Il avait ouvert début septembre et à la fin du mois, elle était déjà là. Elle n’avait rien d’une cliente. Les accordéons ne l’intéressaient pas. Les partitions de musique ne l’intéressaient pas. Elle n’avait jamais joué d’aucun instrument. Se pouvait-il qu’elle soit tombée amoureuse de lui ? Comment accepter l’idée qu’une telle femme tombe amoureuse de lui ? Un scrupule l’empêchait de le penser franchement, toutefois il fallait bien admettre qu’elle était non seulement laide, mais carrément retardée, retardée mentale, elle pouvait passer des heures à ne rien dire, les yeux dans le vide, accoudée à un coin du petit bureau qu’il utilisait pour ranger son ordinateur, les catalogues de ses fournisseurs et ses pièces comptables. Lui se tenait à l’autre bout de ce bureau minuscule, c’est-à-dire à 50 centimètres à peine de ses yeux vides, de ses yeux vides et vitreux perdus dans ses cheveux roux, de son haleine, de son odeur, il n’en pouvait plus de son haleine et de son odeur, ce n’est pas qu’elle sentait mauvais, mais c’était juste son odeur et son haleine, il n’en pouvait plus de les sentir tous les jours, et il n’en pouvait plus de ses mains, ses mains qu’elle tortillait avec ses doigts, comment le dire autrement, parfois, quand il détachait les yeux de son écran, qu’il s’éveillait au monde environnant, elle était là, ses mains étaient toujours là, s’entortillant avec ses doigts, il n’osait pas la regarder en face sous ses cheveux, il se contentait de la regarder du coin de l’œil, de biais, il ne faisait plus aucun effort pour entamer une conversation, au début il s’était comporté comme si la situation était normale, une femme entre le matin dans la boutique, peu après l’ouverture, elle explique en hésitant, en cherchant ses mots, qu’elle est une cousine éloignée, d’ailleurs elle porte le même nom de famille que lui, il dit quelque chose comme « le monde est petit », prend des nouvelles d’un oncle dont il se souvient à peine, puis elle s’installe au bureau, le regard vide, pose ses mains sur le bureau, elle reste là une heure puis finit par s’en aller et il lui dit « À bientôt sans doute», et le lendemain, peu après l’ouverture, elle était déjà là, et il en allait de même tous les jours suivants, il lançait de temps à autre une plaisanterie, demandait poliment comment elle allait ce matin, parlait un peu de lui, partageait avec elle les difficultés de son commerce, se plaignait un peu, mais c’était comme s’il avait pensé à haute voix, comme s’il avait monologué, en réalité, elle n’écoutait pas, peut-être même ne comprenait-elle pas, elle était vraiment stupide, retardée, ça il l’avait appris plus tard, même s’il avait commencé à le soupçonner, quand elle avait évoqué son départ pour le centre de travail adapté, pour une période d’essai, elle s’était effectivement absentée durant quinze jours, puis, l’essai n’ayant pas été concluant, pour une raison obscure, elle était de retour en ville, dans cet appartement qu’elle louait avec son mari, un type exactement comme elle, inadapté lui aussi, des gens qui survivaient grâce à l’aide sociale, les tutelles, qui roulaient dans une petite voiture électrique, de temps en temps, c’était au tour du mari de s’absenter, elle expliquait sans aucune pudeur qu’il était monté à l’hôpital, l’hôpital psychiatrique bien entendu, qu’il faisait à nouveau disait-elle sa dépression, quand son mari s’absentait c’était encore pire, elle débarquait le matin et ne quittait plus la boutique jusqu’au soir, prenant juste une pause pour déjeuner, mais, quand bien même son mari se trouvait à l’appartement, elle ne se privait pas de passer, plusieurs fois dans la journée, c’était complètement dingue, les accordéons, il vendait des accordéons, et d’autres instruments de musiques, des partitions, quelques vinyles, elle se foutait totalement de la musique, jamais elle n’avait touché de ses mains un instrument de musique, il aurait vendu n’importe quoi d’autre, des livres, des vêtements, ça n’aurait fait aucune différence, c’était carrément dingue mais le plus dingue assurément, c’était qu’il lui avait fallu des semaines avant de se rendre compte à quel point c’était dingue, il débutait dans le commerce, n’avait jamais rien vendu de sa vie, qu’elle vienne chaque jour passer un moment à la boutique, ça l’avait intrigué un peu, certes, mais enfin, il était fort occupé à négocier avec ses fournisseurs, à se constituer une clientèle, l’école de musique avait signé