Nous sommes en 1994. Un jeune thésard en biologie moléculaire à la Ohio Wesleyan University, informaticien, et musicien (et philosophe), publie une série de textes sur le copyright américain, et notamment une tribune : “Free Music Philosophy”, qui va constituer la pierre de touche du vaste édifice aux “ram”-ifications (excusez le jeu de mots) complexes qu’est le mouvement copyleft aujourd’hui. J’ai proposé, une dizaine d’années plus tard, dans mon travail intitulé : “de la dissémination de la musique”, une analyse tendancieuse de ce texte. À l’époque, il me semblait important de mettre à jour dans le texte Samudala les soubassements idéologiques qui, à mon sens, en affaiblissait la portée ( Voir le chapitre 6, 1 de mon essai : “d’une embarassante paternité”). Je relevais notamment l’importance de la notion de dérivation (les oeuvres dérivées). L’accent mis sur la représentation de la musique comme un flux, et la pregnance perceptible dans les propos de Samudrala du modèle des licences libres en informatique, le conduisait à “naturaliser” en quelque sorte son objet, adopter une structure de pensée réductrice, saturante, qui ne lui permettait pas d’envisager la complexité du problème, et la pluralité des manières possibles de l’aborder. J’en appelais in fine au parricide – et avec le recul je prie R. Stallman de bien vouloir m’excuser d’avoir manier des termes aussi radicaux à son encontre.
Aujourd’hui, les choses ont bien changé. Ce qui me frappe en lisant à nouveau ce texte, c’est, par-delà l’assimilation de la création artistique à la production technique (le code informatique), la préoccupation éthique dont il témoigne : “En quoi la libération de la musique est-elle éthiquement correcte ?”, demande-t-il. Voilà un type de considérations qui, aujourd’hui, alors même que les licences de libre diffusion atteignent le nirvana de la reconnaissance institutionnelle et du succès populaire (ou, sont en voie d’atteindre ce nirvana), paraissent tout à fait passées de mode. le succès des Creative Commons par exemple consacre d’abord un usage pragmatique des licences, non pas en vue de défendre un point de vue éthique et politique sur les oeuvres de l’art et de l’esprit, mais dans une perspective beaucoup plus étriquée : gagner en notoriété, en visibilité, s’adapter à internet, voire : faire de l’argent. Les thèmes cruciaux chez Samudrala : faciliter le travail collaboratif, les dérivations, la circulation des idées et des oeuvres, ces thèmes ont quasiment disparu des sites les plus populaires comme Jamendo. Ce que confirme le remplacement de lawrence Lessig à la tête de la fondation Creative Commons parJoi Ito, un informaticien buisnessman très au fait des services web “sociaux”. Creative Commons devient au fond une start up, dont le discours désormais s’adresse aux entreprises et aux consommateurs, alors que, sous l’égide de l’universitaire Lawrence Lessig, étaient visé avant tout les artistes et les intellectuels. Je grossis évidemment le trait, mais il est patent quand on lit els dernières interviews du nouveau patron de CC, que la perspective éthique et politique est passée sous silence au profit de la neutralité et du business, comme dans cette interview au Figaro de décembre 2008 :
Comme avec tous les responsables que je rencontre, j’ai présenté Creative Commons comme une infrastructure neutre plutôt que comme un choix politique. Beaucoup de nos interlocuteurs pensent que nous sommes anti-business, anti-entreprise et marqués à gauche. Nous leur répétons donc d’abord que nous n’essayons pas de changer les lois, et nous n’avons aucun objectif politique.
Nous sommes bien là à des années-lumières de la pensée de Samudrala. Toutefois, et c’est pourquoi la situation actuelle est complexe, donc digne d’être étudiée, certains courants liés aux licences de libre diffusion reposent sur des conceptions tout à fait compatibles avec certaines thèses de notre biologiste moléculaire : ainsi, la mouvance gravitant autour de la licence Art Libre n’a jamais abandonné la référence à la première philosophie du logiciel libre, et notamment à l’idée directrice d’un accroissement de la création par dérivation et collaboration. Autre héritage à peu près assumé : la perspective politique et/ou éthique, qu’on situerait plutôt actuellement en France du côté du site dogmazic.net – quand bien même les valeurs dont se réclament les usagers “lambda” ne sont pas forcément celles qui semblent se dégager des discussions passionnées animant le forum du site, sans parler des positions “officielles” des responsables de l’association musique-libre.org, lesquelles positions sont “pluralistes”).
Sur ce je vous invite à lire ou à relire ce document “préhistorique”, et à prolonger votre recherche en explorant la page consacrée aux pseudointellectuals ramblings, qui recèle mult textes, parfois anecdotiques, parfois très inspirants.
Et merci à Monsieur Samudrala pour son coup de génie !
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