Se perdre ou pas

Ce matin je brûlais d’envie d’explorer une nouvelle forêt. Ce n’est pas ce qui manque dans le Livradois. Après le petit-déjeuner, j’ai déployé la carte, et au terme d’une brève errance imaginaire, mon choix s’est porté sur une petite montagne au-dessus de Saint-Amant-Roche-Savine, à une vingtaine de minutes d’ici en automobile, montagne qui culmine autour de 1000m et qu’une vaste forêt recouvre.

Nous voici donc, ma chère Iris et moi, embrayant sur le premier chemin présentable, grimpant par les près jusqu’à la lisière, pénétrant dans la forêt, empruntant quelques chemins, puis, au bout d’une petite heure, cette marche trop confortable ayant assez duré, nous embrayons au hasard dans les sous-bois, quittons chemins et sentiers, suivant un modeste ruisseau, nous retrouvant bientôt au beau milieu d’un petit marécage entouré de bouleaux, et ainsi de suite, marchant très lentement, le plus silencieusement possible, Iris devient chasseuse et moi je deviens une ombre glissant sous les langues de lumière filtrées par la canopée.

S’enfoncer dans la forêt, tout à fait au hasard, constitue une de mes expériences favorites. Je l’ai souvent associé au fait de “se perdre”, mais, ces derniers jours, je considère cette idée d’un œil plus critique. Car en vérité, même si, errant paisiblement sous le couvert des sapins, je n’ai qu’une vague idée de l’endroit où je suis, j’en ai une idée quand même. Je peux dessiner sur la carte un cercle approximatif, d’un diamètre plus ou moins important, et dire : je dois être quelque part dans ce cercle. Je ne suis perdu qu’à la mesure de ma capacité à désigner sur une carte l’endroit où je suis, où à nommer un lieu-dit, identifier un repère – c’est-à-dire je ne suis perdu que du point de vue des cartographies et des topographies, et mieux encore : je ne suis perdu qu’en raison du fait que les mots me manquent, ces mots que les humains inscrivent dans les paysages, grâce auxquels le paysage n’est pas un espace neutre et sans signification, mais un complexe de lieux, et parfois de hauts-lieux. Si j’étais naturaliste, ou bûcheron, ou chasseur, et que j’allais souvent dans cette forêt, sans nul doute, je saurais décrire où je suis – avec en tous cas plus de précision. Mais je viens ici pour la première fois, et, pour toute indication, je n’ai que la direction d’où viennent les rayons du soleil, le nord sur ma boussole et le cours des ruisseaux, leur amont et leur aval. À vrai dire, c’est amplement suffisant : comment voulez-vous être réellement perdu quand vous disposez d’autant d’indices ?

Et puis, tout bien considéré, je ne suis perdu que très momentanément, et parce que tel est mon désir : il me suffit d’aller tout droit dans la même direction durant un certain temps, et je finirais par tomber sur un sentier, puis sur un chemin plus large, ou bien je déboucherais en lisière de forêt d’où je bénéficierais d’une vue dégagée. Ce que d’ailleurs nous avons fait ce matin – et je n’ai aucun mérite à retrouver sinon “mon” chemin, du moins un chemin : il suffit de suivre Iris qui possède un don particulier pour s’y retrouver dans cet apparent chaos.

En vérité, on ne peut être réellement perdu quand on crapahute de la sorte, tout à fait volontairement, l’âme insouciante et l’esprit curieux. Être perdu renvoie me semble-t-il avant tout au sentiment désagréable de qui cherche son chemin, et ne le trouve pas – c’est quelque chose qui m’arrive souvent dans les grandes villes, en automobile plutôt qu’à pied d’ailleurs. Mais aussi, comme je l’ai raconté bien des fois, lorsque, pris dans le brouillard par une tempête de neige, un début de panique vous gagne – car on craint alors pour sa vie. Il m’est arrivé aussi d’éprouver ce sentiment, et les affects d’angoisse qui l’accompagnent, quand j’étais pris dans un orage sévère sur le plateau de Millevaches : et là j’étais tellement paumé qu’après six heures d’une marche harassante, j’ai constaté avec horreur que j’étais revenu à mon point de départ (après quoi j’ai opéré un prompt demi-tour pour remettre autant de distance que possible avec cet endroit maudit). La fatigue donc, l’épuisement, dramatisent le fait de ne pas savoir où vous êtes – vous avez hâte de vous abriter dans un endroit sûr, parce que la nuit approche, que le temps tourne au mauvais, et il se fait déjà tard, votre randonnée pourrait mal tourner, le drame pourrait se transformer en tragédie. Ainsi, dans le Vercors, alors que j’étais encore adolescent, je me suis vu mourir de soif dans un désert de pierrailles, le fameux plateau de Peyre Rouge qui vit tomber tant de combattants de la Résistance. J’en pleurais ! Mais je suis tombé sur un homme, qui n’était guère en meilleur état que moi, et, cheminant ensemble, partageant quelques gorgées d’eau tirées du fond de sa gourde, nous étions déjà beaucoup moins perdus.