Le concept même de dépression stigmatise au fond un sujet en défaut de désir. Le dépressif est malade de ne plus être capable de s’investir dans un objet. Ce qui suppose qu’il doit y avoir quelque part des objets désirables à disposition de sa capacité désirante.
C’est ainsi que la plupart des théories et des pratiques modernes qui s’efforcent de comprendre ou guérir la dépression se rejoignent dans ce geste premier qui consiste à mettre entre parenthèses le monde et ses objets et leur disponibilité. On fait comme si la disponibilité des objets du désir n’était pas le problème : seul l’est le défaut du désir ou l’anomalie désirante, cette faiblesse du sujet. Par suite, c’est toute la réalité sociale (là où vous êtes et la vie que vous menez ici et maintenant) qui est passée sous silence. Que vous soyez très pauvre ou extrêmement riche, dit-on en substance, la dépression est le problème de la faculté désirante, et on s’en tient là.
Or, ce que disent certains dépressifs quand ils sont pauvres, quand nulle perspective ne s’offre devant eux, quand rêver même, imaginer une vie un peu meilleure, un peu moins indigne, fait souffrir, ce qu’ils disent donc, c’est que rien ne leur paraît désirable, et que de toutes façons, quoiqu’ils fassent, ils doivent se contenter de survivre, et leur seule espérance est de trouver le moyen de satisfaire les besoins vitaux quotidiens pour les jours à venir.
Vivre dans la plus grande précarité rend les désirs caducs – il n’y a que s’efforcer d’éviter le pire, une catastrophe latente, qui finira bien par arriver. On repousse l’échéance. On s’empêche de rêver ou d’espérer. Ou bien on devient fataliste et adopte une attitude de désespoir plus ou moins inquiète (pour pasticher Thoreau). On ne meurt pas bien vieux en général. Les bourgeois ont beau jeu de dénoncer « l’intolérance à la frustration » chez les autres, moins fortunés (en leur donnant des leçons de vie et de comptabilité) – alors qu’ils ne supporteraient pas une journée de la vie des pauvres.
Et, si l’on se place non pas du point du sujet seulement, mais aussi du monde et des objets, il n’est tout de même pas si étonnant qu’il se trouve certains pour n’être guère emballés par le monde tel qu’il est, par les objets qui paraissent susciter le désir de la plupart des gens. Est-ce si pathologique de considérer le monde tel qu’il est comme une comédie absurde, désolante, ennuyeuse et si peu désirable ? Est-il si irrationnel d’être incapable de se projeter dans cette réalité-là, particulièrement quand vous n’avez pas les moyens d’y échapper ?
Reste, pour le « dépressif » sans le sou, ou le « dépressif » que le monde tel qu’il est paralyse et rebute, qui ne s’y voit pas, à faire de pauvreté vertu, se faire une raison en se racontant cette très ancienne histoire selon laquelle les humbles iront au paradis &c. C’est encore et toujours, certes, se plier à la grille des bonnes vieilles valeurs bourgeoises par lesquelles l’inacceptable est rendu un tant soit peu tolérable. Mais a-t-on le choix ? (Pour se révolter, il faut avoir encore un peu d’espoir ? Ou bien ?)
Ou, dans une perspective plus historique, déjà largement élaborée par Ehrenberg dès les années 90, l’idée qu’à la capacité désirante, critère de la santé mentale, succède avec l’individu néolibéral, l’injonction à désirer (et s’universalise alors la dépression). À cette injonction (déprimante) répond évidemment un accroissement de la dépression, mais aussi d’une forme de révolte sourde et triste chez les perdants de la compétition économique (et parfois de ressentiment). On donne au dépressif mult conseil : “Voyage ! Fais du sport ! Consomme ! Aime !” Mais, quand on est pauvre, il s’agit souvent en réalité d’apprendre à endurer la frustration, de s’habituer au désespoir.