Je donne ici des traductions (vite faites) d’extraits de deux monographies d’anthropologie. La première recherche, Trekking Through History, The Huaorani of Amazonian Ecuador de Laura Rival (2002), concerne les Huaorani, population de chasseurs-cueilleurs de l’Amazonie (en Équateur, non loin de la frontière Péruvienne), et la seconde, les Evenks, dont j’ai déjà souvent parlé, qui sont principalement des éleveurs de rennes et chasseurs-cueilleurs nomadisant dans la Taïga Sibérienne et auxquels Tatiana Safonova & István Sántha ont consacré un livre épatant : Culture Contact in Evenki Land. A Cybernetic Anthopology of the Baikal Region. Deux immenses forêts aux climats parfaitement opposés, forêts que ces deux peuples n’ont de cesse d’arpenter.
ömere äante gobopa” (visiter la forêt pour en rapporter quelque chose)
Le concept central chez les Huaorani, c’est “ömere äante gobopa” (visiter la forêt pour en rapporter quelque chose). On retrouve là une idée assez récurrente dans les sociétés Amazoniennes, celle d’une forêt d’abondance, ou d’immense jardin, résultat d’activités humaines et non-humaines – l’occasion de rappeler une nouvelle fois que l’Amazonie n’est certainement pas un espace vierge, mais au contraire un territoire modelé depuis des siècles par les êtres vivants qui la peuplent – animaux, plantes et bien entendu humains. C’est d’ailleurs un des grands intérêts du livre de Laura Rival de mettre en lumière la conscience que les Huaorani d’aujourd’hui ont du travail et des transformations accomplis par les anciens (sans pour autant qu’ils éprouvent un quelconque sentiment de dette à leur égard). D’où le titre de l’ouvrage : Trekking with history – marchant dans la forêt, les Huaorani se déplacent aussi dans l’histoire, retrouvant les traces des occupations précédentes, des activités passées.
Je propose donc un premier extrait du livre, qui donne à voir ces “navigations” que les Indiens se plaisent à mener en forêt :
Comme tous les Indiens d’Amazonie, les Huaorani chassent, pêchent, cueillent et cultivent. Mais cela en dit très peu, car ces activités peuvent être organisées et pensées de nombreuses façons différentes. La façon Huaorani de mener des activités de subsistance se caractérise par un manque frappant de spécialisation, la préférence pour les activités extractives par rapport à la production agricole, et le fait que les hommes, les femmes et les enfants passent des heures à “naviguer” dans la forêt, seuls ou en groupe, explorant lentement presque chaque centimètre de forêt le long de leurs sentiers, tout en vérifiant avec un plaisir et un intérêt évidents la progression de la maturation des fruits, la croissance de la végétation et les mouvements des animaux. Les excursions en forêt sont considérées comme réussies et productives tant que des produits utiles sont ramenés. Les gens passent une grande partie de leur temps à collecter de la nourriture dans un rayon de 5 kilomètres (parfois jusqu’à 20 kilomètres), une occupation qu’ils appellent ömere äante gobopa (littéralement “visiter la forêt pour rapporter quelque chose”) et qui englobe toutes leurs activités de chasse et de cueillette – en pratique indifférenciées. Omere äante gobopa est autant un style de marche qu’un moyen de subsistance. En marchant à la manière d’une “croisière”, un style de déplacement nettement différent de celui utilisé pour rendre visite à des parents éloignés ou pour transporter de la nourriture d’un endroit à un autre, les gens ne se contentent pas de vérifier l’état de leur “garde-manger”. Ils recueillent ce dont ils ont besoin pour la journée, enregistrent les parcelles de ressources pour une utilisation ultérieure et surveillent la croissance de la végétation et les changements dans les conditions générales. S’ils ne sont pas déjà familiers avec la région, ils recherchent également d’anciennes cultures et d’autres espèces de plantes indiquant une ancienne occupation humaine.
