Je propose ici trois textes tirés de quelques-unes de mes lectures estivales. Plongé dans des réflexions sur la crise climatique, et suivant le fil de mes recherches en anthropologie comparée, j’ai décidé de passer une partie de cette saison en forêt tropicale. (J’ajouterai en fin de parcours un extrait de la monographie de Laura Rival sur les Huaroni d’Équateur en guise d’illustration)
Le texte de Patrick Roberts est un extrait de l’avant-dernier chapitre de son livre le plus récent, qui constitue une extraordinaire synthèse des travaux les plus récents portant sur les forêts tropicales. Si vous n’avez le temps que de lire un seul livre à ce sujet, précipitez-vous sur celui-ci. Sa fresque monumentale combine une multitude de domaines de recherches (paléo-botanique, paléo-anthropologie, histoire, géographique, botanique et études environnementales, ethnologie, économie politique, etc.) dans leur état le plus avancé : la représentation des forêts tropicales comme un environnement conservé dans une situation “originaire”, primaire, hostile et impénétrable, et peu adaptée à la survie des êtres humaines, est désormais tout à fait périmée (depuis près d’un demi-siècle à vrai dire). Cette vision classique a la vie dure et inspire encore, pour le pire, de nombreuses politiques d’exploitation de ces espaces si précieux pour l’équilibre de notre climat, mais aussi certains projets de “conservation” écologiques à l’impact discutable et aux motivations parfois suspectes. Dans les deux cas, on demeure aveugle au fait historique que les différents espaces forestiers tropicaux (en réalité extraordinairement diversifiés) ont été habités et modelés (en partie, et de manière plus ou moins spectaculaires) par des populations humaines. Autrement dit, qu’ils ne sont absolument pas restés en dehors de l’histoire (et de la préhistoire). Des chasseurs cueilleurs du Pléistocène et d’aujourd’hui, en passant par les « agrarian-based, low-density settlements/urbanism » (qu’on songe aux cités mayas ou à la superficie de l’habitat autour d’Angkor ou Tikal), ou encore les villages-jardins des rives du bassin Amazonien, la diversité des manières d’habiter les forêts est de mise.
Le grand spécialiste de la lecture “diachronique” de la forêt tropicale, et particulièrement de l’Amazonie, c’est William Balée, ethnologue et archéo-botaniste dont l’œuvre n’est pas traduite en français à ma connaissance (ce qui constitue une énorme lacune, qui s’ajoute à beaucoup d’autres concernant l’édition scientifique en France). On dispose désormais d’un ouvrage précieux dans lequel il revient sur le concept qu’il a forgé et qui a inspiré de nombreux travaux depuis les années 80, celui de « cultural forest » (Cultural forests of the Amazon : a historical ecology of people and their landscapes). À l’idée d’une forêt « vierge » peuplée de quelques groupes d’indiens isolés et d’efforçant de survivre dans un milieu hostile, il substitue l’idée d’un environnement indissociable de l’activité humaine plurimillénaire. On trouve cette idée développée dans de nombreuses monographies ethnographiques : je songe notamment au magnifique livre de Laura Rival, au titre si évocateur Trekking through History, Colombia University Press 2002, sur les Huaorani de l’Équateur Amazonien qui nomadisent dans la forêt en suivant les sites occupés par leurs ancêtres (profitant ainsi des jardins aménagés et cultivés ici et là et dont les traces sont encore visibles). “En ce sens, écrit-elle, la “randonnée” en forêt est plus un retour qu’un éloignement. Les personnes vivantes, la forêt et les générations sont liées par le voyage et l’approvisionnement continu en denrées alimentaires et d’autres ressources utiles”. William Balée va encore plus loin en soutenant que cette activité humaine (arboriculture, agriculture, chasse, pêche et cueillette – sélection des espèces, gestion du gibier, etc.) a contribué non seulement à transformer l’espace forestier, mais aussi à en améliorer la biodiversité et garantir la durabilité (plutôt que le contraire). L’idée n’est donc pas de nier l’impact des populations « autochtones » sur l’environnement, mais d’en souligner le caractère bénéfique. Tout au contraire, « l’exploitation forestière commerciale, les agriculteurs-colonisateurs, les éleveurs de bétail, les projets de travaux publics (tels que les barrages et les exploitations minières) et l’agriculture industrielle », exercent un impact catastrophique et malheureusement bien connu, particulièrement dramatique pour l’évolution du climat mondial, mais aussi pour la survie des populations traditionnelles des forêts, de leur culture et de leur expertise.
