C’est étrange comment les noms vous reviennent parfois. Là, c’était sous la douche. Je pensais à la réforme du collège, pas que ça m’intéresse vraiment, mais j’avais discuté du sujet à table avec mon amie, que ça intéresse, elle, pas moi, mais ce qu’elle disait était intéressant, plus que le thème en lui-même, et à un moment je lui ai dit, le latin, j’en ai fait au collège durant deux ans, je n’ai jamais été foutu d’apprendre une seule déclinaison, de toutes façons j’étais incapable d’apprendre quoi que ce soit par cœur, et d’ailleurs, je n’ai jamais appris par cœur, ou bien ça prenait place pour ainsi dire naturellement dans un coin disponible de mon esprit, ou bien ça restait irrémédiablement au-dehors, j’étais incapable de faire l’effort d’apprendre par cœur, apprendre par cœur m’a toujours semblé le comble de l’idiotie, et ça doit être la raison, assez obscure, pour laquelle je n’ai cessé de travailler depuis sur les relations entre la mémoire et le récit, ce pourquoi j’ai toujours vécu dans un monde de récits, et que, dans une certaine mesure, cette obsession du récit a produit chez moi et à maintes reprises un sentiment tragique, et m’a entraîné parfois vers une forme de nihilisme assez terrifiant quand j’y songe.
Bref. J’étais sous la douche et je me disais que j’avais abandonné le latin en entrant au lycée, et, qu’à vrai dire, je ne m’y suis replongé que bien plus tard, à l’époque où je menais des recherches à l’université sur la pensée antique, je m’y suis replongé d’abord par nécessité, parce que j’étais contraint d’aller directement au texte des auteurs que j’étudiais, il en fut ainsi également pour le grec, et il est en est encore ainsi pour l’allemand aujourd’hui, par nécessité d’abord, non sans plaisir ensuite, dois-je concéder.
Bref. J’étais sous la douche et j’ai pensé à mes années de lycée, et soudain m’est revenu sinon le visage, car en vérité le visage demeure flou, du moins le nom et le prénom, c’est déjà ça, d’un certain Christophe A., que je considérais peut-être comme un de mes amis en seconde, je dis peut-être car j’ai peu de souvenirs précis du type de relations que nous entretenions, sinon ceci qu’il me refilait toujours, à la récréation ou le matin avant le début des cours, les exercices de mathématiques que nous avions à faire à la maison et à produire devant l’enseignant, enseignant dont j’ai par ailleurs tout oublié, absolument tout, le visage, le nom et le prénom, était-ce un homme ou bien une femme, je n’en ai pas la moindre idée.
Bref j’étais sous la douche. Je pensais : j’étais en vérité un cancre, durant toute ma scolarité, mais principalement durant mes années de lycée, un cancre particulier, plutôt bien noté, dans l’ensemble au-dessus de la moyenne, rarement en dessous, mais un cancre tout de même. Car il ne s’agissait pas seulement des exercices de mathématiques, mais également des exercices d’anglais et d’allemand, des exercices de sciences physiques et de sciences naturelles, des exposés d’histoire et de géographie, tout cela, je les empruntais à d’autres, quant aux dissertations de français et de philosophie, je les bâclais pour tout dire, la veille au soir et durant une partie de la nuit précédent la date limite où nous devions remettre la copie. Bref, je ne glandais rien, ou plutôt si, je bouillonnais et vivais une vie intense, mais tout ce qui m’intéressait se déployait à l’extérieur du lycée, bien loin dehors, sans aucun lien avec les cours. En seconde et en première, je consacrais l’essentiel de mon existence à l’athlétisme et à la poésie, et j’avais entrepris de lire tout Joyce et tout Faulkner et tout Lowry, dont les noms n’avaient jamais été évoqués en cours – les auraient-ils été que je ne les aurais sans doute pas lu, tant j’avais en horreur l’enseignement qu’on nous prodiguait. Et en terminale, je découvrais la musique punk, et la musique industrielle, et les Smiths, et cette forme d’anarchisme qui, je dois en convenir aujourd’hui, demeure encore la pensée politique dont je me sens le plus proche, viscéralement proche je veux dire. Je commençais aussi à boire et à sortir à peu près tous les soirs. Ma carrière d’athlète en prenait un coup, sans parler de ma carrière de lycéen. J’ai eu mon bac malgré tout, grâce à des gens comme Christophe A., il y en avait d’autres, que j’ai oubliés bien sûr, leur nom me reviendra peut-être à l’occasion d’un autre passage sous la douche.
Bref j’étais sous. Enfin, j’avais fini de prendre ma douche et je me suis précipité à mon bureau et j’ai cherché si on pouvait trouver des traces de ce Christophe A. dont l’existence venait soudainement de surgir dans ma salle de bain. Pas beaucoup de trace en fait. C’est une chose qui me frappe d’ailleurs : mes relations d’autrefois, à de très rares exceptions près, semblent n’avoir jamais laissé une trace sur la toile, internet les ignore, ils ne semblent pas s’être soucié d’y laisser des informations les concernant. À croire qu’ils n’ont jamais existé. C’est là une remarque stupide, que je regrette d’avoir écrit à l’instant. Mais ce qui est écrit est écrit, n’y revenons pas.
Bref. À mon bureau. Si ! Un Christophe A. Aurait fait ses études au même lycée que moi, de 1983 à 1986, exactement à la même période que moi. Aucune photographie exceptée un photomaton d’une taille et d’une résolution ridicule, plutôt floue, qui date sans doute d’une bonne dizaine d’années, et depuis, rien. Ha si ! Christophe A. A étudié au lycée Victor Hugo, à Poitiers, entre 1983 et 1986, vivrait désormais à Singapour. Christophe A., Offshore ICSS Manager at INPEX pour McDermott International Inc., Total E&P, Saipem. Oui. Pourquoi pas ? McDermott est, paraît-il, une compagnie internationale qui installe des complexes d’extraction pétrolier offshore, entre autres, pour ce que je peux en comprendre. Le pétrole. Les flammes surgissant de l’acier dans l’océan sombre et furieux. Un récit. Me viennent les images surgie d’un livre de Sebald, les puits de pétrole en mer du Nord au large de l’Angleterre. Bien. Christophe A. donc. Que pourrais-je lui dire à ce Christophe A. qui travaille dans le pétrole ? J’ai pensé à toi sous la douche ? Je me souviens que tu me refilais les exercices de maths avant les cours. Que je copiais sur toi durant les examens, que tu y consentais. Ce que je fais ? Moi ? Pas grand-chose. Le Cantal oui. Je raconte des histoires, je les écris parfois. Loin de Singapour c’est sûr. Loin du pétrole. Est-ce que ça nous étonne ? Nous étonnons-nous mutuellement ? Probablement pas. Non. Ça aurait pu être ça, ou autre chose. Je suppose que je dois te remercier. Pour les exercices. Tu as les cheveux gris sur la photographie. Les yeux fatigués aussi. Je me souviens très bien que tu les avais bleus, les yeux. Aujourd’hui encore, mais d’un bleu délavé je dirais.