biens-aimés, nous vous avons conduits dans cette solitude retirée, aride et âpre. Dessein astucieux ! Il vous est possible d’y être humbles, impossible d’y être riches oui, dans cette solitude, perdue dans la mer, au large, n’ayant presque rien de commun avec le monde, nous voulons que, privés de toute consolation mondaine et pour ainsi dire humaine, il y ait en vous un silence complet du monde puisque, sauf cet îlot à l’extrémité des terres, pour vous le monde n’existe plus. Ô Seigneur dans mon éloignement j’ai fui, dans ma fuite je me suis éloigné au point que, vous le savez, je ne vois absolument pas d’au-delà où je pourrais fuir et m’éloigner. Un jour, dans mon désir de fuite, dans ma soif de solitude, j’ai fini par aborder dans ce désert si vide et si lointain : plusieurs de ceux que j’appellerais les complices de cette expédition m’ont abandonné, un très petit nombre m’a suivi jusque-là, eux aussi ont en horreur l’horreur même de la solitude, et je l’éprouve parfois, je l’avoue. Il y a eu Seigneur, renchérissement de solitude sur la solitude, de silence sur le silence. Car pour être plus habiles et plus exercés à parler à vous seuls, nous sommes forcés, bien forcés, de garder entre nous le silence. »
Ce texte est un bon exemple de ce que j’appellerai la tendance « érémitique » d’Isaac. Qu’il ait choisi ou non cet exil, l’occasion lui est donnée, ainsi qu’à ses moines, de vivre pleinement deux des éléments fondamentaux de la vie monastique : la solitude et le silence. Dans son dénuement, le moine est mieux disposé à l’accueil du message divin, ou, pour mieux dire, la présence de Dieu en lui est perçue avec une plus grande acuité. Ce désir de parvenir à une contemplation continue, efficace, authentique, est un des traits directeurs de la pensée d’Isaac : il s’exprime aussi bien dans ces pages où se jouent les questions métaphysiques et théologiques les plus élevées, confinant au mysticisme rigoureux d’un Plotin ou d’un Maître Eckhart, que dans ces autres où s’affirme la figure d’un abbé totalement investi dans sa tâche quotidienne, figure paternelle à la fois tendre et autoritaire, véritable guide spirituel pour sa communauté. Cette extraordinaire énergie prend source, et c’est en ce sens qu’Isaac demeure un personnage attachant par delà les siècles, dans le soin qu’il accorde à examiner sa propre conscience comme en témoigne cette fiévreuse profession de foi :
« En vérité, Seigneur, je me suis exercé à te chercher et mon esprit a défailli non pas loin de toi, mais en toi. Mon âme désire et défaille après tes parvis ; mon esprit défaille à la vue de celui qu’il désire ; mon âme défaille et se liquéfie, se délectant en celui qu’elle entrevoit. Et pourtant, animé par la délectation, toujours et maintenant encore avide de contempler et trouvant dans la contemplation une délectation nouvelle, je suis soulevé comme par deux ailes jusqu’à toi, sur qui les anges désirent plonger leur regard.» (S. 22, 13)