J’avais depuis longtemps le vague projet d’écrire à propos des sentiers. Parce que je suis un indécrottable randonneur, et qui va de préférence sur les sentiers salira plus souvent ses chaussures. Parce que je m’intéresse à l’ethnographie des petits peuples de la forêt, chasseurs, cueilleurs, pêcheurs de rivière, éleveurs nomades conduisant de modestes troupeaux, et qu’assurément tous ceux-là excellent en matière de sentiers. Parce qu’aussi, ces derniers jours, une épidémie confine nombre d’habitants de cette planète à leur domicile, et que l’accès aux forêts leur est interdit – à l’exception, chez nous et pour le moment du moins, des bûcherons (même les chasseurs ont été priés de rester chez eux). Autrement dit, c’est précisément parce qu’il ne m’est plus possible de les emprunter que je songe à ces sentiers forestiers, du fait qu’ils me manquent – et pour être honnête, c’est à peu près tout ce qui me manque en ce jours sinistres.
Que deviennent donc ces sentiers quand plus personne ne les emprunte, qui plus est au sortir de l’hiver alors que le printemps trop précoce bat déjà son plein ? Un ami bûcheron m’informe : sur les chemins forestiers, les chemins de terre, notamment pour ceux qui sont au soleil, la nature reprend vite ses droits, c’est l’affaire de deux ou trois ans, ils deviennent vite impénétrables surtout si le genêt s’en mêle, et se couvrent de ronces. Pour les chemins forestiers empierrés ou caillouteux, c’est fermé au bout de dix à quinze années.
Mais il faut distinguer ici ces larges chemins des étroits sentiers. Le sentier, c’est ainsi que nous y pensons, ne permet pas à deux êtres humains d’aller de front, ces deux-là sont forcés d’aller en file indienne – c’est aussi valable pour deux chevreuils ou deux sangliers et toute bête assez épaisse pour en occuper la largeur. Le chemin est plus large, parfois bordé de fossés, et, forcément, creuse une tranchée imposante dans la forêt, laissant passer la lumière du ciel. Le chemin est fondamentalement une création humaine, dont l’âge est souvent multiséculaire : au point que nombre de voies dites romaines sont encore empruntées de nos jours, qui permettent de connecter les habitats et les lieux d’activité humaines, telle ferme, tel village, avec telle carrière minérale, telle pâture, &c. Il y a fort à parier d’ailleurs que la grande majorité des chemins, et notamment des grands chemins, existent depuis des temps immémoriaux, pour la raison qu’ils témoignent aussi du meilleur compromis entre l’activité humaine, par exemple la conduite des troupeaux, le transport du bois, le passage de la charrette du colporteur, et les aléas de la topographie des lieux – nos ancêtres ont dû composer avec les ruisseaux, les collines et les ravins, les bois touffus et les tourbières, et tout ce qui fait obstacle à une circulation rapide.
Le sentier diffère grandement du chemin, au sens où je l’entends : son existence est beaucoup plus précaire, une saison chaude suffit à l’effacer ou presque, si personne n’en prend soin, car il est infiniment plus discret et ne se laisse pas deviner à tous les promeneurs. Dans nos contrées, comme ailleurs, c’est parfois le secret exclusif des chasseurs et des cueilleurs de champignons, ou des naturalistes et des explorateurs à la Henry David Thoreau (dont je me réclame évidemment), qui ne craignent pas de s’égarer un peu, et préfèrent au vaste panorama couru du grand nombre l’obscurité des sous-bois.