Ceux qui ont lu les extraits du livre de Rita Astuti sur les Vezo de Madagascar songeront peut-être au plaisir que ces peuples de la mer ont à gagner l’océan pour pêcher dans ces eaux d’abondance – les Vezo refusent de gagner l’intérieur des terres et le confort supposé des sociétés agricoles, les Huoarani, comme certains groupes parmi les Evenks, dont nous parlerons infra, refusent pour la plupart de rester à demeure dans les villages, mener une vie sédentaire et salariée, s’adonner au jardinage etc. Quand ils cèdent, pour des raisons qu’il serait trop long d’expliquer ici (voir les deux derniers chapitres du livre de Laura Randal), aux sirènes des villages en durs (dotés immanquablement d’une école et d’un aérodrome), cet attachement à la “civilisation” n’est qu’intéressé et plutôt peu durable. Ainsi, le groupe des Ñihuairi, qu’a suivi l’auteur, ayant décidé de quitter le village (après le départ de l’instituteur !) pour retourner à la forêt, n’a guère tardé à retrouver ses marques :
Les Ñihuairi ont passé les huit mois suivants à arpenter la région avec un plaisir évident et un grand sentiment de satisfaction. Ils avaient laissé derrière eux les tensions et les sentiments hostiles, et découvraient maintenant une nouvelle partie de la forêt, localisant lentement ses ressources animales et ses lieux d’habitation, ainsi que les salines et les arbres fruitiers qui attireraient différentes espèces lors de la prochaine saison de maturation. Ils exploraient systématiquement la forêt, à la recherche de plantes utiles et, plus important encore, de preuves d’une occupation antérieure, telles que des tessons de pots, des haches en pierre et des espèces végétales, tous considérés comme des signes indubitables d’une occupation humaine antérieure. Au cours des conversations du soir, après avoir partagé un repas copieux préparé à partir de la nourriture de la forêt, ils échangeaient des nouvelles sur les états et les lieux de maturation des ressources, et riaient de bon cœur sans aucune trace de regret pour les jardins productifs et les maisons bien équipées qu’ils avaient laissés derrière eux. Ils étaient aussi largement indifférents aux ragots malveillants divulgués par les rares visiteurs de Dayuno ou à la nouvelle que leurs maisons et leurs jardins avaient été pillés par la chef et ses disciples restants, furieux de la désertion des Ñihuairi. Et ils n’avaient pas encore montré un sentiment d’urgence concernant leur nouvelle situation géopolitique. Rien, semblait-il, ne pouvait rompre la béatitude de vivre à nouveau au milieu de la forêt, pas même la nécessité de forger des alliances avec de nouveaux voisins indigènes, des agences écotouristiques et des compagnies qui prospectaient pour le pétrole.
Je signale à propos des traces des occupations passées que les Indiens découvrent au hasard de leurs explorations que l’archéologie Amazonienne est devenu désormais un domaine de recherche passionnant. On lira à ce sujet, en Français pour une fois, l’ouvrage de Stephen Rostain, Amazonie, Un jardin sauvage ou une forêt domestiquée, chez Actes Sud publié en 2016.
La chasse et la cueillette que j’ai observées pendant ces mois de trekking, loin de représenter des activités productives séparées et différenciées correspondant à une division fixe du travail par sexe ou par âge, formaient un seul et même processus, non seulement d’extraction mais aussi de connaissance et de découverte de la forêt. Un temps considérable a été investi, et un grand intérêt a été manifesté, dans toutes sortes d’activités de collecte, commodément regroupées sous l’expression susmentionnée “ömere äante gobopa” “visiter la forêt pour en rapporter quelque chose”. Presque tous les jours, quelqu’un quittait la maison longue pour chasser de petites espèces arboréales s’adonner à la cueillette. Les hommes et les femmes avaient une grande connaissance des habitudes, des habitats et des cycles d’alimentation de la plupart des espèces arboricoles. En étudiant les cycles de fructification, les conditions météorologiques et de nombreux autres signes, ils pouvaient prédire le comportement des animaux et localiser avec précision ceux qu’ils ne pouvaient pas voir. Grâce à leurs sens aigus, notamment ceux de l’ouïe et de l’odorat, ils pouvaient sentir la présence des animaux et anticiper leur prochain mouvement. Les enfants avaient tendance à chasser et à se rassembler en bandes, sans jamais dépasser un rayon de cinq kilomètres autour de la maison longue.
Le tableau récapitulatif du produit de ces pérégrinations (sur trois semaines) que Randal a établi est édifiant. (On se rappelle le livre de Marshall Sahlins, Stone age economics, qui s’efforçait de battre en brèche l’idée typiquement occidentale selon laquelle les sociétés de chasseurs-cueilleurs souffraient de famine et vivaient dans la misère)
Le tableau résume les données quantitatives de ce que les membres adultes de neuf groupes de maisons ont chassé et recueilli pendant vingt jours en novembre-décembre 1989. Pendant ces vingt jours – pas tous consécutifs – 59 singes, 33 oiseaux, 10 pécaris à collier, 2 cerfs et 4 tortues de rivière ont été chassés ; 50 poissons de taille moyenne et de grande taille et 8 kilogrammes de petits poissons ont été pêchés ; 150 kilogrammes de fruits de palmier morete, 113 kilogrammes de fruits de palmier ungurahua, 28 kilogrammes d’ubillas et 9 kilogrammes d’autres fruits non identifiés ont été récoltés ; et enfin, plus de 750 feuilles d’omacabo, au moins 810 feuilles de mö, plus de 24 feuilles de chambira, 20 feuilles de palmier non identifiées et 50 tiges de bambou ont été collectées.
Walking like an Evenki
Partons beaucoup plus au nord maintenant, pour lire quelques extraits de l’excellente étude publiée dans la série Inner Asia (chez Brills) par Tatiana Safonova & István Sántha (étude qui ne manque pas d’humour – je vous la conseille fortement). L’ouvrage est consacré aux relations entre différents groupes partageant un territoire autour d’une gros bourg en Sibérie, les Evenks (animistes parfois convertis au christianisme) donc, chasseurs, pêcheurs, cueilleurs et éleveurs de rennes, les Bouriates qui sont plutôt éleveurs de bétail et de chevaux, de tradition shamanique teintée de Boudhisme, et les russes installés ici (qui travaillent dans l’administration ou l’industrie extractiviste par exemple).
