Anatomie du vide

D’abord il y eût juste cette fameuse fossette qui commençait à se creuser. On n’en avait jusqu’ici pas fait grand cas, bien qu’aux dires de ma mère, j’en avais été pourvu dès ma naissance, j’étais né avec ce creux dans le dos, situé derrière l’épaule gauche, juste en dessus de l’omoplate, légèrement à droite de l’extrémité de la colonne vertébrale. J’en avais toujours ressenti l’aspérité des bords en y passant le doigt, un léger renfoncement de deux centimètres de large, profond d’à peine quelques millimètres. Rien de bien spectaculaire à l’œil nu, mais, au toucher, ou bien dans mes rêves, il m’arrivait de considérer cette discrète malformation comme une concavité d’une bien plus vaste extension : à la même époque, j’étais comme bien des enfants fasciné par tout ce que les objets terrestres et supraterrestres comptent de cavités de ce genre, les gouffres évidemment, qu’exploraient d’intrépides spéléologues, les sommets des volcans et leurs débordements furieux, et les mers intérieures que l’histoire avait vidées de leurs eaux, les mers asséchées, comme la mer d’Aral ou les mers lunaires, les mers mortes. J’avais grandi avec ce creux, tour à tour le minimisant puis l’exaltant, tout à tour objet de honte, une honte que, de toutes façons, j’aurais éprouvée sans le support de cette difformité, et de fierté, car je possédais ainsi le signe distinctif susceptible de fournir une explication aux difficultés qui m’accablaient depuis le plus jeune âge, ce sentiment d’une différence spécifique qui m’éloignait des autres et de leurs désirs, qui me faisait préférer à leur compagnie la compagnie des livres ou des rêves, et, sans que ce fut très clair dans mon esprit, ce trou familier était devenu avec le temps le signe, connu de moi seul, indiquant le destin singulier auquel je me sentais promis. Il peut paraître paradoxal que l’absence d’un morceau de chair constitue précisément ce qui vous épaissit, vous donne de la consistance à vos propres yeux, mais il en était ainsi, et il me semble aujourd’hui en y songeant, qu’en l’absence de cette non-chose, je me serais probablement éteint comme les volcans s’éteignent, les gouffres sont comblés et les mers mortes recouvertes par les sables du désert.
Il y a cinq ans donc, cette légère fossette gagna soudainement en profondeur, se creusant d’environ un centimètre, et s’élargissant d’autant. C’était l’époque où j’avais tout à fait cessé de travailler, le travail m’étant devenu proprement insupportable, bien que je m’y sois frotté avec ténacité durant une bonne partie de ma vie, avec des fortunes diverses mais une conclusion immanquablement même : tous mes efforts pour occuper une place honnête, gagner honnêtement de quoi vivre, me comporter comme un mari honnête et un éventuel père convenable, se soldaient par la démission, le licenciement, la séparation, le divorce. Je n’étais pourtant pas un employé désagréable et pénalisant pour l’entreprise qui m’employait. On louait, du moins les premiers mois, mes dispositions à la communication, mes capacités à prendre des initiatives, mon dévouement et, plus généralement, un caractère sympathique qui me permettaient de me faufiler sans éclat dans le dédale des sentiments d’animosité, d’envie et de jalousie, qui ne manquaient pas d’animer le groupe dont, apparemment, j’étais membre. Mais ce comportement finissait par m’apparaître pour ce qu’il était : faux. Il puait la fausseté. Je puais la fausseté, et ma propre odeur finissait bientôt par m’indisposer, ma sympathie, mon dévouement, mes initiatives et tous mes paroles et mes gestes me répugnaient. Il me fallait chaque matin déployer des trésors de persuasion vis-à-vis de moi-même pour prendre le chemin de l’entreprise, me tordre littéralement le corps et l’esprit ne serait-ce que pour enfiler ma veste d’employé modèle, me torturer la face pour être en mesure d’arborer une journée encore ce sourire affligeant. Non pas que j’eus vis-à-vis de mes collègues le moindre mépris. Je ne portais sur l’entreprise aucun jugement, pas plus qu’enfant que je ne m’aventurais à juger les paroles et les actes de mes prétendus camarades de classe. Simplement, je n’y adhérais pas. J’y adhérais tellement peu qu’au bout d’un certain laps de temps, durant lequel j’étais tout de même forcé, par la nécessité d’une société sans laquelle il est difficile de subsister à moins d’être né rentier, ce que je n’étais pas, loin de là, un océan d’indifférence venait recouvrir mes tentatives pour sembler être concerné par les buts et les finalités de l’entreprise, comme la banquise vient impitoyablement s’étendre en hiver sur les eaux sombres de l’Arctique, la plus banale des tâches devenant alors une épreuve déterminante, et j’avais l’impression de traîner avec moi, sous cette veste de moins en moins bien ajustée au squelette qui me tenait lieu de chair, un vide croissant et incommensurable, qui menaçait d’emporter la totalité de mon existence. Ce qui ne manquait pas de se produire, quant, au final, je me retrouvais un matin définitivement cloué au lit, n’ayant plus les forces nécessaires pour regagner l’espace rassurant de la société des hommes, de ses croyances partagées, et de ses motivations à persévérer dans l’être.
