Ce matin ça m’a repris, mener l’enquête, je suis allé aux archives municipales. Je préfère qu’elle ne me demande pas, l’archiviste, pourquoi je souhaite précisément consulter ce journal, et pourquoi précisément ces années-là, l’année 1967 et l’année 1993, et, si possible, le mois d’août 1967 et le mois d’avril 1993, nous habitons une toute petite ville, tout se saurait si vite, il y en a un qui mène l’enquête à propos de F.C., dirait-on, une toute petite ville, oui vraiment, autrefois on aurait parlé de bourg, admettons que c’est un bourg qui possède tous les attributs d’une ville, trois supermarchés, une sous-préfecture, une piscine municipale avec salle de soins corporels et machines à muscler les corps, trois gymnases, deux lycées, un public et un privé, le privé a perdu un tiers de ses effectifs cette année si bien qu’il n’accueille plus qu’une quarantaine d’élèves répartis en deux classes, une de première et une de terminale, le lycée public, refait à neuf, flambe modestement dans les pages du journal ce matin-même avec ses cinq cent vingt deux étudiants, une église catholique, le grand marché couvert du samedi, une gendarmerie hightech, une dizaine de quartiers, des quartiers pavillonnaires le plus souvent, quelques immeubles à loyer modéré autour de la gare, une gare ferroviaire et néanmoins la plupart du temps déserte, deux trains y passent quotidiennement, un le matin, l’autre le soir, une ligne de bus relie la ville basse à la ville haute, la ville a perdu la moitié de ses habitants en un siècle, la médiathèque, et donc, les archives municipales, trois pièces sombres en enfilade saturées d’étagères métalliques sur lesquelles est disposé un nombre considérable de boîtes en carton à l’intérieur desquelles sont glissés les exemplaires, dit-elle, de tous les périodiques locaux depuis le début du siècle dernier, les compte-rendus des conseils municipaux, ronéotypés, les relevés cadastraux, et une myriades de documents ecclésiaux dont les plus anciens remontent à la renaissance, si tant est que la renaissance ait signifié quoi que ce soit ici, je doute que la renaissance ait fait le moindre effet aux paysans qui vivaient ici à la renaissance, une petite ville donc, le modèle réduit d’une ville, on dit : il y a tout ce qu’il faut ici, mais que vous faut-il ? Parce que c’est une toute petite ville, il vaudrait mieux que j’évite de m’étendre sur l’objet de mes recherches. Quel âge avait la bibliothécaire en 1967 ? Dix ans ? Travaillait-elle déjà aux archives en 1993 ? Probablement. L’objet de mes recherches : peut-être l’a-t-elle croisé ce matin-même.
Comme par hasard, 1967, je n’ai pas, dit-elle, elle cherche encore, ni l’année d’avant ni celle d’après, entre 1966 et 1968 la collection est lacunaire, elle dit ainsi, tout en s’affairant grimpé sur l’escabeau : lacunaire, nous devrions posséder les collections complètes, mais il y a des trous, pourquoi ?, je demande, pourquoi quoi ?, pourquoi ces trous, ces lacunes ?, difficile à dire, il faudrait voir avec l’archiviste de l’époque, je ne travaille ici, dit-elle, répondant du coup à la question que je ne lui avais pas posée, que depuis 1991, et encore, au début je ne travaillais pas aux archives, mais à la bibliothèque, comment s’appelait l’archiviste en 1967 ?, je l’ignore, peut-être ne l’ai-je jamais su, il faudrait tenir les archives de l’archives, je dis, faire l’histoire des archives municipales, conserver les documents relatifs au fonctionnement des archives municipales, les dates des contrats de travail et les noms et prénoms des archivistes, souvent, dit-elle, comme si l’idée lui revenait là maintenant, quand un nouvel archiviste arrive, il lui est impossible de retrouver tel ou tel document, dont seul l’archiviste précédent connaissait la cachette, elle dit : la cachette, en farfouillant dans les cartons, derrière les cartons, dégageant de légers nuages de poussière, sur lesquels elle souffle doucement entre deux pensées qui lui viennent, 1967, non, je ne vois pas qui ça pourrait être, Marcel est parti au début des années 80, mais qui le précédait qui ?
