4 femmes

1

Je m’épuise. Quelques heures au compteur au comptoir – avalées déjà avec méthode : trois larges pintes de bière, me suis levé bien trop tôt ce matin et, facteur aggravant, sans aucune raison valable, elle : est estonienne (a-t-elle dit) et constitue l’attraction principale (la seule qui me justifie ICI, parce que sinon je pourrais tout à fait être AILLEURS) d’ICI, et à vrai dire, plus largement, du moins en ce moment, du moins aujourd’hui, de la ville toute entière, dont j’ai plus que soupé large et blonde, elle : avec de longs et fins cheveux qui pleuvent doucement jusqu’à ces remarquables fesses rebondies qu’on devine sous la jupe épaisse – on doit être en hiver comme toujours – et que je ne cesse de deviner sauf quand ces yeux-là doux et rieurs et moqueurs et vaguement tristes en même temps daignent se poser sur ma bouille implorante, une héroïne de Konsalik – ça c’est de la référence ! – l’infirmière ukrainienne qui se laisse séduire par le soldat du Reich recueilli blessé le bras bandé – le reste dieu merci pour l’intrigue en parfait état de fonctionnement – en marge du siège de Stalingrad ou je ne sais quel autre jeune et vertueuse et courageuse et passionnée paysanne devenue infirmière sur le front russe et soumise à la rudesse de ces obsédés de soldats bah ! n’est-elle pas courageuse elle aussi : venir se perdre ici dans cette foutue bourgade de province si loin du ô pays natal ô, et moi qui l’entretiens avec voracité en anglais en allemand par fantaisie ou snobisme c’est selon, tout sauf le français le français me répugne premièrement et, deuxièmement il y a tout autour de NOUS (un nous dont l’existence n’a pas d’autre réalité que celle d’un rêve émergeant par saccade de mon esprit , ou ce qui en tient lieu) une flopée de zigomars dans mon genre plantée à ce comptoir désespérément public, alors parler : LUI parler avec d’autres langues ça distingue un peu, tous là s’efforçant aussi de l’entretenir – tant elle est ce soir irrésistible voletant de-ci de-làd’une main leste qu’on aimerait tant baiser transportant ces affreuses pintes au nom affreux, ha ! tant de vulgarité s’étalant partout sans respect pour la grâce, cette atmosphère de rivalité flottant par dessus les bulles et de la mousse chuintante et l’ennui, forcément tout ce que je déteste je vaux tellement mieux que tous ceux-là – se dit chacun d’entre eux y compris moi – Ekatherina me répond gentiment tandis que je lui confie à quel point la mer Baltique et ses glaces et ses navires de pêche et combien Tallinn et le ferry pour Helsinki et j’aimerais tant me battre pour tes yeux affolants sur la glace du lac Peïpous cet hiver veux-tu ? – bref, grand déballage de clichés – ma bière interrompt cet épanchement lyrique et demande à son buveur : t’es certain que si elle n’était pas estonienne mais, mettons, berrichonne, ça te ferait le même effet mon gars ? chuuuuttttt ! Personne n’a besoin de savoir ça et surtout pas moi – et comme tout devient laid malgré les rives gelées du lac Peïpous plutôt cette tablée de pourceaux grimaçants agrippés au comptoir les pénis psychiques saillants bandés bah ! préfère encore : filer au fin fond du bar dans l’obscurité là où s’attablent d’autres pas moins obscurs – noirs comme des corbeaux des pieds à la tête et jusqu’aux ongles et au bec – j’en connais deux ou trois je m’assieds entre un grand échalas dont le visage sec est barré par une mèche de cheveux forcément noirs qui lui descend jusqu’au menton – il en mordille machinalement l’extrémité – et une fille bizarre qui doit peser son quintal qu’elle surmonte d’un visage intrigant, assez joli, et regarde au milieu des couleurs violettes et noires dont elle est fardé avec une sorte d’intention que je ne devine pas d’abord, que je finirai tout de même par deviner ensuite.

