Le dernier voyage (pressentiment)

Depuis mon bureau et ma chambre à coucher, ou en me promenant près des étangs, je m’offre pour cette saison maudite un voyage en mélancolie, comme le font ceux qui n’ont pas le sou pour voyager d’une autre façon.

Je retourne à Santander. Je suis allé deux fois en l’espace de quelques mois là-bas, c’était peu après le début de ce millénaire, il y a vingt ans. Il y a une période de ma vie, là, durant les quelques années qui précèdent et suivent le tournant du millénaire, qui se présente de manière extrêmement confuse à l’esprit : le souvenir d’évènements intenses a occulté la mémoire de ma vie d’alors, emportant dans les limbes les dates, les chronologies, les motifs et les causalités.

Pour y voir plus clair, je mène une enquête sur Internet et ressors des documents administratifs du carton où je les avais conservés, au cas où (et pourquoi pas pour un cas comme celui-là ?)

La première fois, c’était en novembre 2002. J’en trouve une trace ici, dans ce compte-rendu du festival Tanned Tin, qui s’était tenu à cette époque, à Santander donc, et c’est là où nous nous sommes rencontrés.

Au bar du festival, à ma grande surprise, on vendait du Jack Daniels servi dans des gobelets en plastique. Je tournais exclusivement au Whisky dans la consommation duquel je dilapidais et mon chômage et ma santé. Ça m’était égal.

J’étais lancé dans une entreprise délibérée et systématique de destruction, à commencer par la destruction de mon mariage, d’une vie professionnelle de toute façon désastreuse, et de l’avenir en général. La fin de l’histoire avec Agathe m’avait dévasté, un authentique « amour impossible », j’en voulais à la terre entière, vivais à droite et à gauche, dans des campings le plus souvent.

Et à Tanned Tin, je rencontrais Aparecida. À la fin de la soirée, nous étions déjà ensemble, arpentant, en lévitation, les rues incroyablement vivantes de Santander, et ainsi durant trois jours et trois nuits, nous étions ensemble.

Et puis, il fallait rentrer en France – des choses attendaient d’être détruites.
Nous nous reverrions peut-être. Ou pas.

S’écoulèrent quelques mois de perdition. Un soir de février, j’animais mon émission de radio hebdomadaire sur une antenne locale. Au bout d’une heure durant laquelle, contrairement à mes habitudes, je me trouvais dans l’incapacité absolue de prononcer le moindre mot, je quittais le studio précipitamment, laissant pour la dernière heure le programme automatique de la station prendre le relais. J’étais revenu au domicile conjugal pour une durée incertaine, Virginie était absente, j’ai chargé deux sacs dans ma 4L et suis reparti à Santander traversant de nuit le sud-ouest de la France, puis, empruntant la fameuse route qui longe les corniches du Pays-Basque et de la Cantabrie jusqu’à Santander ma pierre précieuse scintillante dans la nuit.

Désormais privé de tout revenu, j’allais devoir faire la manche pour survivre, c’est-à-dire, boire, j’étais passé du whisky au mauvais vin de supermarché, et, le lendemain, après avoir cherché le sommeil dans la voiture sur le parking du port, j’ai appelé Aparecida.

J’ai raconté tout cela ailleurs, mes souvenirs les plus intenses, ceux qui effacent le reste, vous reviennent comme des coups de poignards ou des moments d’extase. C’était il y a vingt ans, et ce que j’ai laissé là-bas, dans cette histoire, m’appelle aujourd’hui, tandis que je suis à nouveau dans le plus grand désarroi, comme si j’avais à le reprendre, ce quelque chose, cet inachevé qui, je dois le dire, m’a plongé ces derniers jours, sans parler des nuits, dans une indéracinable mélancolie, et me tire des larmes à tout bout de champ, sans raison apparente.

Pour éviter l’effondrement pur et simple, je prends des notes, je fais mon Sebald de chambre à coucher, j’étudie des cartes de géographie, je prépare un éventuel voyage en chair et en os.

(avec ce sentiment irrépressible que ce voyage sera le dernier – j’ignore ce que cela signifie du reste, je sais juste cela, qu’il sera le dernier)