Pourquoi cette année-là demande-t-elle, et pourquoi 1993 ?
Comme je m’étais promis de ne pas lui révéler l’objet de mes recherches, de ne pas lui parler de F.D., d’éviter de prononcer son nom, j’adopte l’air d’un conspirateur, je préférerais ne pas trop en parler, vous comprenez, c’est une petite ville, et la personne au sujet de laquelle je mène ces recherches est encore de ce monde, il se pourrait que vous l’ayez croisée ce matin-même, je l’ai croisé de mon côté pas plus tard qu’hier soir, au café des Arcades, il est venu me saluer comme il fait toujours et je me suis senti dans l’embarras en songeant que j’étais précisément en train de mener une enquête à son sujet, je me suis senti comme un espion, j’ai eu l’impression de mener un double jeu, et si je me suis contenté de répondre une banalité à son salut, quelques mots sans conséquence au sujet du temps qu’il fait ou qu’il fera, comparé à celui qu’il faisait la veille, je me suis tout de même senti coupable, comme si je lui mentais au sujet de mes intentions, évidemment je n’ai pas dit tout cela à l’archiviste, je l’ai pensé, ma voix a baissé d’un ton, il s’agit de F.C., l’ancien maire, finalement j’ai lâché le morceau, je l’ai chuchoté certes, mais qu’est-ce que ça change ?, ça ne change rien au fait que je ne tiens pas mes promesses, ce que je m’étais promis à moi-même, elle a acquiescé comme si, comme si quoi ?, il n’était pas étonnant qu’on enquête précisément au sujet de cet homme-là, lui.
Et pour quelles raisons dit-elle, vous passionnez-vous pour cet homme-là ?, Je, ai-je hésité, je ne sais pas, ou plutôt si, je sais, mais ce n’est pas quelque chose dont je puis vous parler, j’ai dit : je m’intéresse à ce qu’on a dit de cette affaire dans les journaux d’ici, voyez-vous, on en a beaucoup parlé, et on en parle encore, dans des revues spécialisées, les spécialistes du monde entier connaissent cette histoire, c’est une histoire exemplaire, qui est devenue exemplaire, vraiment ? s’étonne-t-elle, j’ai trouvé des dizaines d’articles sur cette affaire, parlez aux spécialistes de cette affaire-là, l’œil brille, un bout de langue caresse leur lèvre supérieure, ils ont tous leur avis là-dessus, vous vous intéressez aux phénomènes extra-terrestres ?, non pas tellement, la vérité, mais je ne vais pas le lui avouer, c’est que je m’en fous, j’ai dit : je m’intéresse à la différence entre ce qu’on raconte ici et ce qu’on en dit là-bas, je voudrais savoir ce que les gens d’ici ont pensé quand les évènements ont été rapportés, c’est parti de quelque chose que m’a confié F.C. lui-même, un après-midi, en passant devant la terrasse du Pub, je l’ai vu qui lisait le journal, j’ai pensé cet homme qui lit son journal, seul, cet homme dont une partie des habitants se moque, et que l’autre partie prend en pitié, tous, ses anciens administrés, quel destin extraordinaire tout de même !, j’ai avancé jusque devant sa table et, tout en demeurant debout, j’ai dit : puis-je vous poser une question Monsieur C. ?, je suppose que ça faisait longtemps que personne ne s’était adressé à lui pour lui poser une question, j’ai vu un un homme qui se tenait soudain sur la défensive, un homme que j’importunais avec ma question, avant même que je la lui ai posée, je me suis lancé : ce que vous avez vu, quand vous étiez enfant, avec votre sœur, était-ce vraiment un extra-terrestre ?, la vérité, c’est que je me fiche pas mal des extra-terrestres, et la vérité c’est que je me fiche bien de F.C., la vérité c’est que je m’ennuie, j’avais besoin de trouver un sujet pour écrire, et c’est encore une fois à cause de ces cahiers que je m’apprête à brûler, après l’échec complet de mon dernier livre, qui doit être mis au crédit de ces cahiers, de l’obsession dans laquelle j’ai été plongé, et dans laquelle je suis encore plongé jusqu’au cou, et même pire, pour ces cahiers, comment ils m’encombrent, m’embarrassent, m’interdisent toute avancée, tout mouvement vers l’avant, après avoir écrit pour me débarrasser de cette obsession, et devant l’échec de cette