2

De quoi parlons-nous au juste ? De la mort parce qu’elle est obsédée dit-elle par la mort : c’est son truc son domaine sa spécialité et n’a-t-elle pas écrit un texte puis un scénario à ce sujet un cimetière dans un village d’un pays lointain, parce que ses parents viennent de ce pays lointain les fleurs du mûrier blanc et les chardons autour de leur tombe et pourquoi pourquoi, et j’ai filmé dit-elle avec une amie comédienne un film que j’espère montrer, un livre que j’espère écrire sur la mort cet endroit etc. Avouons : je comprends pas tout, j’écoute cette histoire de loin quand bien même elle se penche et s’approche de mon cou de mon oreille de ma bouche je sens son souffle : il faut que j’aille pisser je dis lâchement non seulement parce qu’elle fait vraiment peur mais parce que je n’en ai rien à faire de la mort parce qu’aussi il y a mon estonienne là dans les parages qui me glisse un petit regard farouche au passage en posant ses bières et parce que j’en ai envie tout simplement (de pisser), c’est ignoble je sais et le peu de morale qui parfois me gouverne réprouve l’usage que je fais de cette sombre fille plantureuse pour en séduire une autre, l’utiliser pour induire de la jalousie et révéler son désir, non non je suis pas fier croyez-le bien ! je m’en veux comme je m’en voudrais encore quand plus tard après la fermeture je la suivrais jusqu’à chez elle et encore plus tard quand après un entretien long et laborieux durant lequel je prononçais éventuellement cinq mots intelligibles je pris conscience du caractère désespérément désespéré de la situation : étalé nu tel un nouveau-né sur son vaste lit ouvert comme un champ de bataille ou la promesse d’une bataille à venir, j’écoutais les bruits provenant de la salle de bain où elle tentait sans doute de se faire une beauté, et moins encore quand le moment fut venu de faire quelque chose de disons : sexuel (?!) au milieu de tout ce fatras de chair plus ou moins ferme – et pas très ferme en général – avec mes pauvres outils ridiculement minusculement inappropriés, là j’aurais voulu à mon tour peser un quintal supplémentaire question d’habiller un peu mon armature osseuse trop apparente et un pénis de taille infiniment supérieure qui fasse au moins un peu le poids : bref un grand embarras un grand embarras – surtout puisque nous sommes à la pénible phase des aveux circonstanciés que le pénis déjà pas bien épais n’était pas bien ferme non plus et pas davantage désireux de se trouver précisément là sur ce lit environné d’une tête de mort d’un poster de Lautréamont éclairage à la bougie, manquaient plus que les chaînes en fer et des anneaux cloutés et quelques oubliettes : bouh !

