Vaste (et abyssale) question ! Nos existences ne reposent-elles pas, à bien y songer, sur une succession de longues et durables compensations entrecoupées de quelques brefs épisodes plus brutaux de décompensation (de pétages de câble quoi) ? Mais alors que compensons-nous ? La douleur d’exister ans doute, qui prend mille et mille formes et tournures (depuis les lombaires raidies jusqu’aux plus intimes tortures de l’esprit). Supprimez demain d’un coup d’un seul toutes les petites consolations (lesquelles occultent parfois tout horizon comme chez le toxicomane), alcool, drogues, psychotropes, toutes les ritualisations collectives et individuelles (à commencer par le grand récit absurde du travail), toutes ces histoires et ces re-écritures du passé (à commencer par le sien) qu’on se raconte et par lesquelles on se dupe plus ou moins délibérément, plus ou moins lucidement, et supprimez l’oubli, et le déni, et toutes ces techniques de négation plus ou moins sophistiquées (refoulements, clivages, délires etc.), supprimez tout cela d’un coup d’un seul, et, forcément, c’est la totalité du “social” qui s’effondre, tous les mondes se cassent la gueule. Comme ça, à vue de pif (et comme j’ai pas encore fait ma promenade quotidienne compensatoire) je dirais : efforçons nous de compenser dignement, et en connaissance de cause, avec une certaine lucidité, armons-nous comme d’un vade-mecum (pour la route) d’un récit pas trop mensonger quand même, qui assume la honte et la culpabilité et le dégoût, sans trop en faire non plus, et, si possible, faisons en sorte que ça ait du sens, et que ce soit pas trop moche. Un truc dans ce genre ? (ça pourrait être le résumé de la plupart de mes bouquins ça, tiens, à bien y penser)