En lisant le recueil d’articles et d’essais de Donald Barthelme (Not Knowing, Counterpoint 1997), me revient un épisode de ma jeunesse, lequel fait penser à ce rapport somme toute bizarre que j’entretiens avec la littérature, bizarre dans la mesure où je n’aime à proprement parler que ce qu’il était convenu d’appeler autrefois la littérature postmoderne, appellation que bien des littérateurs ont en horreur aujourd’hui, notamment chez nous, en France, pays dans lequel il n’existe pas grand-chose de comparable à ce qui s’est écrit ailleurs sous le nom de littérature postmoderne (le « nouveau roman » m’ayant toujours paru ennuyeux, programmatique et, en définitive, complètement creux – à tort peut-être mais peu importe).
J’avais seize ans, et m’ennuyais à en mourir en classe de seconde au Lycée Victor Hugo, établissement prestigieux du Centre Ville, lequel, pour un gosse ayant grandi dans les bas quartiers de la périphérie, constituait une sorte d’enfer, au point qu’à chaque fois que j’en franchissais la lourde porte en fer forgé, j’avais le ventre noué, de peur de paraître pour ce que j’étais : un plouc, un demeuré, un prolétaire, un type parfaitement inculte et au courant de rien. Durant les heures de pause, entre midi et deux, je traînais dans les rues du centre piétonnier, que je découvrais avec angoisse – ce qui ne manquait pas de piquant, dans la mesure où j’avais déjà l’habitude, durant les vacances, de randonner en solitaire sur des massifs montagneux qui devaient pour la plupart de mes semblables sembler bien plus inhospitaliers que les rues pavées d’une cité petite-bourgeoise.
Chaque jour, en explorant le centre ville, je passais devant la Librairie de l’Université. Les premières fois, je marchais sans m’arrêter, faisant celui qui n’a rien remarqué de spécial à cet endroit-là, une boutique de plus, n’est-ce pas ? Puis, et j’étais alors tout tremblant, je pris le temps de regarder la vitrine, jetais en réalité le plus discrètement du monde un œil, un seul, à l’intérieur : j’étudiais la disposition des lieux, j’enregistrais le comportement des clients, comment ils se tenaient devant les rayons, légèrement penchés, ajustant leurs lunettes, comment ils se saisissaient sans hésitation de tel ou tel ouvrage, sans en renverser aucun, comment ils en prenaient connaissance, en feuilletant avec le plus grand naturel quelques pages, pourquoi celles-là et pas d’autres ?, le reposaient ou l’emportaient, tout cela avec une assurance qui me condamnait irrésistiblement au ridicule le plus accablant si je m’étais trouvé à leur place. Certains discutaient même avec un des libraires, poussant la provocation à un degré extrême. Ces clients semblaient parfaitement savoir de quoi il retournait dans cet établissement, ils en connaissaient les codes, les us et les coutumes.
Il me fallut au bas mot deux trimestres avant d’oser entrer à mon tour dans la librairie, persuadé qu’on devinerait aussitôt en moi l’imposteur, l’ignorant, le malappris, bref, j’y allais tout de même, fébrile comme au soir du premier rendez-vous galant. Je me souviens ma sidération en constatant qu’il y avait, dissimulé du regard des passants dans la rue, derrière une étagère, un escalier, et donc un étage, et non pas seulement un étage, mais plutôt deux ! Mal à l’aise et n’osant pas ressortir à peine entré, je me précipitai à l’étage, au premier donc, lequel était effectivement moins encombré : on y trouvait là toute la littérature du monde, comme l’indiquait un panneau au-dessus de l’entrée, c’en était affolant. Jamais de la vie je n’avais vu autant de livres en un seul endroit, mes expériences en la matière se limitant au rayon librairie du supermarché à côté de chez moi, et la cabine exiguë du bibliobus qui passait chaque samedi dans notre quartier. Les clients, au rang desquels je ne me comptais pas encore, loin de là, dressés sur la pointe des pieds ou agenouillés, choisissaient parmi les interminables rayonnages le livre qu’ils cherchaient. Or, et c’était bien là mon problème le plus flagrant, je n’en cherchais de mon côté aucun. Je n’avais strictement aucun titre en tête, aucun auteur, les auteurs qu’on enseignait en cours de français, je ne les aimais pas, et, en frayant l’air de rien, jusqu’à la lettre K, je ne trouvais aucune trace de celui que je considérais à l’époque comme mon auteur favori, et dont l’œuvre résumait toute la littérature, H.G. Konsalik. Sur quelques tables disposées entre les rayons, certains ouvrages étaient mis en avant, censés je suppose représenter le nec plus ultra de la littérature.
