Les Evenks, fermement invités par le pouvoir Soviétique – incités par la contrainte serait une expression plus juste –, à renoncer à leur mode de vie « primitif », c’est-à-dire leur une existence d’éleveurs de rennes et de chasseurs-cueilleurs, pire encore, à leurs incessantes pérégrinations dans la taïga d’un campement à l’autre, autrement dit à la nomadisation, à lui substituer un statut de travailleur au service de la Grande Russie, c’est-à-dire devenir salarié des Kolkhozes, s’agglutiner dans des villages bâtis pour l’occasion, adopter un mode de vie sédentaire dans des maisons en dur, cultiver un petit lopin de jardin, élever non plus des rennes mais des vaches, livrer des fourrures de Zibeline aux entrepôts d’État, se faire embaucher par les ingénieurs d’exploration minière (en tant que guide, parfois, puis comme mineurs le cas échéant) pour compléter les fins de mois, ou bien carrément s’engager dans l’armée, sans oublier, bien entendu, envoyer leurs enfants à l’école – où les petits Evenks apprendront le russe et oublieront leur langue maternelle, bref, condamnés par le Parti à devenir citoyens Soviétiques, les Evenks eurent des réactions diverses. Certains se plièrent aux injonctions, s’installèrent dans les villages, et, embrassant avec succès la culture des envahisseurs, devinrent agents de l’État. D’autres bien qu’assumant désormais un mode de vie sédentaire, mais n’en pensant pas moins, prirent l’habitude de filer dans les forêts dès l’arrivée des beaux jours pour passer l’été comme autrefois dans les campements de chasse, migrant pendant quelques mois, et d’autres enfin, désobéirent carrément et continuèrent tant bien que mal leur vie de nomades, s’adaptant aux nouveaux périls qui les menaçaient, à commencer par la pression exercée sur leur environnement par les explorations minières dans la Taïga. Quand l’empire Soviétique s’effondra, le système collectiviste qui garantissait un salaire (assez incertain sur la fin) disparut aussitôt, de nombreux russes, qu’on avait envoyés dans la Sibérie lointaine pour « russifier » la contrée prirent le chemin du retour vers l’ouest, et nombre d’Evenks adoptèrent à nouveau le mode de vie de leurs ancêtres, regagnant une certaine autonomie (chasser permet de nourrir sa famille), à l’instar d’autres « petits » peuples (par le nombre d’habitants) de Sibérie – ils rencontrèrent bien d’autres tracas, l’exploitation des ressources naturelles par des compagnies pas toujours pacifiques, la concurrence de chasseurs russes profitant de la manne représenté par le commerce des fourrures, et, last but not least, les modifications désormais sensibles produites sur leur environnement par le changement climatique.
Il faut noter que le retour au nomadisme ne les rend pas plus riches qu’autrefois. Il est même probable que leur précarité économique se soit accrue : les nouvelles conditions climatiques rendent la mobilité plus difficile, raréfient le gibier à certaines saisons cruciales de l’année, réveillent les prédateurs, à commencer par l’ours, plus tôt dans la saison, et les affament, menaçant les rennes de l’année, et que de nouveaux périls les guettent – si, comme l’ont souligné nombre d’anthropologues, les Evenks aiment cette existence dangereuse, et ont, vis-à-vis des phénomènes météorologiques extrêmes une grille d’appréciation fort différente de la nôtre, il n’empêche qu’ils manifestent une grande angoisse en considérant les changements qui affectent le climat et ses conséquences sur la neige, les plantes, les arbres, et les animaux. En conséquence, il leur faut modifier leurs techniques de chasse, leurs parcours d’élevage, et toute une géographie – la qualité de la neige, la solidité de la glace, les changements du couvert végétal et du comportement des animaux, sont les facteurs décisifs de ces géographies (de ce savoir autochtone auquel Alexandra Lavriller et son compère Evenk Semen Gabyshev (lui aussi désormais chercheur à part entière au CEARC) ont consacré un ouvrage absolument passionnant : Lavrillier A. & S. Gabyshev, An Arctic Indigenous Knowledge System of Landscape, Climate, and Human interactions. Evenki Reindeer Herders and Hunters, Studies in Social and Cultural Anthropology, Kulturstiftung Sibirien, Fürstenberg/Havel, Germany 467p.)
Cette forme de mépris envers ce que les économistes occidentaux considèrent comme une logique irrésistible à laquelle tous les hommes devraient être soumis, si tant est qu’ils sont rationnels, c’est-à-dire le souci de maximiser son profit personnel en minimisant les risques et la peine, ce refus donc d’abandonner un mode de vie qui semblait aux colons Russes puis Soviétiques, et aux habitants de la Russie de Poutine aujourd’hui, une aberration par sa supposée dureté, renvoie évidemment à toute autre chose que la logique économique. Il s’agit de donner un sens à l’existence – d’aucuns parleraient de liberté, mais c’est à mon avis beaucoup plus subtil que ça. La vie d’un éleveur de rennes, d’un chasseur d’élan ou de rennes sauvages, d’un piégeur de zibelines, d’un pêcheur en rivières (parfois glacées) ou d’un cueilleur de myrtilles dans la Taïga ou dans la Toundra, généralement tout cela à la fois, n’est certainement pas sans contrainte, et même, d’une certaine manière, elle n’est qu’un ensemble de contraintes, de réponses à la nécessité. Elle est libre si l’on y tient dans la mesure où elle est choisie – et, dans le cas des petits peuples de la Sibérie, contrairement à ce qu’on a pu affirmer parfois, il est bien question d’un choix, car après tout, la civilisation Capitaliste leur tend les bras (des bras fourchus munis de crochets s’entend).