Je l’ai fait 4 fois. Pourquoi n’ai-je pas eu la présence d’esprit de me limiter à 3 ou de pousser jusqu’à 5 ? Je n’ai pas compté en le faisant. Je l’ai fait et refait sans prendre la peine de compter. J’aurais du me méfier mais j’ai relâché ma vigilance. Et là, j’ai laissé Léa chez la nourrice, il est 8 heures cinquante-deux minutes. Je vois 8 :52 s’afficher sur le tableau de bord de la voiture. Il faut absolument que je remette les compteurs à zéro. 8, 5 et 2, je m’en occuperai éventuellement plus tard, si je n’oublie pas. Il peut se produire d’autres catastrophes entre temps. Il se produit toujours des catastrophes de ce genre, tout le temps. Le monde est envahi de chiffres qui sont autant de catastrophes potentielles. Vous faîtes une chose, puis une autre, une série commence, vous voyez une chose, puis un autre, c’est encore une série. Il faudrait ne pas commencer à compter je sais. Tony me dit que lui ne compte jamais. Que la plupart des gens ne compte jamais. Ça me fait une belle jambe je lui dis. Tu as de jolies jambes il me répond. Il n’ose pas me dire que je suis malade, mais il le pense, je sais qu’il le pense. Je vois qu’il le pense quand je surprends les regards qu’il échange avec sa mère quand ils croient que je ne les vois pas, quand je m’occupe de Léa. Ils pensent que je ne m’occupe pas de Léa comme il faudrait, comme un mère devrait. Ce que je sais moi, c’est que, contrairement à ma propre mère, je ne bats pas ma fille, je ne lui hurle pas dessus, je ne l’enferme pas dans la cachette sous l’escalier, je ne suis pas parfaite bien sûr, et je crois que personne ne sais à quel point je peux être imparfaite, par exemple ce matin, avant de partir chez la nourrice, j’ai vérifié 4 fois si le gaz était éteint. C’est une erreur. 3 ou 5 eût mieux valu. Mais pas 4. Ou alors pas du tout.Peut-être la plupart des gens, comme dit Tony, ne tiendrait pas cela pour une erreur. Il y a des gens qui ne vérifient pas du tout. Je les envie, d’un certain côté. Mais dans le même temps, quand je lis dans le journal le compte rendu d’un accident domestique, une maison qui explose parce qu’on a oublié de vérifier le gaz, je me sens confirmée. Peut-être même j’éprouve un peu de satisfaction : c’est horrible de penser une telle pensée. Il y a des pensées qu’on ne peut pas s’empêcher de penser. C’est mon problème depuis toujours. Ma mère m’avait dit : une mère sait toujours ce que pense son enfant. J’en avais déduit deux choses : premièrement, il n’est pas nécessaire de lui confier quoi que ce soit puisqu’elle le sait déjà ; secondement, il vaudrait mieux s’empêcher de penser certaines pensées. Si elle me tapait dessus c’est sans doute parce qu’elle devinait ces pensées que je ne parvenais pas à réfréner, qui me venaient à l’esprit malgré l’énergie que je consacrais à les faire taire. Quand j’étais gosse, je comptais déjà, mais je ne crois pas que les nombres étaient maudits à l’époque. Ils le sont devenus plus tard. Je comptais pour divertir mon esprit des pensées abominables qui s’avançaient comme des nuages sombres dans le ciel de mon esprit : j’entrevoyais toutes ces choses affreuses qui arrivaient à ma mère, elle avait un accident en rentrant de l’école, sa voiture percutait de plein fouet un camion, ou bien elle versait dans un ravin, la vision du ventre de ma mère transpercée par un tube d’acier comme en transportaient les camions que conduisaient mon père à son travail, la vision de la tête de ma mère sectionnée par la rambarde métallique qui borde le bas côté de la route qui mène jusqu’à chez nous, la vision du corps transpercé de ma mère gisant dans le fossé, sa tête roulant sur le goudron jusqu’à la porte de notre maison, je voyais tout cela, des fragments d’images surgissant malgré mes efforts, alors je me mettais à compter de plus belle, je me postais à la fenêtre, je regardais la route qui descendait jusqu’à chez nous, je surveillais son retour en comptant de plus en plus vite, pour faire disparaître ces images. 1 poteau électrique, 1 ôté de 4 = 3, mais il vaudrait mieux que je détruise entièrement la série de tout à l’heure, que je revienne à zéro, un second poteau, puis un troisième, je sais qu’il y en a un autre un peu plus loin, ce qui fait 4, 4 ôté de 4, le chiffre est annulé, heureusement qu’il y a ces poteaux, je les ai repérés l’autre jour, c’est bien pratique quand on doit compter à rebours, on ne peut pas laisser les choses en l’état, je sais qu’il arriverait quelque chose à Léa si je laissais les choses en l’état, si je laissais ce 4 flotter dans l’espace, comme une menace, c’est ma responsabilité de mère maintenant, de veiller sur elle.