Le sentier est aussi une co-création typique des humains et des non-humains, car bien souvent, l’animal a déjà frayé ce passage dans la forêt, que l’homme se contente de suivre ou modifie à sa guise, et, réciproquement, nombre de cervidés, renards et sangliers ne manqueront pas à leur tour de faire usage de cette piste si commode (y laissant leurs traces, ce qui, par un effet de boucle remarquable, informera ceux qui les pistent, à commencer par les prédateurs). Il manifeste le partage des intelligences humaines et non-humaines, et nul doute que les amateurs de sentiers finissent par ressembler aux animaux qui les précèdent ou les suivent (et souvent les observent depuis les fourrés) : en cela, ils sont tous un peu parent, certes éloignés, de ces chasseurs de Sibérie qui imitent le rennes sauvage afin de le séduire – chez les Yukhagirs, et bien d’autres petits peuples de la Russie Orientale, c’est l’animal qui se laisse abattre, et l’on prend bien garde de ne jamais dire qu’on a “tué” la bête de peur d’éveiller la colère des esprits qui en prennent soin (On lira à ce sujet la superbe étude de Rane Willerslev, Soul Hunters. Hunting, Animism, and Personhood among the Siberian Yukaghirs, University of California Press, 2007).
Il n’y aurait aucun sens à dire qu’on furète ou crapahute sur de larges chemins empierrés. Et si vous souhaitez vous lancer dans l’art du pistage des animaux, vous ne tarderez pas à vous enfoncer dans la forêt par quelque sentier incertain, car c’est là, sur la terre molle et boueuse, de l’herbe jusqu’à la cheville et autour des cailloux humides, et pas sur la terre battue ou le goudron, que vous lirez les traces de leur passage.
On dit aussi que le sentier se perd. Qu’il ne mène nulle part. Dans les grandes forêts où vivent les petits peuples de chasseurs et cueilleurs, c’est assurément faux. Par exemple, pour les Huoarani, qui vivent dans la partie amazonienne de l’Équateur, c’est tout le contraire. On imagine la forêt équatoriale comme un entrelacs végétal infranchissable mais tous les spécialistes de l’Amazonie vous diront qu’il n’en est rien : quand les indiens Huoarani, si magnifiquement étudiés par l’anthropologue Américaine Laura Rival, partent explorer la forêt, non seulement ils suivent leurs sentiers familiers, mais cherchent aussi les traces qu’ont laissées ceux qui vécurent ici avant eux : les sentiers qu’ils ont frayés, les clairières où s’établissaient leurs huttes, où l’on allait couper du bois, pratiquer cette horticulture si répandue dans ces contrées, et c’est ainsi qu’au bout d’une improbable piste envahie par la végétation depuis des lustres, l’œil averti de l’Indien Huoarani devine l’emplacement d’un ancien jardin, où une ancêtre avait planté des ignames, des patates douces, des taros, des haricots, des courges et bien évidemment du manioc.
Je donne ici, en guise d’illustration, un extrait de la monographie de Laura Rival, dont le titre est explicite : Trekking through history.
Comme tous les Indiens d’Amazonie, les Huaorani chassent, pêchent, cueillent et cultivent. Mais cela en dit très peu, car ces activités peuvent être organisées et pensées de nombreuses façons différentes. La manière Huaorani de mener des activités de subsistance se caractérise par un manque frappant de spécialisation, la préférence pour les activités extractives par rapport à la production agricole, et le fait que les hommes, les femmes et les enfants passent des heures à “naviguer” dans la forêt, seuls ou en groupe, explorant lentement presque chaque centimètre de forêt le long de leurs sentiers, tout en vérifiant avec un plaisir et un intérêt évidents la progression de la maturation des fruits, la croissance de la végétation et les mouvements des animaux. Les excursions en forêt sont considérées comme réussies et productives tant que des produits utiles sont ramenés. Les gens passent une grande partie de leur temps à collecter de la nourriture dans un rayon de 5 kilomètres (parfois jusqu’à 20 kilomètres), une occupation qu’ils appellent ömere äante gobopa (littéralement “visiter la forêt pour rapporter quelque chose”) et qui englobe toutes leurs activités de chasse et de cueillette – en pratique indifférenciées. Omere äante gobopa est autant un style de marche qu’un moyen de subsistance. En marchant à la manière d’une “croisière”, un style de déplacement nettement différent de celui utilisé pour rendre visite à des parents éloignés ou pour transporter de la nourriture d’un endroit à un autre, les gens ne se contentent pas de vérifier l’état de leur “garde-manger”. Ils recueillent ce dont ils ont besoin pour la journée, enregistrent les parcelles de ressources pour une utilisation ultérieure et surveillent la croissance de la végétation et les changements dans les conditions générales. S’ils ne sont pas déjà familiers avec la région, ils recherchent également d’anciennes cultures et d’autres espèces de plantes indiquant une ancienne occupation humaine.
