Mes notes de lecture en anthropologie remplissant désormais un petit carnet, je commence à les reprendre pour extraire quelques idées intéressantes (il n’en manque pas !)
Voici par exemple le travail d’une grande intelligence de l’ethnologue (on dit plutôt “folklorist” en Finlande) Karina Lukin sur les Nenets qui habitent l’île de Kolguyev, au NO de la Russie européenne, à l’est de la mer de Barents. Les Nenets, une population d’éleveurs de rennes, de chasseurs et de pêcheurs, se sont installés sur l’île, alors inhabitée, au XIXème siècle, nomadisant sur les 5000 kms2 de toundra. Comme la quasi-totalité des minorités autochtones de Russie, les Nenets furent soumis sous les Soviets à ce régime qu’on appelle la “soviétisation”, qui commence avec une sédentarisation contrainte et bien évidemment, par le biais de la scolarisation, la diffusion du bilinguisme Russe/Nenets. Le village, le seul d’ailleurs sur l’île, où s’installèrent les familles des Nenets, se nomme Bugrino, et il compte aujourd’hui un peu plus de 400 habitants. Je passe sur les détails, mais signalons tout de même que les Nenets de Kolguyev suscitèrent très vite l’intérêt des ethnologues et folkloristes Russes, Ukrainiens, puis Finlandais, au point que lorsque Karina Lukin, débarqua pour la première fois à Bugrino avec son enregistreur, les habitants fuyaient en courant son microphone, épuisés d’avoir à répondre aux sempiternelles questions des chercheurs en quête de “traditions perdues”, de “mythes originels” et de tournures linguistiques spéciales. On lira tout cela dans l’article de Karina Lukin, “Nenets Folklore in Russian: the Movement of Culture in Forms and Languages”
Journal of Ethnology and Folkloristics , 2008.
Mais je voudrais reprendre ici une affaire qu’elle a décrite et analysée dans un autre papier, “Animating the Unseen: Landscape discourses as mnemonics among Kolguyev Nenets”, Suomen Antropologi. Journal of the Finnish Anthropological Society, 2010. Dans les années 50, surfant sur la vague de l’engouement pour les populations autochtones de l’Arctique, un couple d’artistes Ukrainiens, Ada Rybachuk et Volodymyr Mel’nychenko, séjournèrent sur l’île, et, fascinés par les lieux et ses habitants, sculptèrent de nombreuses œuvres dont ils firent généreusement don au Musée du District de Nenets à Nar’yan Mar (la capitale du pays Nenets sur le continent).
Au début de ce millénaire, donc un demi-siècle plus tard, ces mêmes artistes émirent le souhait que les hautes têtes en bronze qu’ils avaient créées soient transportées au sommet d’une des collines qui bordent la côte ouest de l’île. Ils désiraient ainsi rendre hommage au peuple Nenets, qui (je cite et traduis le texte qui présentait leur projet) “habitent l’île depuis des temps immémoriaux (sic), des personnes qui, malgré les conditions de vie extrêmement rudes, aiment et respectent ce pays”. L’œuvre était dédiée à la défense des peuples autochtones et à la préservation de l’environnement, et le document s’achève poétiquement en décrivant la colline battue par les vent glacial, recouverte de neige et en proie au brouillard,et, finalement, en invoquant, dans un élan final, le cosmos.
Le projet était assurément un beau projet, d’une imparable noblesse et d’une haute valeur morale (et forcément empreint de cet esthétisme du désespoir qu’éveille la perspective de la disparition imminente d’une culture ancestrale, motif qui animent souvent les recherches des jeunes ethnologues occidentaux). Le journal local s’indigna même que les édiles russes ne daignent pas lui accorder leur soutien financier. Mais, car il y a un mais, les Nenets, à qui l’on rendait pourtant hommage à cette occasion, refusèrent l’installation des statues à cet endroit.