un contrat avec lui, les affaires démarraient plutôt bien, quand un client ouvrait la porte de la boutique, la clochette sonnait à l’entrée, elle était souvent là, vautrée sur le bureau minuscule, il n’y prenait pas garde, ça n’avait pas l’air de déranger les visiteurs, elle ne disait rien, même pas bonjour, les visiteurs essayaient les guitares, les accordéons, discutaient les prix, comme si elle était invisible, comme si lui seul était en mesure de constater sa présence, comme un esprit dont le spectre n’aurait été visible que de lui seul, ça ne le gênait pas outre mesure au début, il avait ouvert juste avant la période des fêtes, il était trop occupé pour se soucier de cette situation, puis, ce fut la période creuse, les vaches maigres, il s’y attendait, certaine semaine, les clients qui poussaient la porte du magasin se comptaient sur les doigts des deux mains, la neige bloquait les entrées de la ville quelques jours, après quoi les gens des alentours n’osaient plus s’aventurer dans les rues du centre, et on ne change pas d’accordéon plusieurs fois dans l’année, il vendait parfois quelques flûtes à bec pour des gamins scolarisés, des flûtes à bec en plastique, quelques jeux de cordes pour guitare, et c’était tout, il s’était mis sérieusement aux jeux vidéos, il faisait semblant de travailler à son ordinateur, mais sur quoi donc aurait-il pu travailler ainsi, la comptabilité était à jour, il connaissait son stock par coeur, il jouait pour éviter de penser à l’échec probable de sa boutique, pour éviter de se rappeler les prophéties de son ex-épouse comme quoi la ville était trop petite pour un magasin de musique, qu’’il aurait mieux valu qu’’il s’installe ailleurs, et pour oublier sa présence à elle, qui continuait de venir au moins deux fois dans la journée, pour demeurer au moins une heure, souvent plus, assise sur la chaise affalée sur le coin du bureau, il avait bien essayé de remplir ce bureau d’objets divers, de saturer l’espace libre sur ce bureau de manière à ce qu’elle n’ait plus aucun espace libre pour poser ses mains qui entortillaient ses doigts, cette vision le révulsait maintenant, mais elle trouvait toujours le moyen de déplacer l’air de rien telle ou telle facture, tel ou tel prospectus, et elle finissait pas les poser ses mains, et quand par bonheur il lui arrivait de ne pas les poser, elle demeurait tout de même assise là, se prenant parfois la tête dans les mains, les coudes reposant sur les cuisses, non pas qu’elle semblait alors spécialement triste, il n’aurait su dire si la femme était triste ou bien joyeuse ou bien en colère, son humeur lui échappait totalement, mais elle ne dormait pas non plus, sans faire preuve non plus d’une vigilance particulière, parfois il s’absentait et lui laissait le magasin, « Je te laisse la boutique », disait-il, il n’était pas sûr que ça lui fasse plaisir, mais ça n’avait pas l’air de la déranger, il allait boire un café ou une bière, prenait l’air, cherchait à respirer, quand il rentrait, elle était toujours là, c’était affolant de la voir soudain de ce point de vue là, non pas de biais, comme quand il était à son bureau, mais de face, en entrant dans la boutique, la voir assise sous les accordéons rouges et rutilants, au milieu des guitares électriques, la boutique était minuscule, son ex-épouse l’avait mis en garde à ce sujet aussi, mais elle ignorait qu’il dut se contraindre à partager cet espace chaque jour avec une autre, son ex-épouse lui avait rendu visite au printemps, elle tenait un restaurant dans une autre ville et ses affaires marchaient bien, évidemment, l’autre était là, assise comme d’habitude avec ses mains et ses yeux vides derrière ses cheveux, Nadia dit bonjour et le regarda d’un air interrogateur, il ne s’y attendait pas, il ne s’attendait pas à ce que Nadia entre dans la boutique, et découvre la présence de cette femme, il se sentit profondément embarrassé, rougit, bafouilla, se mit aussitôt à suer, comme un gamin pris en faute, l’autre fit un sourire indéfinissable, son sourire habituel quand quelqu’un entrait dans le magasin, elle repoussait ses cheveux pour laisser ses yeux voir ce qu’il y avait à voir, et ce qu’il y avait à voir ce matin-là, c’était Nadia, une belle femme mûre au regard assuré, une belle femme qui l’avait massacré lui, qui l’avait réduit en petits morceaux, sous l’exigence de laquelle il avait fini par s’effondrer tout à fait, si bien qu’après l’avoir détruit, elle