Comment j’ai fini par embarquer, tout à fait par hasard, le volume 1 de Ulysses de Joyce, en édition de poche, je n’en ai aucune idée. Est-ce que la couverture m’a plu – quand je la regarde aujourd’hui, je ne lui trouve rien de particulièrement attrayant ? Un commentaire de C.G. Jung, inconnu au bataillon, disait : « Joyce connaît l’âme féminine comme s’il était la grand-mère du diable. », était-ce là une raison pour m’inciter à me saisir de ce volume ? Ou bien, pressé par l’angoisse, ne me suis-je pas plutôt emparé du premier livre disponible sous la main, et m’empressant de filer au plus vite au rez-de-chaussée pour payer, rouge de honte, parfaitement désespéré, jurant de ne plus jamais mettre les pieds dans un endroit pareil, rêvant déjà, une fois franchi la porte de la librairie, retrouvant la rue piétonne hostile, de me consacrer désormais uniquement à la marche à pied solitaire et à la montagne, renonçant pour toujours à la lecture, à la littérature et à tout le reste ?
Le fait est que j’ai réussi, et il m’a fallu tout le printemps et l’été qui suivit pour en venir à bout, à lire la totalité du volume 1, et, à la rentrée de septembre, j’attaquai le volume 2, et devins un habitué de la librairie de l’Université et des autres librairies de la ville, sans parler de la bibliothèque municipale. Les cours de français m’ennuyait fabuleusement, la littérature française dans son ensemble me sortait par les yeux, c’était matière à pinailler sans fin, la littérature française a toujours été liée chez moi à la contrainte, l’orthographe, la grammaire, les rimes, les figures de style, tout ce fatras jargonneux juste bon à distinguer les bons élèves des mauvais élèves, à former de futurs enseignants destinés à leur tour à refourguer tout ce bazar parfaitement inutile et dont on ne voit pas où il mène, sinon à se donner du pouvoir sur un texte dont le génie dépassera toujours d’extraordinairement haut celui de qui prétend l’enseigner.
Parce que je me suis emparé tout à fait par hasard de ce volume sur la table de la librairie de l’Université, pris de panique, je suis tombé dans la marmite de la littérature postmoderne, ou, pour mieux dire, post-joycienne, et j’y reviens toujours, incapable de lire autre chose. Je me disais en lisant l’essai de Barthelme, en réalité, je n’aime pas la littérature, si je n’avais pas lu Joyce à l’âge de seize ans, j’aurais sans doute définitivement cessé de lire, j’aurais été dégoûté définitivement de la lecture par les cours de français, alors que, par cet étrange épisode, j’ai non seulement continué de lire, mais j’ai proprement dévoré les livres, les livres qui n’étaient pas au programme, et toujours exclusivement les livres d’auteurs étrangers, et, je dois admettre que c’est encore le cas aujourd’hui, quand bien même dans ce pays la littérature post-moderne est largement passée de mode, toute littérature post-quelque chose d’ailleurs étant parfaitement anachronique, ou, quand elle s’écrit encore, parfaitement confidentielle, à l’intérieur de nos frontières du moins.