Karina Lugin explique avec en détail les motifs de ce refus, en s’appuyant notamment sur les entretiens qu’elle a menés avec les familles du village et les éleveurs qui nomadisent encore, en petit nombre, sur la toundra. Je les résume en trois points :
1. Les territoires de pâturages pour les troupeaux de rennes n’ont cessé de se réduire au fil des décennies pour les éleveurs Nenets, malgré le fait qu’on leur ait accordé un statut politique et une certaine autonomie dans la Russie post-Soviétique. Toute la partie Est de l’île, c’est-à-dire une bonne moitié, est aux mains des entreprises pétrolifères. Il ne reste plus que 6000 rennes domestiques sur l’île (alors qu’on en a compté jusqu’à 20 000 à certaines périodes). L’œuvre des artistes Ukrainiens s’inscrit en réalité dans un projet plus vaste, ECORA, porté à la fois par des ONG environnementales et le gouvernement Russe, qui vise à sanctuariser la partie ouest de l’île, pour créer une sorte de réserve naturelle – destinée à compenser les dégâts occasionnées par l’industrie du pétrole à l’Est. Cette sanctuarisation fait craindre aux Nenets (avec raison) que la taille réservée à leurs pâturages finira par se réduire comme peau de chagrin, et qu’elle signera la fin de l’élevage du rennes – ce que les Soviets n’avaient pas réussi à accomplir soit dit en passant. Or, comme le disent les Nenets, “sans les rennes, nous ne sommes rien” (cf. par exemple l’article de Laur Vallikivi, “Les rennes maintiennent la langue nénetse en vie”, Études Finno-Ougriennes, 45, 2013. Les Nenets de l’île, tous russophones, s’accordent d’ailleurs pour dire que les rennes garantissent plus sûrement leur identité ethnique et culturelle et la langue).
2. Dans le même ordre d’idée, les Nenets s’attendent à ce que ces sculptures érigées sur les collines de la côte ouest attirent une multitude de touristes, amateurs d’art et d’exotisme arctique (c’est déjà le cas du reste pour ce dernier motif). Là encore, l’arrivée de ces visiteurs risque fort de se traduire par une sanctuarisation “artistique” des lieux, et de limiter encore une fois le libre accès des Nenets à la toundra. Et les Nenets, qui sont d’après Karina Lukin, de grands lecteurs de la littérature concernant les minorités autochtones, ont en tête d’autres exemples de conséquences néfastes d’invasion touristique (je pense parmi de nombreux cas à la montagne Uluru, chez les aborigènes d’Australie, qui vient d’ailleurs d’être interdite d’accès aux touristes, lesquels se pressaient en nombre considérable sur ce haut-lieu du totémisme Australien).
3. Plus fondamentalement, le projet des artistes Ukrainiens méconnaît une dimension cruciale de la culture Nenets (et c’est l’objet de l’article de l’ethnologue Finnoise). Le fait que le territoire, même s’il n’est pas marqué “explicitement, par des artefacts ou des monuments, n’en reste pas moins investi par des récits, une mémoire, et surtout, par des esprits. Cette fameuse colline par exemple, est la demeure du gardien (invisible) de l’île, et fait l’objet de rituels. N’oublions pas que les Nenets sont une population animiste, comme nombre de peuples Sibériens ou des contrées arctiques. Rien ne leur est plus étranger que d’édifier des statues ou des monuments tenant lieu de mémoire ou de discours. C’est par la pratique et les récits que se maintiennent les spécificités du paysage animiste inaccessibles aux yeux des visiteurs non-autochtones.
Pour conclure : gardons-nous d’applaudir avant toute analyse à certains projets artistiques ou écologiques apparemment “bienveillants”. Que leurs promoteurs soient animés par un désir sincère de faire le bien, de défendre des causes louables, cela va sans dire, mais il arrive parfois qu’ils pâtissent d’une ignorance des mœurs et des désirs des habitants du cru (notamment quand il s’agit d’ontologies aussi étrangères à l’occident que les ontologies animistes ou totémistes). Cela vaut aussi pour certaines interventions artistiques dans nos campagnes Françaises n’est-ce pas, mais je vous laisse le plaisir de rapporter ces exemples vous-mêmes.