Durant les années les plus incertaines de ma vie tumultueuse, j’ai été amené, par nécessité, à faire la manche. Ces situations m’ont toujours plongé dans l’inconfort le plus extrême : c’est toujours après de longs et pénibles entretiens avec moi-même, hésitant, saturé d’inquiétudes, jusqu’à trébucher, tandis que, d’un air apparemment détaché, je parcourais lentement les rues à la recherche d’un endroit adéquat où prendre place – évitant les lieux trop prisés par les mendiants habituels, m’efforçant de deviner si cette place vacante n’était pas la propriété, pour ainsi dire, d’un autre, encore absent à cette heure mais qui, à son retour, m’en aurait délogé avec violence – balançant entre l’impératif de m’exposer publiquement sur une scène suffisamment fréquentée par les passants, une voie commerciale, les abords d’une église prisée des touristes ou, plus prosaïquement, d’une banque, et ma tendance spontanée à me terrer dans le recoin d’une ruelle obscure ou bien aux marges d’un sentier oublié dissimulé par les frondaisons denses d’un parc municipal, c’est donc après de nombreux atermoiements que je finissais éventuellement par me laisser tomber, dans tous les sens du terme, sur un bout de trottoir, et, le dos reposant contre un mur de pierre ou un grillage en fer forgé, tellement épuisé par mes tergiversations qu’endosser le rôle de mendiant ne me demandait quasiment aucun effort de composition : je m’asseyais, disposant ma casquette de randonnée à mes pieds, adoptant immédiatement l’air le plus malheureux qu’on puisse imaginer, le regard absent, flottant au niveau des genoux des passants – tout en surveillant du coin de l’œil si quelque ennui n’allait pas surgir du bout de la rue, un gendarme ou un autre mendiant par exemple.
La mendicité n’est pas un art si facile qu’il y paraît, et, avec le peu d’expérience dont je dispose, il me semble qu’il faut pour l’exercer avec efficacité un ensemble de compétences sans doute mais surtout une disposition de corps et d’esprit particulière qui n’est pas donnée à tout un chacun. Bien qu’ayant fréquenté, durant mes années étudiantes nombre de mendiants, réguliers ou d’occasion, je n’ai jamais su briller dans cet art, si j’en crois le maigre pécule que m’ont rapporté mes différentes expériences dans ce domaine.
(Je me souviens soudain d’un certain S., que j’avais hébergé une fois durant quelques nuits dans l’appartement assez sordide que je louais en périphérie de la ville, un mendiant plein de verve quand il ne cuvait pas son vin et qui, installé sous le porche de l’église Saint-Porchaire, au beau milieu de la voie commerciale la plus fréquentée de Poitiers, beuglait au passage des bourgeois « Anarchie », au point qu’on avait fini par l’appeler ainsi, « Anarchie », bien que, si l’on avait pris la peine d’en discuter avec lui, il s’avérait qu’il n’avait jamais lu la moindre ligne de Bakounine ou Malatesta, et, après qu’une assistante sociale persuasive l’eut aidé à trouver un logement et un emploi, il s’en trouva paraît-il fort bien et mena une vie d’un conformisme assez remarquable étant donné son passé)
Alors que j’entrais juste à la faculté, l’année de mes dix-huit ans, il m’est arrivé par deux fois qu’on me donne la pièce alors que j’étais juste assis sur un plot à l’entrée d’une rue piétonne, attendant je ne sais quoi. J’avais, il faut l’admettre, la prestance d’un mendiant ou d’un vagabond, toujours habillé de vieilles fripes achetées au kilogramme dans les entrepôts d’Emmaüs. Une dame âgée avait ponctué son aumône d’un « mon pauvre garçon », et, trente-cinq ans plus tard, je peux encore entendre encore sa voix brisée tandis que j’acceptais, pris par surprise alors que je ne demandais rien, les francs et les centimes qu’elle me tendait.
Quelques années plus tard, à Cahors à la fin de l’été, alors que je commençais à éprouver le désir de rentrer chez moi après une longue randonnée de près de deux mois à travers les Alpes, le Languedoc et les Causses, et qu’il me manquait une dizaine de francs pour acheter un billet de train, je résolus, après avoir bu une bière et un café à la terrasse d’un bar situé en face de la cathédrale, dépensant de manière irrationnelle l’argent qui allait me manquer, de quitter mes habits de randonneur pour revêtir ceux d’un mendiant, formulation ironique puisque, dans l’état où je me trouvais après cette randonnée interminable, laquelle, au fil des jours, avait pris l’allure d’une errance sans finalité, je ressemblais tout à fait à un vagabond.
Je m’installais sur le parvis de la cathédrale Saint-Étienne de Cahors, sorte de forteresse austère et peu engageante, et, captant sans trop de peine l’attention des touristes qui défilaient dans l’après-midi, hagards sous le soleil de plomb, j’obtins la somme qui me faisait défaut et, après une nuit passée allongé dans l’herbe sur les berges du Lot, achetais un billet de train pour quitter cet endroit au plus vite. C’était l’année de ma licence : ayant filé sans crier gare avant même le début des épreuves orales au début de l’été, j’imaginais que c’en était terminé de ces études, qu’on m’avait considéré comme perdu pour la philosophie (et pour tout le reste, car je n’avais donné qu’une seule fois des nouvelles durant tout mon périple, et cette communication remontait à la mi-juillet. Un mois et demi s’était écoulé depuis, sans que personne, manifestement, ni mes proches, ni mes amis, ne se soit inquiété de mon sort). Cependant, à ma grande surprise, je reçus au début de septembre un courrier de la faculté, par lequel j’étais invité à passer mes épreuves orales à la fin du mois, si tel était mon souhait. J’ignorais quel était mon souhait, mais, par désœuvrement, je me penchais durant quelques semaines sur les auteurs au programme que je découvrais à vrai dire n’ayant guère fréquenté l’université durant l’année scolaire.