Avec le recul, il me paraît concevable que cette cavité dorsale n’avait pas commencé de s’aggraver il y a cinq ans, mais bien avant, sauf que de manière plus modérée, millimètre par millimètre pour ainsi dire, mais, du moment où j’en pris conscience, et que, de manière tout à fait littérale, j’en touchais du doigt la gravité, elle n’en finit plus de se creuser, jusqu’à aujourd’hui, où j’ai cessé d’espérer qu’elle cesse de se creuser, apercevant plutôt le moment où elle m’emplira tout à fait. Il est également possible que la lente et interminable procédure de divorce que j’avais entamée précisément à cette époque là, ait joué un rôle dans l’accélération du processus d’excavation que subissait cette partie de mon anatomie. Je ne saurais dire exactement de quelle manière une telle chose est possible, et, de fait, les médecins, eux aussi, se sentirent conceptuellement désarmés face à ce phénomène. Si les examens avaient révélé une tumeur, on aurait sans doute su quoi me dire, de cet excès d’être on aurait pu parler, et faire quelque chose, procéder par exemple à une ablation, ou l’irradier, ou en conjurer la toxicité. Mais de la disparition progressive d’une épaisseur de chair, on ne savait que penser. Certains spécialistes jugèrent plus indiqués de considérer seulement ma perte de poids, et de m’administrer un traitement censé y remédier, agrémenté d’un régime spécial, et, au demeurant, peu contraignant — car évidemment, au fur et à mesure que la cavité se creusait, je perdais du poids, et comme il arriva un moment, il y a environ trois ans, ou la fossette originelle, celle avec laquelle j’étais venue au monde, méritait le nom de fosse, s’étendant sur une largeur de vingt centimètres, du bas de la nuque jusqu’en dessous de l’omoplate, et s’approfondissant de cinq centimètres au bas mot, laissant apparaître sous un mince filet de peau rougeoyante, un réseau mouvant de veines, de muscles et de nerfs obscène, et sous laquelle, près de la colonne vertébrale saillaient désormais des affleurements de côtes aiguës comme la pointe d’un canif, maintenant que je pouvais sentir s’écouler sous mes doigts la complexité de la vie, je perdais effectivement du poids, et de manière spectaculaire. J’en perdais du reste, comme me l’avouât un médecin, certainement ailleurs, et je pensais à cet instant, sans le lui dire, que si l’amour, la croyance et la passion, pesaient un certain poids, alors il n’y avait rien d’étonnant à ce que je maigrisse ainsi. Passent encore que le goût pour le travail salarié m’ait définitivement quitté, que les sentiments amoureux pour mon épouse, et à vrai dire pour n’importe quelle autre femme, et plus globalement pour n’importe quel être humain, aient disparu de ma vie intérieure, mais, de manière plus spectaculaire, même les objets qui autrefois me servaient de guide, avec lesquels malgré tout j’avançais cahin-caha, en usant probablement à titre de consolation imaginaire, avaient fini par s’effondrer sur eux mêmes un par un et inexorablement : tel livre que j’appréciais beaucoup, sans doute plus que père ou mère, ce qui n’avait rien d’une exploit tout compte fait étant donné le faible degré d’affection qui m’attachait à mes proches, lesquels n’éprouvaient je crois à mon égard qu’une vague préoccupation teintée de lassitude – ma femme aussi, après des années de lutte durant lesquelles son ingéniosité thérapeutique avait été mise à rude épreuve, s’était avouée finalement vaincue, et avait consenti, épuisée, à me laisser partir, à m’abandonner, s’autorisant à se donner la chance de partager la vie d’un homme porteur d’espérance et d’avenir –, même ce livre donc, m’était tombé des mains alors que je m’efforçais d’y recourir comme un noyé tente de s’agripper à la planche de l’embarcation que la tempête a détruite. J’en lisais les mots, mais, au fur et à mesure que je lisais, leur signification sombrait dans le non sens, chaque phrase semblait s’effacer au fur et à mesure que je la lisais, chaque mot, chaque lettre, et au final, le livre, qui autrefois me tenait lieu de pilier, constituait probablement un refuge, un endroit où aller, devenait une coque vide, évidée par ma propre lecture, comme si tout ce que je touchais se vidait littéralement dès que je le touchais, si bien qu’au final, non seulement je me creusais et je m’évidais, mais le monde tout autour de moi, tous les objets du monde, tout ce à quoi les hommes s’attachent désespérément pour éviter de sombrer dans le néant, prenait l’allure d’enveloppes vides, de contenants privés de contenu, tout comme la mer d’Aral, privée de ses eaux et menacée par le désert.
