La vidéo ci-dessous intéressera particulièrement les spécialistes de la neige, et de ses différentes qualités – une des connaissances que les pisteurs, les dameurs (mais aussi les randonneurs nordiques et alpins !) des montagnes hivernales se doivent de posséder. Nous sommes dans la taïga Sibérienne en compagnie de l’éleveur de rennes Semen Gabyshev et de l’anthropologue Alexandra Lavrillier qui travaille depuis plusieurs décennies avec le peuple Evenk (ou Evenki), nomades, chasseurs, éleveurs de rennes, cueilleurs, et pêcheurs. On y voit Semen expliquer à Alexandra, dans deux séquences filmées à des endroits et des périodes distinctes, les différences qualités de la neige, les avantages et les inconvénients de ces neiges pour la progression des troupeaux et la nourriture des bêtes, et même une mention, largement développée dans le livre dont je parle ci-après, des changements spectaculaires du climat que les Evenks ont noté depuis 2005.
J’avais déjà évoqué en passant ce livre formidable que je déguste en ce moment, Alexandra Lavrillier and Semen Gabyshev, An Arctic Indigenous Knowledge System of Landscape, Climate, and Human Interactions. Evenki Reindeer Herders and Hunters, Verlag der Kulturstiftung Sibirien, SEC Publications, 2017. (Un système de connaissances indigène arctique du paysage, du climat et des interactions humaines. Éleveurs et chasseurs de rennes Evenki). C’est un ouvrage à marquer d’une pierre blanche pour de nombreuses raisons.
D’abord parce que l’anthropologie des peuples animistes de Sibérie se traduit rarement pas des projets de telle ampleur, faute de moyens essentiellement.
Parce qu’il s’agit là de la première entreprise de constituer un système de TEK (Traditionnel Environnemtal Knowledge) sur le continent Russe – ces TEK, favorisés et financés par plusieurs institutions internationales (dont l’UNESCO) rassemblent les connaissances des peuples et minorités autochtones en matière environnementale (plantes, insectes, animaux, mais aussi climatique, et bien d’autres thèmes encore). Ce projet est d’autant plus intéressant qu’il associe les acteurs des “tribus” indigènes à la recherche – ils deviennent ainsi co-chercheurs au côté de l’anthropologue, du naturaliste ou de climatologue, mais aussi co-observateurs – on sort ainsi tout à fait de la dichotomie classique observateur/observé. Mieux encore, ces données recueilles et analysées par les indigènes est reprise par des scientifiques “occidentaux”, et ce rapprochement donne lieu à des débats, parfois vifs. Semen Gabyshev, qui a co-écrit l’ouvrage cité plus haut, a ainsi eu l’occasion de travailler dans les villes universitaires, de donner des conférences, participer à des réunions, et publier, alors même, comme il le raconte dans un des chapitres du livre, qu’il n’avait jamais quitté sa taïga avant de rencontrer Alexandra Lavrillier, ni visité une ville de plus de 600 habitants (son village ne dépasse guère le demi-millier d’habitants) !
Et parce qu’on y apprend des tas de choses sur les Evenks (et que c’est toujours un plaisir de lire les travaux et découvrir les projets qu’Alexandra Lavrillier mène en Sibérie – elle est à coup sûr une des grandes anthropologues de notre temps et n’hésite pas à rompre avec certaines représentations pour ainsi dire devenues “à la mode” chez ses collègues, par exemple l’idée selon laquelle le savoir chez les animistes serait toujours et avant tout une question de pratique – c’est vrai en un sens, mais si on s’y penche sérieusement, et qu’on met en place une stratégie de co-observation comme c’est le cas ici, on finit par découvrir qu’il existe aussi chez eux une véritable dimension théorique, et une épistémologie – nous ne sommes pas les seuls à en disposer et il serait grand temps de s’en convaincre et d’apprendre de ces peuples.)
Je parlerai plus longuement de ce livre et de ses résultats passionnants, notamment pour ceux qui s’intéressent au changement climatique et à ses effets (qui, je le rappelle, se font déjà sentir dans les régions arctiques et Sibériennes depuis plus d’une décennie – il ne s’agit donc pas seulement de s’inquiéter de l’avenir, mais d’un présent devenu d’ores et déjà incertain pour ces populations). Mais je laisse le plaisir de lire cet extrait dans lequel Semen Gabyshev raconte ses premières rencontres avec le monde des villes et l’occident :
“Our project undertook many expeditions into the nomadic forest, led by Lavrillier as the social anthropologist: we also travelled to Russian cities and to the West. My first big town was Blagoveshchensk (224 000 inhabitants in 2016): my village has about too far away from home. The air was difficult to breathe. In the streets, my head spun because there were too many people: I asked myself how I would be able to work in such a crowded town. I was asked to present the project at the State University of
Amur. I was worried and feared that I might be rejected: as a simple reindeer herder, I had no idea how to conduct a talk at a university. My first experience was a bit simpler, since it was at the local school ‘Arktika’ for indigenous youth. Another exotic experi- ence was the trip to Moscow (around 8000 km from my home), a megalopolis where I found an overly-crowed atmosphere, like that of an anthill. I was wondering whether I would be rejected by the French authorities as a simple reindeer herder trespassing in the realm of science; however, I was made very welcome by the team in charge of scientific cooperation at the French embassy in Moscow and received support from them. (…) ”