Plus tard encore, je me suis trouvé dans d’autres situations où la nécessité m’obligeait à faire la manche, mais nulle part je n’ai poussé l’expérience à un point tel que lors de mon second séjour à Santander, au début de ce millénaire. J’avais débarqué ici dans des conditions difficiles, avec, comme trop souvent, une faible somme d’argent, toutes mes économies à vrai dire, et, au bout de deux semaines, un distributeur de billets de banque avait avalé sans scrupule et définitivement ma carte bancaire – l’employé de la Banco Santander m’expliqua dans un anglais relativement intelligible que j’étais depuis la veille sur une liste européenne de mauvais payeurs, une sorte de délinquant international donc, et qu’il m’était par conséquent désormais impossible de retirer de l’argent où que ce soit – « You mean all over the world ? », « Yes, I’m afraid. ».
Comme je n’avais nullement l’intention de repartir de sitôt, et surtout pas de rentrer en France où m’attendait une vie désastreuse qui partait en lambeaux, j’étais contraint de gagner ma pitance (et surtout, dois-je admettre, de satisfaire mon addiction à l’alcool et au tabac) autrement, c’est-à-dire, en faisant la manche. Certes, Aparecida, pour l’amour de laquelle j’étais venu faire naufrage ici plutôt qu’ailleurs, me dépannerait plus d’une fois, mais il me faudrait tout de même me métamorphoser en mendiant, étranger qui plus est, alors que, les jours précédents, je menais l’existence insouciante d’un rentier vaguement mélancolique, écumant les bars de la ville, parcourant sans but particulier les ruelles colorées de la vieille cité et méditant au soleil sur les grandes plages qui bordent l’anse d’El Sardinero, en attendant le soir venu de retrouver ma belle amoureuse.
La mendicité à Santander obéissait à des règles strictes, bien que nul n’ait jugé utile de les porter à l’écrit, comme me l’expliqua, avec force geste et dans un anglais douteux, un clochard professionnel prénommé José, qui, manifestement, faisait office à la fois de guide et de conseiller pour les nouveaux aspirants à la pratique de cet art fort couru dans les rues de la ville. J’avais, de manière instinctive, choisi de débuter mon activité sur l’embarcadère des bateaux pour Plymouth, parce que j’espérais accueillir à cet endroit les touristes anglais que j’imaginais plus fortunés que les autochtones. Comme j’avais apporté avec moi ma guitare, je jouais et chantais les ébauches des chansons que j’enregistrerai quelques années plus tard, dans ce qui, déjà, s’apparenterait à une autre vie (une de plus). Au bout de quelques heures, force était de constater qu’au rythme où se remplissait ma casquette, je n’allais pas pouvoir manger de sitôt : il y avait à peine de quoi se payer une demi-baguette. Le lendemain, après une autre nuit sur le siège arrière de mon automobile garée près du port de commerce je décidais de migrer vers le centre-ville, et, avisant un espace libre sur une artère piétonne bien fréquentée, m’installai à l’abri du soleil, bien décidé sinon à faire fortune sinon du moins à gagner de quoi me payer un repas correct le soir venu : Aparecida m’avait offert celui de la veille, mais j’espérais, de manière absurde, lui rendre la pareille, par orgueil, un peu comme le jeune Knut Hamsun errant dans les rues de Christiania, qui, passant outre tout calcul rationnel, bien qu’il soit tenaillé par la faim, trouve encore le moyen de se montrer généreux.
J’avais à peine sorti ma guitare de son étui que José, comme s’il avait été préposé à cette tâche particulière, surgit tout à coup devant moi l’air préoccupé, et, tournant la tête de droite et de gauche, manifestement désolé et inquiet pour mon sort, entreprit de m’exposer le règlement de la mendicité à Santander. « Tu vois mon ami, cette rue, il faut absolument la quitter avant 16 heures, car c’est à ce moment-là que débarque la Policía Local, laquelle ne plaisante pas avec les mendiants. » Je le remerciai, mais il avait bien d’autres choses à me dire. Avisant ma guitare, il me dit de bien la garder à l’œil, qu’elle pouvait susciter la convoitise de mes concurrents dans les affaires. Et : « Où dors-tu ? », je peux t’indiquer une maison dans laquelle logent des gens comme nous, il faudra faire attention, mais tant que tu es avec moi, tu ne risques rien, toutefois, n’apporte surtout pas ta guitare ! ». Voyant comment il la reluquait, ma guitare, je le remerciais et déclinais son invitation, préférant dormir dehors, lui dis-je, sans évoquer mon automobile garée sur le parking du port de commerce, un peu à l’écart de la ville.
Les jours suivants, fort des conseils prodigués par mon tuteur, je trouvais place dans une rue parallèle, à distance respectable d’autres mendiants, dont certains jouaient de la flûte, d’autres, des percussions ou du violon, et, ayant dissimulé ma guitare dans le coffre de la voiture, sous une pile de couvertures, je pris mes aises en quelque sorte, plongeant dans une inaction absolue ponctuée de « gracias, señor ! gracias, señora ! », sympathisant même avec d’autres clochards, dont certains venaient de fort loin, notamment un quinquagénaire polonais qui, disait-il, ne s’était jamais vraiment remis de son divorce, avait commencé à marcher depuis Łódź il y avait dix ans de cela sans but véritable, traversant sans y penser vraiment la totalité de l’Europe jusqu’à s’établir à Santander l’année dernière, où il se sentait bien, et envisageait d’y rester encore quelque temps avant de reprendre la route peut-être, pour aller où, il n’en savait fichtre rien ajoutait-il en souriant tristement.