(Laura M. Rival, Trekking through history. The Huaorani of Amazonian Ecuador, Columbia University Press, 2002.)
Le réseau de sentiers mène souvent aux campements. Dans la Taïga, la géographie des petits peuples de Sibérie s’organise en fonction des réseaux de rivières, et l’orientation dans ces forêts infinies (et dans la cosmologie tout autant) se fonde sur la distinction de l’aval et de l’amont des cours d’eaux. Le sentier passe d’un vallon à l’autre, et relie des espaces essentiels à la survie de ces populations qui nomadisent avec leurs troupeaux ou bien au gré des chasses et des cueillettes. J’avais déjà longuement cité des extraits du livre d’Alexandra Lavrillier & Semen Gabyshev, An Arctic Indigenous Knowledge System of Landscape, Climate, and Human Interactions. Evenki Reindeer Herders and Hunters, Verlag der Kulturstiftung Sibirien, SEC Publications, 2017. On y trouvera une véritable encyclopédie autochtone des particularités de la taïga, zones humides, rivières gelées, bois enneigé, collines découvertes, et j’en passe, particularités dont la connaissance est vitale quand il faut aller faire pâturer ses rennes, chasser, ou établir son campement, dans ce royaume de la neige et du froid (sans oublier la brève saison estivale et ses moustiques insupportables).
Dans ces immenses espaces si peu densément peuplés, on ne trouve guère de grands chemins, même si les compagnies minières ont fait construire de grandes routes goudronnées ici et là. Il est donc impératif, notamment à l’automne, avant que la couverture neigeuse ralentisse les déplacements, d’entretenir les sentiers. Quand le froid menace de s’intensifier, il est vital pour amener le troupeau et les humains qui vivent avec lui, de pouvoir compter sur un réseau de sentiers dégagé, fiable, libre d’obstacles (arbres tombés en travers notamment). Un retard dans la progression à travers la taïga peut s’avérer fatal, les bêtes et les hommes s’épuiser en chemin, le campement pourrait ne pas être prêt, le feu de bois qui réchauffe et donne la vie pas encore allumé.
L’entretien des sentiers est également indispensable pour les chasseurs. Car, comme je l’ai déjà signalé, un sentier fera les affaires des animaux comme de ceux qui les traquent. Suivons justement ce vieux chasseur Evenki, rencontré par les anthropologues Russes Tatiana Safonova & István Sántha, là aussi en Sibérie :
Après avoir examiné les enregistrements que nous avons faits d’Irgichi marchant dans la taïga, nous avons remarqué plusieurs caractéristiques de la marche Evenki. Irgichi suivait la piste d’un animal comme s’il s’agissait d’un tunnel dans un fourré. Dans sa main droite, il portait un bâton qu’il utilisait pour se tenir en équilibre et se propulser à travers la taïga, comme un pointeur avec son bâton. Lorsque des branches lui barraient la route, il transportait le bâton dans sa main gauche et brisait la branche avec sa main droite, maintenant ainsi toujours quatre points d’équilibre. Son rythme était si léger que seul le craquement des branches et des brindilles marquait le rythme de son mouvement. Ces traînées de branches brisées s’avéraient utiles en hiver lorsque le sol est couvert de neige. Irgichi nous a dit combien il est important de dégager les chemins pour la chance future de la chasse ; les animaux préfèrent aussi utiliser des chemins dégagés, ce qui signifie plus de proies pour le chasseur.
(Tatiana Safonova & István Sántha, Culture contact in Evenki land : a cybernetic anthropology of the Baikal Region, Brill 2013.)
