Trois manières de nous rapporter aux mots.
Ou bien les mots sont les représentants, les tenants-lieux, les personnages à la place des choses (transposés sur une autre scène, par exemple la scène du transfert). Ce qui vient occuper la place laissée vacante par l’absence de la chose, et donc, constitue un recours permettant de rendre tolérable l’absence de la chose désirée, ou de mettre à distance en la contrôlant par la parole ou la pensée, l’absence d’une chose menaçante. S’ouvre ici toute la dimension de ce que les psychanalystes désignent par « le symbolique », ou les Vorstellung freudiennes. Cette manière d’y faire avec les mots, constitue donc une manière d’y faire avec l’absence, et avec le déchirement et l’arrachement émotionnel qu’accompagne la perte d’un objet craint et/ou désiré.
Ou bien les mots sont les choses mêmes. Alors même que la chose semble être absente, elle est encore là, désirable ou menaçante, quand on la nomme, ou quand elle est nommée. Pas de secours apportée par la représentation ici. On ne saurait échapper à la crainte ou au désir et aux affects liés à ces objets parce que, d’une certaine manière tout est là, et tout est toujours là. Le réel n’est pas relégué derrière les mots, ce par quoi nous sommes relativement protégés du réel, mais il se réitère à travers les mots eux mêmes, qui n’ont plus cette qualité filtrante, qui ne font plus office de barrière de protection. Pas de césure entre la mot et la chose donc. Et, par suite, chaque mot réitère le drame de la perte et du recouvrement, de la menace et de sa conjuration, plutôt qu’il ne le contient (le dédramatise).
Ou bien les mots sont, non pas les représentants de la chose, non pas la présence de la chose, mais l’absence elle-même de la chose (et non pas l’absence de la chose elle-même). Un point qui s’écrase sur lui-même sous l’effet de sa propre gravité et devient un trou. Le mot-trou, le – chose, là où ça était. Littéralement. À la place de la chose il n’y a personne, rien n’est là, où plutôt le rien menace en permanence d’engloutir toutes choses, et c’est une lutte tragique et continuelle contre le néant — cette lutte constituant ce qui tient lieu d’existence, l’arrière-plan de l’omniprésence de la mort passant pour ainsi dire au premier plan, et recouvrant toute illusion de réalité. Héraclite au pied de la lettre.
Trois manières donc mais aussi trois vertices pour l’analyste. Est-ce si évident de repérer quel est le vertex dominant quand nous recevons le patient ? Non, pas si évident que cela, dans la mesure où nous sommes tentés, sur la base de nos propres tendances du moment, d’accueillir un névrosé (mais, il pourrait très bien arriver que untel soit tenté d’accueillir un paranoïaque, ou même un schizophrène, pour les besoins des ses recherches personnelles par exemple. Son épistémophilie constituant alors un obstacle redoutable sur le chemin qui nous enjoint d’accueillir ce qui s’offre là présentement). L’histoire de cette analyste qui raconte comment elle a pris conscience de son erreur : « j’ai cru qu’il était névrosé, mais je lui ai dit telle chose, et il s’est mis à halluciner etc.. » Elle explique cette « erreur » ainsi : les paramètres de la structure œdipienne semblaient « à leur place » : or, « si j’avais eu affaire à un psychotique, je me serais méfiée, j’ai manqué d’évaluer correctement la structure. » Je reviendrais un de ces jours plus longuement sur l’examen de cette anecdote exemplaire, mais notons tout de même : le problème ne me semble pas tant relever d’un défaut de l’analyse structurale, que d’un manque de souplesse analytique, c’est-à-dire de cette faculté ou vertu qui consiste à faire varier les perspectives au cours de la séance ou de la cure, changer de vertex, même si ça doit être quelque peu forcé, ou bien, jouer avec la grille de Bion.
La rigidité nous menace toujours, nous sommes rassurés par l’illusion de la conformité en tout point exacte à telle ou telle théorie ou tel ou tel modèle. C’est une des raisons qui font que changer de vertex peut être accompagné d’une douleur (pas seulement une douleur intellectuelle d’ailleurs). Mais plus difficile encore : adopter une perspective « psychotique » (pour dire vite) quand cela s’avère nécessaire si l’on veut penser « avec » le patient, se confronter donc à ses propres dispositions paranoïaques ou ses propres abîmes — d’où le sentiment qu’en recevant ce genre de patient, il vous analyse, ou mieux encore : chaque séance vous analyse, plus profondément que toute séance avec votre analyste attitré. L’importance en tous cas de garder à l’esprit que le statut des mots qui surgissent dans la séance (représentants, chose-même, là-où-ça-était) ne va pas de soi.
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