Quand la cavité qui m’emportait le dos laissa deviner des organes vitaux, les reins, les poumons, le cœur, et toute la complexité de l’appareil digestif, remontant jusqu’en haut de la nuque, au point qu’un neurologue exercé eût pu, en examinant le fond de ce gouffre, distinguer l’activité du cervelet et du lobe occipital, j’avais trouvé une manière à peu près satisfaisante d’occuper malgré tout une place en ce bas monde. Je m’étais installé à la campagne, un médecin compatissant m’avait fait l’aumône d’un courrier me garantissant une aide sociale jusqu’à la rémission de mes symptômes – vu l’évolution de la maladie, j’envisageai plutôt ce revenu comme voué à m’accompagner jusqu’à la mort –, et je raréfiais drastiquement ma participation à la vie mondaine, me contenant de brèves sorties pour aller faire les courses, bien que manger ne me nourrisse en rien, puisque je continuais au contraire de me raréfier moi-même pour ainsi dire, l’avantage spécial de cette difformité désormais spectaculaire, tenant au fait qu’elle se situait à l’arrière de ma personne, et donc qu’elle était aisément dissimulable sous une chemise ou sous un pull — il en aurait été évidemment tout autrement si je m’étais creusé par le devant, si ma poitrine, mon ventre, et pire encore, mon cou et le bas de mon visage eussent été soumis à la même entreprise d’excavation. Il m’était donc encore tout à fait possible de me comporter comme on s’attend à ce que tout un chacun se comporte, aller acheter du pain, voire, dans mes élans de sociabilité, m’asseoir à la terrasse d’un café, sans attiser le moindre soupçon quand au vide dont j’étais fait, le manque d’enthousiasme qui caractérisait mon rapport au monde et à mes semblables, la manière si spéciale dont je faisais semblant de lire le journal du matin, ne lisant pas en vérité, me contenant de singer sans y penser la lecture, le visage arborant cet espèce de vague sourire inconsistant et dont nulle intention n’aurait pu se déduire, les villageois ayant probablement saisi intuitivement que j’étais inoffensif, mais qu’il valait mieux me ficher la paix, sans qu’on sache vraiment sur quel détail de mon comportement on avait bien pu se fonder pour deviner de telles choses, enfin bon, suffisamment seul, pauvre mais sans excès, nullement sollicité, et d’ailleurs, rien ni personne n’attendant quoi que ce soit de moi, l’existence me paraissait somme tout viable.
On ne se rend pas bien compte, quand on est soi-même le réceptacle où se joue l’évolution d’une maladie, à quel point elle s’aggrave. On s’y adapte plus moins spontanément, au jour le jour : par exemple, dans ma situation, cela faisait des lustres qu’il m’était impossible de dormir sur le dos, ou bien de m’asseoir sur une chaise munie d’un dossier. Dans mon malheur, j’avais toutefois la chance que la peau, certes mince et fragile, semblât se reconstituer au fur et à mesure que le trou se creusait : il n’en restait pas moins fréquent que le moindre choc avec un objet, aussi léger soit-il, déchire cette séparation précaire entre mes organes et le monde extérieur, ouvrant ainsi une plaie suintante, extrêmement dangereuse pour la santé des dits organes. Je devais alors appeler au plus tôt l’infirmière que les services sociaux avait attachée à mon service, laquelle, je le devinais en l’observant, craignait, sans doute plus que la monstruosité de mes blessures, le silence dont je la gratifiais durant les soins : de fait, environ tous les trois mois, elle finissait par renoncer et une autre la remplaçait, soumise à la même épreuve.
Aujourd’hui, il me faut bien admettre que les chose ont empiré à un point qu’il m’est difficile de décrire. L’extension du vide à l’arrière de moi me fait ressembler à un squelette vu de dos, dont les organes vitaux seraient encore animés de pulsations pourpres et sanglantes. La peau qui les recouvre timidement n’est plus qu’une fine pellicule diaphane et je crains qu’à la prochaine blessure, une hémorragie fatale me vide de mon sang et m’emporte cette fois-ci entièrement. Dans la désaffection à peu près totale qui me tient lieu d’existence, il m’arrive toutefois de rêver comme autrefois que je suis en train d’explorer quelques gouffres, de descendre au creux d’un volcan, ou d’arpenter les dernières tourbières qui environnent les mers mortes. Je dois admettre que j’ai appris à chérir cet endroit de ma personne qui ne contient absolument rien, qui fut déserté à ma naissance, le paradoxe étant que j’ai tout lieu de croire qu’il ne fut probablement déserté par rien ni par personne, qui marque l’emplacement de quelque chose qui, probablement, n’a jamais été, mais de quelque chose sans lequel il m’aurait été impossible de mener une vie disons normale, en compagnie d’autres être humains pourvus de cette chose qui précisément me manquait sans que j’en fusse privé. Dans le vide qui se déploie là derrière, j’ai appris à me trouver chez moi, et, du reste, je ne cherche plus comme autrefois à résister à l’envahissement de cette non-chose. Je lui laisse pour ainsi dire la place, impatient de coïncider tout à fait avec elle, de ne faire plus qu’un avec l’espace qu’elle libère.