Nous entendons parler ici d’un shaman Bouriate, Bargai, qui connaît bien les Evenks (les deux groupes partagent parfois quelques rituels, contre une bonne bouteille de Vodka, les Bouriates étant par exemple demandeurs des rituels Evenks concernant les déplacements, parfois périlleux, dans la Taïga) et s”interroge sur le mystère de leur marche. Comment donc marchent les Evenks dans la Taïga ?
Bargai, le chaman Ekhirit Buryat qui nous a parlé des secrets des Evenki, nous a dit que la façon de marcher des Evenki était un mystère pour lui. Pour les Bouriates, la capacité de marcher est moins importante que la capacité de se tenir debout ; un enfant devient une personne quand il peut se tenir debout tout seul. Inversement, un enfant Evenki devient une personne quand il peut marcher tout seul. Cette différence de socialisation affecte de manière cruciale la façon dont les gens marchent. Dans la région où nous avons effectué notre travail de terrain, les Evenki locaux ne possédaient pas de bicyclettes et préféraient se déplacer à pied. Même s’ils commençaient un voyage en voiture, ils trouvaient une excuse pour marcher pendant au moins une partie du trajet. Les Buryats, par contre, préféraient se rendre à leur destination à vélo ou à cheval. Notre voisin Bayir, par exemple, montait toujours à cheval ou à bicyclette pour se rendre au village. Les Evenki marchent en douceur par rapport aux Buryats, dont les pas se font facilement entendre dans la forêt. Bargai a exprimé sa perplexité quant à la façon dont les Evenki parvenaient à parcourir de grandes distances à pied avec seulement un cheval de bât et ne montraient aucun signe de fatigue. En revanche, les bouriates voyageaient à cheval le plus longtemps possible et allaient même jusqu’à la taïga pour aller chasser. Les chaussures diffèrent également entre les Evenki et les bouriates. Les bouriates portent des chaussures lourdes qui gardent leurs jambes au chaud et protégées. Les Evenki préfèrent des chaussures légères et souples dans lesquelles ils peuvent facilement sentir la surface du sol. Les Evenki voyagent souvent avec plusieurs paires de chaussures, chacune étant conçue pour un terrain différent.
Voilà qui me fascine tout autant que le shaman Bargai. Sentir la surface du sol, changer de chaussures selon les terrains, je note cela !
Et je terminerai avec cette belle évocation (je joins une reproduction des photographies du livre) de la marche tout en souplesse et en finesse, un bâton à la main, du chasseur Irgichi. On notera qu’il est saisi ici dans une activité fondamentale : ouvrir un nouveau chemin ou entretenir une piste existante, en prévision d’un usage futur. Toute comme forêt Amazonienne, la Taïga est en réalité un dédale de pistes et de sentiers, créés par les hommes et les animaux !
Nous avons également essayé, sans succès, d’apprendre ce savoir incarné. Après avoir examiné les enregistrements que nous avons faits d’Irgichi marchant dans la taïga, nous avons remarqué plusieurs caractéristiques de la marche Evenki. Irgichi suivait la piste d’un animal comme s’il s’agissait d’un tunnel dans un fourré. Dans sa main droite, il portait un bâton qu’il utilisait pour se tenir en équilibre et se propulser à travers la taïga, comme un pointeur avec son bâton. Lorsque des branches lui barraient la route, il transportait le bâton dans sa main gauche et brisait la branche avec sa main droite, maintenant ainsi toujours quatre points d’équilibre. Son rythme était si léger que seul le craquement des branches et des brindilles marquait le rythme de son mouvement. Ces traînées de branches brisées s’avéraient utiles en hiver lorsque le sol est couvert de neige. Irgichi nous a dit combien il est important de dégager les chemins pour la chance future de la chasse ; les animaux préfèrent aussi utiliser des chemins dégagés, ce qui signifie plus de proies pour le chasseur.
Irgichi se déplaçait en douceur en gardant son équilibre et en coordonnant ses actions d’une manière qui impliquait tous ses muscles. Ce type de marche est similaire à la marche nordique, mais dans le cas d’Irgichi, même à soixante-dix ans, ses mouvements étaient plus équilibrés et plus légers. Il portait des bottes en caoutchouc à travers lesquelles il pouvait sentir le sol sur lequel il passait. Lorsque nous avons quitté la forêt et que nous avons marché le long de l’ancienne route de service construite pour la construction de la ligne ferroviaire principale Baïkal-Amour (BAM), Irgichi a trouvé la surface métallisée de la route inconfortable et a marché à travers les buissons et l’herbe le long de celle-ci. Sentant le chemin avec ses pieds, les yeux d’Irgichi étaient libres d’appréhender son environnement et il était capable de marcher sans avoir à regarder constamment le sol devant lui.