l’avait quitté, et menait aujourd’hui grand train, du moins c’est ce qu’il supposait, elle portait une robe colorée même en hiver, s’était maquillée, elle avait renoué avec le train de vie qui était le sien autrefois, celui de ses parents, avant qu’elle le rencontre lui, il se sentit comme toujours humilié devant elle, mais cette fois c’était pire, il ne dit même pas bonjour, il dit, d’une voix blanche, il aurait voulu disparaître dans le mur du fond de la boutique, il aurait voulu que cette scène là n’advienne jamais, il dit en montrant vaguement la forme assise sur sa droite : « Catherine, une cliente », Nadia leva très haut ses sourcils parfaits, l’autre ne releva pas le mot « cliente », elle n’avait pourtant jamais dépensé un centime dans ce magasin, pourquoi n’avait-il pas dit « Une cousine », puisque telle était la vérité, pourquoi s’était-il empressé de mentir, sa ex-épouse lui reprochait toujours de mentir, et voilà que, en dépit du bon sens, il avait trouvé le moyen de lui balancer d’emblée ce mensonge, et voilà que, pour dissimuler son embarras, il commençait à parler à Nadia d’accordéons, de guitares électriques, de flûtes à bec, ce dont elle se fichait probablement, la musique n’avait aucune place dans sa vie, il ne se souvenait pas l’avoir jamais vu écouter de la musique, encore moins jouer d’un instrument, il tremblait en manipulant les objets dont il parlait, comme s’il passait un oral ou comme s’il se défendait au tribunal, par chance, l’épreuve ne dura pas longtemps, Nadia s’était garée sur une place réservée aux handicapés, elle dit qu’il pouvait l’appeler s’il souhaitait lui dire quelque chose, il se senti nu devant elle, comme d’habitude, il se sentit nu avec un tout petit pénis, c’était affreux, il avait hâte qu’elle s’en aille, il avait hâte que tout le monde s’en aille, que l’humanité toute entière aille se faire voir ailleurs, que l’humanité toute entière cesse à l’instant de s’intéresser à son cas, et en particulier son ex-épouse et cette femme là, assise et vautrée sous les accordéons, après qu’il eut accompagné Nadia à la porte, il se retourna, et, pris d’un accès de fureur qui confinait à la démence, hurla sur la femme vautrée, la vouvoyant soudain, ses mots survenaient dans sa bouche et se déversaient dans la pièce comme des missiles déchiquetant l’air, des grenades en train d’exploser, il lui crachait enfin toute la haine qu’il avait contenue des mois durant, il la couvrait d’insultes, lui cria des choses insensées au sujet de ses mains, de ses doigts, de ses cheveux, lui dit qu’elle puait, qu’elle lui faisait horreur, qu’il la vomissait elle et ses yeux cachés sous ses cheveux, son silence, sa débilité, que ce n’était pas un hôpital ici, il lui dit des choses abominables, tout en obstruant la sortie avec son corps furieux agité d’une brutalité qu’il ignorait posséder en lui, et, au moment où il se vit saisir le manche d’une guitare acoustique, où il s’imagina brandir l’instrument devant elle et, dans un déchaînement de violence, lui asséner des coups sur le crâne et lui briser les phalanges des doigts, au moment où il se sentit sur le point de commettre un meurtre, il eut la présence d’esprit de s’effacer, de faire un pas de côté, à la suite de quoi elle se leva, presque tranquillement, en fronçant juste légèrement les sourcils, comme si elle réfléchissait, comme si elle s’efforçait de comprendre ce qu’il était en train de lui hurler, puis elle sortit sans un mot, et il se retrouva seul, se précipita derrière son bureau et s’effondra en pleurant. Puis il ferma boutique, rentra chez lui et but toute la soirée en regardant la télévision.
Le lendemain matin, il se sentit mieux, presque soulagé. Au magasin, il prit plaisir à ranger un peu ses affaires, modifia la présentation de la vitrine, passa un coup d’aspirateur, un jeune homme entra pour essayer une guitare et il lui consacra beaucoup de temps, consultant pour lui les catalogues, l’achat ne fut pas conclu, mais il se sentit heureux de faire ce métier, il joua un peu sur l’ordinateur, modifia son profil sur les sites de rencontres sur lesquels il s’était inscrit. L’après-midi, vers quinze heures, elle entra dans la boutique, maugréa une sorte de « bonjour, il fait pas chaud aujourd’hui » et reprit sa place habituelle, dans le coin du bureau, elle y posa immédiatement ses mains, ses mains qui entortillaient ses doigts, il la regarda sans surprise, comprenant aussitôt qu’il n’y pouvait rien.