C’est la raison pour laquelle j’ai ajouté l’extrait d’un article d’un infatigable militant des droits des populations autochtones, Stephen Corry, président de Survival International, qui s’en prend ici aux politiques de « conservation » et de « protection » d’espaces naturels, parfois inscrites dans des opérations (financières) de compensation carbone. Ce fameux « new deal pour la nature » se fonde sur une vision erronée de ladite nature, en considérant que les populations qui les habitent, souvent depuis des millénaires, doivent en être exclues à des fins de protection (voire de « purification »), et visent souvent des objectifs moins avouables (par exemple, dans de nombreux États, elles sont le moyen le plus efficace pour se débarrasser de ces groupes humains gênants, et de faire place nette pour d’autres activités, exploitation forestière, extraction minérales ou fossiles, écotourisme, etc., sans parler de leur utilisation comme crédit ou compensation sur le marché carbone).
Ces trois auteurs en appellent au contraire à la reconnaissance des savoirs et des compétences des autochtones pour la gestion de la forêt tropicale, sa durabilité et sa biodiversité. Les Indiens sont les mieux placés pour sauver les forêts tropicales et doivent être considérés comme des acteurs majeurs de la lutte contre la crise climatique.
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Patricks Roberts, Tropical Forests in Prehistory, History, and Modernity. Oxford University Press 2019. (p. 224)
« Au Brésil, qui est aujourd’hui un membre de plus en plus riche des nations économiques du BRIC et dont la fécondité et la mortalité infantile sont relativement faibles, la plus grande menace pour les forêts tropicales provient des grandes entreprises et de la politique gouvernementale. L’organisation de l’élevage du bétail par de grands propriétaires terriens est aujourd’hui la principale cause de déforestation au Brésil, où la demande régionale de viande rend les pâturages plus précieux que la forêt tropicale. L’exploration pétrolière et gazière, ainsi que les intérêts miniers, ont amené le gouvernement à envisager de “vendre” de vastes zones de forêt tropicale à des sociétés internationales. En Asie du Sud-Est, la région qui connaît les taux les plus élevés de perte et de dégradation des forêts dans le monde tropical, c’est la conversion de la forêt tropicale en terres destinées aux cultures commerciales qui modifie réellement la valeur accordée aux services écosystémiques des forêts tropicales. Dans le cas du palmier à huile, par exemple, l’énorme demande du marché asiatique et international a joué un rôle prépondérant dans le remplacement des forêts tropicales de basse altitude par des plantations dans les îles d’Asie du Sud-Est, souvent financées par d’énormes sociétés multinationales. La suprématie du capitalisme mondial, l’augmentation de la valeur des terres et l’incorporation croissante dans les systèmes nationaux d’éducation et de travail salarié signifient que les petits agriculteurs et les peuples autochtones n’ont souvent d’autre choix que de convertir, d’abandonner ou de vendre leurs terres de forêt tropicale. »
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William Balée, Cultural forests of the Amazon : a historical ecology of people and their landscapes, The University of Alabama Press, 2013, p. XIII.
« Les questions soulevées ici sont pertinentes pour commencer à comprendre comment nous pouvons concevoir les populations vivant dans les biomes menacés des forêts tropicales actuelles du monde entier, à commencer par le plus grand d’entre eux, l’Amazonie. Il ne semble plus pratique de suivre les souhaits de beaucoup – mais certainement pas de toute la communauté de la biologie de la conservation – d’exclure les populations traditionnelles et indigènes de tous ces biomes. Dans de nombreux cas, les biomes sont de toute façon envahis par l’exploitation forestière commerciale, les agriculteurs-colonisateurs, les éleveurs de bétail, les projets de travaux publics (tels que les barrages et les exploitations minières) et l’agriculture industrielle, et non par les populations autochtones qui y vivaient déjà, qui sont plutôt impuissantes face à l’expansion des populations des États-nations qui n’ont, semble-t-il, nulle part où aller, ni d’autres types de moyens de subsistance moins destructeurs et plus durables à adopter. La mondialisation doit résoudre ces problèmes. Je crois qu’elle le peut, mais cela prendra du temps, peut-être plus que la longévité du caractère des forêts et des peuples que je décris ici.