Avant Léa, je renonçais plus facilement à conjurer les chiffres. Je renonçais par épuisement. Il m’est arrivé souvent de songer à mourir, tellement j’étais épuisé. Des catastrophes se produisaient sans cesse, parce que je renonçais à compter. Combien de gens morts ou estropiés à cause de mon relâchement ?
4 est mauvais. 7 est mauvais aussi. Ils sont mauvais parce qu’ils servent à composer des dates, 4 est l’âge que j’avais quand mon père est partie et m’a abandonnée dans les bras déments de ma mère, 4 était le numéro de la maison dans la rue que nous habitions, 7 est le mois de juillet, le mois de juillet durant lequel, non qu’importe, 7 est dans 1977, 4 et 7 font 11, 11 est abominable,
Au début 4 ne signifiait rien, pas plus que 7. D’autres chiffres aussi se sont avérés mauvais, mais, ou bien le motif de leur caractère désagréable a disparu avec le temps, quand untel passait de vie à trépas, ou à l’occasion d’un déménagement, ou bien j’ai tout simplement fini par oublier la raison pour laquelle j’avais été amenée à les craindre. Heureusement, d’autres chiffres sont heureux. 3 est devenu heureux, Léa est née en mars, en mars 2003. Zéro surtout, tout revient toujours à zéro, le mieux, j’en ai acquis la conviction à force de compter, c’est que tout revienne à zéro, zéro annule et efface, permet de repartir d’un pas plus assuré, zéro débarrasse, jamais définitivement bien sûr, les occasions ne manquent pas, les menaces couvent à chaque fois que vous vous engagez dans le monde, vous ne pouvez pas vous contenter de ne rien faire, vous ne pouvez pas tout contrôler, chacun de vos actes ouvre la possibilité d’une faute.
Des fois je me dis qu’il me faudrait un calepin pour noter tout cela, tout ce qui me reste à faire pour rétablir la situation, ou bien une calculatrice, avec mémoire intégrée. À douze ans, pour mon entrée au collège, Papa m’a offert une calculatrice. Aux filles de sa nouvelle amie il avait fait cadeau de robes et de bijoux. Moi, une calculatrice. Le soir, dans ma chambre, je passais des heures à effectuer des opérations. 8, 5, 2, je n’ai pas oublié, ces chiffres signifient sûrement quelque chose, maintenant, 9:12 s’affiche sur le cadran, je vais bientôt arriver à l’épicerie où je travaille. 9,1, 2, et 8, 5, 2, il y a deux fois deux ce n’est pas bon, et 5 + 2 mériterait d’être traité aussi. Je ne peux pas m’occuper de tout. Je m’occupe déjà de beaucoup plus de choses que la plupart des gens. Tony se plaint parfois de l’état de la maison. Il ne se rend pas compte à quel point je croule sous le travail, un travail invisible le plus souvent, il ne peut pas savoir que sans ce travail, les choses partiraient à vau-l’eau.