L’Idée du chien

Avant de vivre avec ce chien donc, je n’aimais pas les chiens. Non. Corrigeons : je n’aimais pas l’idée de vivre avec un chien. Comme bien des gens, je préférais les chats. De fait, à l’occasion de ma première période de vie conjugale, dans laquelle s’épuisèrent en vain les plus belles années de ma jeunesse, je vécus non seulement avec ma femme, ma belle-mère et la grand-mère de ma femme, mais aussi avec quatre chats. Les chats et moi formions une société que je ne résisterais pas au plaisir de nommer « anthropo-féline », mais, le malheur de ma condition voulait que j’appartienne également à l’autre société, une société qu’il me faut bien caractériser comme matriarcale. L’anarchisme libertaire inspirait la première, chacun de ses membres, les quatre chats et moi, menant sa barque en toute autonomie, excepté au moment des repas, vaquant à ses occupations extérieures quand bon lui semblait, les bipèdes sortaient par la porte de devant, mes amis quadrupèdes empruntaient la chatière, personne n’avait de compte à rendre aux autres, réalisant quotidiennement l’utopie d’une dépendance minimale, ou d’une indépendance maximale si l’on préfère, les moments de tendresse et de rapprochement en général, par exemple, à l’heure d’aller se coucher, quand untel éprouvait le besoin de se blottir sous les draps en quête de câlin, demeurant toujours librement consentis. À l’inverse, une tyrannie héréditaire gouvernait la seconde, des liens de dépendance extrêmes, s’exerçant de manière uniforme entre les générations successives, entre la grand-mère et la mère, puis la mère et la fille, sans oublier la grand mère et la fille, apparemment au titre de l’amour qu’elles étaient censées mutuellement se porter, ou plutôt, qu’elles se devaient les unes aux autres, dans l’angoisse d’en manquer, amour dont elles devaient apporter sans cesse la preuve, mais qui, à l’épreuve de la réalité, se retournait aisément en son contraire, la haine, le ressentiment, l’agacement, l’envie. Moi, je me sentais comme abruti au cœur de ce réseau compliqué, dont les tenants et aboutissants m’échappaient, sentant toutefois confusément que de ces atermoiements, de ces vexations continuelles, de ces demandes d’amour infinies, j’étais sinon l’objet, du moins le prétexte, et d’une certaine manière l’enjeu.

L’idée de devenir le genre d’homme qui vit avec un chien me répugnait. Mes aspirations libertaires, attisées par l’esclavage affectif et moral auquel j’étais soumis sous l’empire de ces trois parques, ne s’accommodaient en rien du projet d’avoir un chien, j’aurais dit à l’époque : de m’embarrasser d’une dépendance supplémentaire. Quand, après une période qui me sembla infiniment longue, ayant accumulé suffisamment de frustration et d’exaspération pour me décider à mettre les bouts et laisser en plan cette assemblée de conspiratrices occupées à faire de moi le gendre idéal, je me retrouvais enfin seul, il ne m’est pas venu à l’idée de prendre un chien : c’eût été retomber de Charybde en Scylla. J’avais surtout envie de profiter de l’existence, jouir de cette liberté dont j’avais été si longtemps privé.

On ne promène pas les chats en laisse, à quelques exceptions près. La laisse me paraissait résumer tout entier la relation d’un chien à ce que j’aurais sans nul doute appelé son maître. À ce lien de soumission mutuel, la laisse, j’opposais la chatière, grâce à laquelle mes amis félins actualisaient un maximum de liberté. Au fond, écrivant ces mots au sujet des chiens et des chats, je me rends compte que j’avais surtout une conception philosophique de la relation aux animaux, autant dire, pas de relation du tout, ou plutôt, une relation avec une idée et non pas avec des chiens ou des chats, une idée de ce à quoi devrait ressembler un chien ou un chat, le genre d’idée qui fait aisément l’économie de la peine qui consiste à tenter de nouer une relation réelle avec un chien ou un chat, et, en écrivant ces mots, je repense à toutes les fois où je me suis détourné d’amitiés naissantes à cause de telles idées, où j’ai pris la tangente pour me réfugier dans le ciel de mes idées réconfortantes plutôt que de risquer de m’abîmer dans la contingence et le tumulte d’une relation suivie, que voulez-vous, certains se montrent plus doués pour la solitude que pour la dépendance, et préfèrent s’adonner à l’étude de l’amour et de l’amitié dans le bureau solitaire dans le secret duquel émergeront des idées considérables, plutôt que d’en faire l’expérience, ces savants ne manquent pas, leurs avis éclairés saturent l’univers des discours, ils n’ont ni l’expérience des chiens, ni des chats, ni des amis, et se souviennent à peine du temps où un sentiment amoureux les avait saisi, ou bien ils s’en souviennent et ce souvenir les terrifie encore, mais ils ne se privent pas d’édifier le bas peuple plongé dans la fange de l’expérience avec leurs idées considérables concernant les chiens, les chats, les amis, les amoureux. Le chien dont le destin m’est désormais échu en partage m’a heureusement remis les pieds sur terre et bien que nous dépendions désormais l’un de l’autre, au point qu’il m’est insupportable d’imaginer ce qu’il adviendrait si l’un d’entre nous venait à disparaître, formulation étrange, je l’admets, mais qui, malgré son étrangeté, me frappe par sa justesse, car s’il venait à disparaître, que deviendrais-je et ma vie vaudrait-elle la peine d’être vécue, et si je venais à disparaître, qui donc viendra demain l’accompagner dans sa promenade aux abords du village, qui donc s’allongera près de lui sur les herbes sèches des pâturages à la fin de l’été, ou dans la neige épaisse en hiver ?, et bien que nous dépendions l’un de l’autre à ce point, je salue cette dépendance sans retenue aucune, toutes mes idées d’autrefois au sujet des chiens, des chats, des amis et des amoureux, s’effondrent quand nous reposons à l’orée d’un bois de sapins, son museau posé sur la mousse humide, le mien de museau, contemplant la cime des arbres, non, nulle idée ne me vient alors sur ce que les choses devraient être et je me contente de jouir de ce qu’elles sont.