Parce que les peuples autochtones occupent ces forêts anciennes depuis la préhistoire, et même s’ils ont changé dans leur organisation sociale et politique, dans leurs cultures et dans leurs langues, on peut tirer des leçons des technologies et des sociétés du passé en étudiant leurs effets dans le présent. Les technologies anciennes ont permis à l’humanité de vivre dans des régions tropicales très fragiles et riches en espèces sans les dénaturer. Ce livre contient des preuves que l’homme a occupé les forêts amazoniennes pendant longtemps sans les dégrader, les détruire et les convertir en environnements pauvres en espèces, comme les vastes prairies que nous voyons dans de nombreuses parties de la région, en particulier au sud du fleuve Amazone proprement dit, remplies d’une faune étrangère telle que des vaches, des cochons, des chèvres, des moutons et des poulets vivant sur des prairies brûlées, avec des souches d’arbres carbonisées qui témoignent dans leur austérité des puissantes forêts de feuillus à feuilles persistantes qui se trouvaient là autrefois. D’une certaine manière, ce livre peut être utilisé pour offrir une voie alternative à ces régimes destructeurs d’utilisation des terres, en appréciant les technologies du passé qui ont permis à la fois l’occupation et le développement humains ainsi que la coexistence avec une multitude d’espèces de plantes et d’animaux. »
Stephen Corry, « New Deal for Nature : Paying the Emperor to Fence the Wind », Counter Punch, 24 fevrier 2020
« Les vraies réponses aux crises du climat et de la biodiversité résident dans une inversion de l’approche actuelle, et un rejet du New Deal pour la nature et de son incapacité à comprendre la relation entre les peuples autochtones et la nature. Si nous voulons vraiment sauver notre monde, nous devons commencer par les riches qui réduisent leur surconsommation massive. Les dix pour cent les plus riches sont à l’origine d’environ la moitié de la pollution totale de la planète, c’est donc eux qui doivent travailler le plus dur pour la réduire. Les conflits militaires et le développement des technologies de l’information doivent être considérés comme les principaux pollueurs qu’ils sont. Le premier est à peine mentionné dans l’activisme climatique, et le plan pour le second est l’exact opposé de ce qui est nécessaire, avec encore plus d’ « intelligence artificielle » énergivore alignée pour surveiller nos vies au profit de l’industrie et du contrôle de l’État. Si nous voulons réduire la dépendance aux combustibles fossiles, nous devons également réduire la dépendance aux technologies “intelligentes”, et nous devons accepter le fait que les vraies solutions ne se trouvent pas dans des gadgets marketing comme « net zéro », la compensation, les marchés du carbone ou la « tarification de la nature ». Les vraies solutions se trouvent chez les populations locales qui ont réussi à créer et à gérer la biodiversité de la planète depuis la préhistoire.
L’humanité dans son ensemble n’est pas responsable de ces problèmes, c’est un secteur particulier qui l’est, et c’est celui qui propose le New Deal pour la nature. Ceux qui le promeuvent veulent dicter la façon dont le reste du monde doit vivre, mais ils agissent avant tout pour eux-mêmes. Interdire l’activité humaine dans un nombre encore plus grand de « zones protégées » est une autre manifestation de l’orgueil démesuré qui nous a mis dans ce pétrin en premier lieu. Les populations locales – celles qui conservent un certain degré d’autosuffisance, de bon sens et de lien avec leur environnement – restent l’épine dorsale de l’humanité, même aujourd’hui. Ils ont de meilleures réponses que les technocrates de la conservation et autres élites mondiales qui n’ont pas leur point de vue. En expulsant un nombre encore plus grand d’entre eux, on les réduit au mieux à la pauvreté sans terre et, au pire, on les détruit, eux et l’environnement. Ce serait désastreux pour tout le monde.