entreprise, j’ai décrété qu’il me faudrait désormais travailler sur un tout autre sujet, et c’est dans cet état d’esprit que j’ai croisé cet après-midi-là en passant devant la terrasse du pub cet homme qui buvait un café et que, pris d’une impulsion irrésistible, moi qui suis d’ordinaire extraordinairement prudent quand les circonstances me condamnent à engager la conversation avec mes semblables, je lui ai demandé ce qu’il avait vraiment vu ce jour-là, le 28 août 1967. Ce n’est pas ce qu’on a dit, a-t-il dit. Ces mots ne sont pas les miens, a-t-il dit. Puis il a commencé à évoquer, je ne sais plus comment il s’y est pris pour changer de sujet avec tellement d’habileté, les années de son mandat dans la cité, la ville brillait de mille feux à cette époque, savez-vous que c’est sous mon règne qu’on a lancé le projet de zone commerciale au bord de l’autoroute ?, une levée de bouclier a suivi, raconte-t-il, les commerçants du centre ville ont fermé boutique et manifesté pendant trois jours, et maintenant la droite engage les travaux pour ce centre commercial et plus personne ne se plaint, c’est injuste, je dis, je n’ose plus parler des extra-terrestres, je parle à un homme blessé, un homme que la plupart de ces anciens administrés prend pour un dingue, je suppose que c’est après les événements politiques de l’année 1993 que la maladie, comme disent ses anciens administrés, s’est déclarée, sa maladie n’est en rien liée avec ce qu’il a vu le 28 août 1967 au bord du chemin communal qui longe le pré où ses parents envoyaient paître les troupeaux, la haie de frênes à travers laquelle sa petite sœur et lui ont vu ce qu’ils ont vu s’élève encore le long du chemin communal, mais il y a bien longtemps que la terre a été retournée, que les traces de l’atterrissage ont été effacées, tout comme les journaux des années 1966 à 1968 ont été mystérieusement égarés, effacés, égarés, lui.
J’ai dit tant pis je vais d’abord regarder les numéros de l’année 1993, l’archiviste a saisi avec satisfaction les deux cartons d’archives de cette année-là, un carton par semestre, les a déposés sur la table d’étude, et je me suis plongé dans cette paperasse, les affaires municipales de l’époque, des évènements sordides, des histoires de trahison, des alliés qui retournent leur veste, des ennemis redoutables, du bourgeois, du fourbe, dénué de pitié, des propriétaires sans moralité, d’insatiables commerçants, depuis janvier déjà le vent tourne, je lis les communiqués publiés dans la presse locale, les compte-rendus sarcastiques du journaliste local, c’est le feuilleton du mois, et lui, F.C., je l’imagine, on est en mars, en mars 1993, il ne m’est pas difficile de prendre sa place, il doit penser : les salopards, les salopards, tous ses anciens alliés quittent le conseil municipal, puis l’opposition démissionne en masse, à la fin ils ne sont plus que trois autour de lui, il continue de faire bonne figure, j’ignore comment il y parvient, dans quelles ressources un homme doit puiser pour continuer à rédiger ces communiqués diplomatiques, rappelant simplement qu’il demeure malgré tout un élu, l’élu, c’est peut-être après la dissolution du conseil et le triomphe de l’opposition, le mandat n’ayant pu être mené jusqu’à sa fin donc, que la maladie s’est emparée de lui, après les élections, les journaux des mois suivants ne citent plus du tout son nom, ou bien était-il malade avant la dissolution du conseil ?, la maladie était-elle la raison pour laquelle ses alliés ont fini par se détourner de lui, le laissant pour ainsi dire seul, lui, le seul homme de gauche ayant siégé en qualité de maire dans la salle du conseil, une incongruité donc, ça doit avoir un rapport, les événements de 1967 doivent avoir un rapport avec les événements de 1993, et, tout en écrivant ces derniers mots, je crois deviner quelle est le motif réel de mon enquête, le motif, c’est ce rapport, l’énigme qui me pousse à quitter le fauteuil confortable de mon bureau pour aller éplucher de vieux journaux aux archives municipales, c’est ce rapport.