Il y aurait beaucoup à dire, et c’est d’ailleurs un des thèmes désormais récurrent dans les monographies récentes en anthropologie, sur la manière dont humains et non-humains tissent ensemble ces mondes. Mais, et c’est une remarque que j’ai développé dans mon livre, Vivre Ici. Chroniques de l’arrière-pays, dans nos campagnes aussi, notamment en terres d’élevage “à l’herbe” (et je pense au Cantal qui a fait l’objet d’étude précitée), les troupeaux sont probablement les acteurs les plus déterminants du paysage, et l’on peut affirmer que par leur passage, le réseau de chemins ruraux garde une certaine tenue – au point qu’à mesure que le nombre de troupeaux diminue dans la montagne, nombre de chemins disparaissent sous les genêts, ainsi que des prairies qui se parent désormais de jaune tout l’été.
Dans le cas des Nayaka, auxquels l’anthropologue Israélienne Nurit Bird-Davis a consacré un terrain dans les années 70 et un livre très important récemment, il faudrait parler d’un nano-monde, d’une taille minuscule, puisqu’il s’agit d’un bout de forêts en moyenne-montagne, dans le sud-ouest de l’Inde, dans lequelles sont disséminés quelques hameaux réunissant au total (à l’époque où elle a étudié ce groupe) un peu plus d’une vingtaine de personnes. Entre ces différents hameaux, les visites sont fréquentes, et les plus éloignés sont distants d’environ 6 heures de marche. On rend visite à ses « relatives », car chacun est lié à tous les autres depuis sa naissance jusqu’à sa mort, chacun se connaît intimement et la « vie-avec » pour reprendre l’expression de Bird-Davis est le fondement de l’existence (on inclura dans ce « vivre-avec » les plantes, les animaux, et les artefacts qui en passant d’une main à l’autre, sont chargés d’une histoire propre, l’histoire des usages passés et des usagers de l’outil). Ces nombreuses visites (plutôt que « voyages ») dessinent véritablement la géographie des sentiers de la forêt (et on notera qu’on visite aussi bien les arbres fruitiers, les rochers dans lesquels sont nichés les ruches dont les Nayaka extraient le miel, activité pour lesquels ils sont connus en Inde et ailleurs).
Le réseau de sentiers forestiers étroits reliant les hameaux dispersés dans la Gorge témoigne de l’intense trafic lié à la visite locale. La végétation à croissance rapide fait que seuls les chemins empruntés de manière répétée restent ouverts. Créés par les pieds des habitants de la forêt au cours de leurs activités quotidiennes, ces itinéraires reflètent les mouvements habituels et les liens sociaux. Suivre ces chemins étroits et sinueux constitue une expérience de calme et d’abandon à l’environnement, durant laquelle on demeure attentif à ce qui se trouve sur le sentier, au moins momentanément. Elle contraste fortement avec l’expérience d’un trajet sur une route construite “rapidement”. Les sentiers sont minutieusement adaptés aux caractéristiques topographiques et même aux changements d’un jour à l’autre : un morceau de bois tombe sur un sentier. Le premier qui le rencontre en fait le tour, les autres le suivent et, avec le temps, le détour du sentier est utilisé par tout le monde, comme s’il avait toujours fait partie du parcours. Couvert par la végétation, l’ancienne voie est à peine perceptible. Il est remarquable de constater la rapidité avec laquelle les sentiers “lents” changent en fonction des circonstances et apparaissent ou disparaissent, alors que les sentiers “rapides” sont lents à changer ; ils deviennent des éléments durables, qu’ils soient utilisés ou non.
Nurit Bird-David, Us, Relatives. Scaling and Plural Life in a Forager World, University of California Press, 2017.
Pour finir provisoirement cette succession de remarques, je ne saurais trop conseiller aux amateurs de sentiers d’écouter les fascinantes pièces pour piano que le grand compositeur Tchèque Leoš Janáček a intitulées Po zarostlém chodníčku (sur un sentier “recouvert”, “broussailleux”, “herbeux” ou, littéralement : “envahi”)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Sur_un_sentier_recouvert