Nous devrions respecter les droits fonciers et encourager les peuples indigènes et les autres communautés locales à rester là où ils sont – s’ils le souhaitent – pour continuer à gérer leurs terres à leur manière, et nous devons avant tout mettre un terme au vol de leurs territoires à des fins de conservation. Ceux qui le souhaitent devraient maintenir leur autosuffisance, et non être contraints de participer à des marchés mondiaux qui profitent aux pollueurs plus que quiconque. Nous devons leur “rendre” les terres précédemment volées, pour qu’ils puissent se gérer eux-mêmes. Nous devons les écouter au lieu de les détruire, comme nous le faisons actuellement.
Il reste à voir si cela se produira. Les quelques voix qui signalent que l’empereur n’a pas de vêtements se heurtent à un cri assourdissant des propagandistes de la conservation et des médias grand public, qui affirment que le New Deal pour la nature est la solution parfaite. La voix qui l’emportera dépend de la crédulité des gens et de leur capacité à remettre en question leurs propres préjugés et les puissants intérêts en place. Il s’agit d’une véritable bataille, dont l’issue déterminera dans quelle mesure la nature sera encore volée à ce monde magnifique que nous avons contribué à créer. »
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J’ajouterai un extrait du très beau livre de Laura Rival sur les Huorani, ce peuple étonnamment pacifique (qui préfère généralement fuir et se cacher plutôt que de combattre), et qui parle de leur environnement comme une “forêt d’abondance”.
Laura Rival, Treking through history, The Huaorani of Amazonian Ecuador, Columbia University Press, 2002 (p.68)
« Une économie d’approvisionnement
Distingué du fourrage animal et de la production agricole, l’économie de subsistance de Huaorani est, comme j’espère démontrer dans ce chapitre, désinvesti des soucis orientés vers le futur. Suivant Bird-David et Ingold, qui ont soutenu que l’économie de subsistance des chasseurs-cueilleurs est mieux décrite comme une économie d’approvisionnement, par lequel ils signifient une manière distincte de s’engager dans des activités de subsistance, quelles qu’elles soient (c’est-à-dire, le travail salarié, le commerce, la culture, l’élevage, la chasse, et la cueillette), je souhaite soutenir que les pratiques économiques de Huaorani sont plus proches de l’ « approvisionnement de nourriture » des chasseurs-cueilleurs que de la « production de nourriture » horticole.
Comme tous les Indiens d’Amazonie, les Huaoranis chassent, pêchent, cueillent et cultivent. Mais cela ne veut pas dire grand-chose, car ces activités peuvent être organisées et pensées de manières très différentes. La façon dont les Huaorani mènent leurs activités de subsistance se caractérise par un manque frappant de spécialisation, la préférence pour les activités extractives par rapport à la production agricole, et le fait que les hommes, les femmes et les enfants passent des heures à « se promener » dans la forêt, seuls ou en groupes, explorant lentement presque chaque centimètre de forêt le long de leurs sentiers, tout en vérifiant avec un plaisir et un intérêt évidents les progrès de la maturation des fruits, la croissance de la végétation et les mouvements des animaux.
Les excursions en forêt sont considérées comme réussies et productives tant que des produits utiles sont rapportés. Les gens passent une grande partie de leur temps à collecter de la nourriture dans un rayon de 5 kilomètres (parfois jusqu’à 20 kilomètres), une occupation qu’ils appellent ömere äante gobopa (littéralement « visite de la forêt pour en rapporter quelque chose ») et qui englobe toutes leurs activités de chasse et de cueillette – en pratique indifférenciées. L’ « Omereäante gobopa » est autant un style de marche qu’un moyen de subsistance. Lorsqu’ils marchent sur le mode de la « croisière », un style de déplacement très différent de celui utilisé pour rendre visite à des parents éloignés ou pour transporter de la nourriture d’un endroit à l’autre, les gens ne se contentent pas de vérifier l’état de leur « garde-manger ». Ils collectent ce dont ils ont besoin pour la journée, enregistrent les parcelles de ressources pour une utilisation ultérieure, et surveillent la croissance de la végétation et les changements en général. S’ils ne connaissent pas déjà la région, ils recherchent également d’anciens cultigènes et d’autres espèces végétales indiquant une ancienne occupation humaine. »
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