Les Vezo sont donc, ils l’admettent eux-mêmes, et le revendiquent même, des gestionnaires peu avisés. Quand la pêche a été bonne, qu’ils ont vendu beaucoup de poissons au marché, ils dépensent tout ce qu’ils ont gagné pour acheter de la nourriture (car il n’est pas bon de ne manger que du poisson) et souvent des vêtements – pas qu’ils en aient spécialement besoin, mais parce qu’ils aiment faire ce genre de shopping. Résultat, le lendemain, si la mer est plate et les pirogues plantées sur le rivage, ils devront se contenter d’un repas beaucoup plus frugal – ils seront “mort de faim” (“hungry dead”).
Ayant pleinement conscience de leur peu d’affinité (et de goût) avec l’esprit de prévoyance et le calcul à long terme (voire le calcul tout court), ils ont su adapter leurs rituels de manière à les rendre le plus simple possible. Comme toutes les populations malgaches, ils sont tenus à un certain nombre de rituels, d’obligations et d’interdits, mais se débrouillent pour suivre les plus faciles. L’écart dans le respect d’une procédure rituelle ayant des conséquences parfois catastrophiques (on peut en mourir), il vaut mieux quand on est Vezo se contenter de rituels pas trop complexes, sinon, explique l’un d’eux nous serions tout le temps morts (“being dead all the time”, traduit Rita Astuti). C’est particulièrement évident dans le cas du mariage, genre d’évènement qui, dans les populations voisines, donnent lieu à des procédures compliquées, s’étendant sur plusieurs jours, voire plusieurs semaines, et toujours extrêmement coûteuses. Je cite Rita Astuti :
“La “facilité” des rituels Vezo a pour conséquence de réduire le danger d’être “mort à tout moment” ‘being dead all the time’) ; mais elle implique aussi une liberté individuelle beaucoup plus grande. Cela est particulièrement évident dans le cas du mariage, qui est reconnu comme étant l’une des coutumes les plus faciles des Vezo {fanambalia amin ‘ny Vezo mora mare, ‘se marier chez les Vezo est très facile’). Sa ” facilité ” est due au fait qu’il suffit de quelques litres de rhum pour un mariage (filako raiky avao, de vita amin ‘zay, “une seule bouteille et c’est fini”), et pour établir une union pour laquelle “les coutumes ont été accomplies” (fa vita fomba). Dans le rituel du mariage, le marié et ses aînés offrent des boissons aux parents de la mariée qui se sont réunis pour l’occasion. Le marié apporte une boîte de rhum de fabrication locale (nanosena), quelques bouteilles de rhum légalement distillé (toakem-bazaha) et quatre ou cinq bouteilles de boissons non alcoolisées. Comme le mariage est si bon marché (quand un de mes proches a accompli ce rituel, par exemple, il n’a dépensé que 25.000 FMG, le gain d’une bonne journée de pêche, et a été félicité par ses beaux-parents pour avoir fourni autant de boisson), on se marie “juste pour le plaisir” (plesira avao), comme “pour se promener” (mitsangat- sanga amin ‘zay)”
Inutile de dire que j’ai éclaté de rire en lisant ce paragraphe.
En conséquence de quoi les Vezo, hommes et femmes, se marient souvent, divorcent tout aussi fréquemment. L’ethnologue s’amuse à raconter quelques biographies amoureuses, notamment celle d’un certain Moty, qui, il faut l’admettre, se perd un peu lui-même avec toutes ses compagnes successives (il s’est parfois marié, parfois non, a fait des enfants, parfois non, il n’y a semble-t-il aucune obligation à convoler en justes noces). Il faut ici noter que les femmes sont tout aussi libres que les hommes, pas seulement parce que le rituel est “facile” et peu coûteux, mais aussi parce que, plus fondamentalement, les Vezo tiennent avant tout à leur liberté. Je cite de nouveau l’auteur de cette délicieux étude :
“Bien que j’aie choisi de raconter la biographie d’un homme, j’aurais tout aussi bien pu raconter les expériences d’une femme qui s’est mariée et a divorcé de cinq hommes différents, et qui est partie et est retournée trois fois chez son sixième mari actuel ; ou celle de Tesa, qui à l’âge de 24 ans avait déjà été mariée une fois avant d’emménager avec Moty, et avait eu deux enfants de deux autres amants. Ainsi, bien que les hommes Vezo puissent facilement payer pour le rituel de mariage bon marché, les femmes Vezo bénéficient également de la “facilité” du mariage. Lorsque j’ai expliqué les arrangements matrimoniaux que j’avais observés lors de précédents travaux sur le terrain au Swaziland, où le mari donne dix têtes de bétail ou plus à la famille de sa future épouse, mes amies ont déclaré que les Swazis “ont des coutumes très dures pour les femmes” (fombandrozy sarotsy mare amin’ampela), dans de telles conditions, pensaient-elles, les parents des femmes forceraient leurs filles et leurs sœurs à rester mariées pour ne pas avoir à remettre le bétail. Les femmes Vezo, en revanche, se considèrent comme très peu accommodantes avec les hommes, car si elles veulent les quitter, rien ni personne ne peut les en empêcher.”
Connaissant les Vezo, on ne s’étonnera guère qu’ils évitent autant que possible de faire savoir aux autorités le détail de leurs existences matrimoniales !
“Du point de vue de la femme et de l’homme, la caractéristique la plus significative du mariage Vezo est qu’il ne lie pas les gens (mifehy) de façon permanente l’un à l’autre : c’est une coutume facile car elle est facile à contracter et facile à dissoudre. En revanche, si un mariage est enregistré auprès des autorités locales (s’il est “écrit”, vita soratsy), il devient difficile de divorcer (sarotsy saraky). C’est pour cette raison, m’a-t-on dit, que ” les Vezo n’aiment pas contracter des mariages par l’intermédiaire du gouvernement ” (tsy tiam-Bezo mahavita fanambalia an-fanjakana). Un ami de Belo, qui connaissait un peu le français et aimait le pratiquer sur moi, m’a dit que les Vezo préfèrent leurs propres coutumes ” faciles ” parce qu’ils aiment être libres. D’autres personnes ont fait une remarque similaire, en déclarant que la raison pour laquelle les Vezo évitent d’ “écrire” leurs mariages avec le gouvernement est qu'”ils n’aiment pas les liens et les attaches” (tsy tiam-Bezo fifeheza). Dans ce contexte, la facilité du mariage des Vezo est considérée comme faisant partie d’une approche plus générale visant à donner une structure aux relations personnelles non contraignantes.”
Les Vezo sont donc en tous points opposés à la civilisation bureaucratique, calculante, prévoyante, et à cette sagesse tant vantée chez nous issue de l’esprit inquiet du cultivateur. Comme nombre de chasseurs-cueilleurs, il s’agit de cultures “opportunistes”, pragmatiques, non-essentialistes, ou, pour dire vite, la relation prime sur l’identité, l’action sur le statut. Défiance envers l’autorité – on parle souvent de sociétés sans chef, comme en Amazonie par exemple – où, si chef il y a, il est souvent tenu à de telles obligations de générosité qu’il se trouve être le plus démuni de la tribu -, sans hiérarchie, “égalitariste” dans une large mesure, et viscéralement attachés à leurs libertés (ce qui explique pourquoi ils agissent souvent d’une manière qui paraît tout à fait “irrationnelle” aux yeux de leurs voisins, lesquels se comportent comme de “bons gestionnaires avisés”.)