Et bien sûr ce fut un fiasco dans la mesure où je savais à l’avance ma tentative, une forme d’hommage sans doute, vouée au fiasco et que le sachant je m’y suis tout de même efforcé, mais l’effort est rarement couronné de succès dans ces affaires-là, et je n’ai jamais su réussir quoi que ce soit quand le cœur n’y est pas, à commencer par ma vie professionnelle – je passerai les détails inévitablement et comme il se doit scabreux – car, ce qui n’arrangeait rien, vautré comme un grain de plancton sur le ventre d’un orque, déjà terrifié à vrai dire par l’évident phantasme de dévoration, mante religieuse mâle subitement prenant conscience de jouer sa peau dans cette ultime étreinte et qu’en fait d’étreinte, il s’agissait plutôt d’être étreint étouffé ingurgité tout en m’agitant à la recherche de je ne sais quoi, d’un je ne sais quoi que j’aurai préféré ne pas avoir à chercher et encore moins découvrir : je voyais par delà son immense chevelure brune qui lui couvrait le dos la photographie posée sur la commode sous la lampe aux formes celticoïdes et aux couleurs psychédéliques la photographie d’un visage d’une pâleur extrême une jeune fille absolument triste vêtue d’une robe blanche juste un peu plus blanche que le grain de ses joues et tout en m’efforçant pathétiquement à mes affaires je ne cessais de regarder et regarder encore jusqu’à ce qu’il m’apparut qu’indubitablement c’était elle, elle avec quelques années de moins, elle la photo d’elle-même sur la table de nuit frêle et légère maigrelette et osseuse pâle et sèche comme la mort, c’était elle, celle-là même que j’entreprenais présentement et, au moment où ce lien s’imposait à mon esprit, mon corps se figeât mon cœur cessa de battre sans doute et ma bouche cessa de haleter et nous nous en tînmes là, et ce que nous avons fait ensuite causer un peu boire un thé quelque chose de chaud se rhabiller, je n’en suis pas fier non plus et non je ne pense pas dormir ici je ne pense pas je vais rentrer et elle, me regardant alors d’un air féroce comme si elle avait été trahie, un air féroce sous sa chouette empaillée le crâne posé sur l’étagère Lautréamont et la photographie dont je n’osais pas parler et dont je ne lui parlerai d’ailleurs jamais puisqu’alors je partais, marchant ayant perdu toute consistance dans les rues jusqu’à chez moi et m’obligeant à penser à l’autre, à l’Estonienne, faisant tout mon possible pour oublier m’efforçant d’imaginer le corps d’une autre de m’y articuler d’y pénétrer de modifier mes pensées et les images qui ne manquèrent pas de se précipiter pendant que je m’essayais à m’endormir et prévenir aussi les rêves, les images du rêve, l’exclure à tout jamais de mon iconographie nocturne : mais ce qui a été vu l’a été une bonne fois pour toute et nul ne saurait s’y soustraire.

3

Le soir d’après je changeai de bar et tant pis pour l’Estonienne et j’allais quelque part en centre ville, dans un des ces rares endroits où je ne connaissais personne et où, espérais-je, je n’étais connu de personne : l’anonymat vous garantit un minimum de paix, celle dont j’avais besoin, nul n’attend rien de celui dont on ignore le nom, et par dessus tout, il n’est pas d’autre issue pour le buveur des nuits passées que de boire encore – sinon il perd pied, et c’est irrémédiable. Boire donc ! Ce que je m’empressais de faire, m’aggripant au comptoir, dépensant consciencieusement le peu qui me restait, calculant toutefois, non sans angoisse : me manquent quarante centimes pour la prochaine gorgée, comptable de misère, et minuit qui s’avance sans bruit : alors, je buvais lentement, histoire de gagner du temps, lentement, lentement, m’abrutissant avec méthode, baigné dans cette abominable et si mal venue atmosphère de fête, musique cubaine et couleurs vives, buvant à petites lapées jusqu’au dégoût, me dégoûtant moi-même quand j’abordais untel, faisant mine de m’intéresser à sa causerie, m’employant à le relancer, en posant quelques questions bien senties, manifestant tous les signes extérieurs de la passion, de l’admiration, tout cela dans le but conscient trop conscient ! d’être payé de mes efforts par un demi de bière, que voulez-vous, les difficultés de la vie ont fait de moi un salaud, un profiteur, bien que sous d’autres aspects je ne fusse pas un mauvais bougre, juste un peu trop doué pour la parole, ce genre de parole qui flatte les âmes inquiètes de leur valeur, renforce le moi, re-narcissise à peu de frais, et ce talent-là, comment pourrais-je le considérer unilatéralement comme un vice, quand il m’a sorti de tant de situations désespérées, quand il me permet de réussir les entretiens d’embauche que ma propension à démissionner rend assez fréquents, quand il m’aide à trouver la dose d’affection auprès des femmes, quand bien même il n’est pas objectivement de plus mauvais parti que moi, payant cette disposition d’un dégoût croissant, quand, onctueusement vénal, j’allais maintenant vers un autre, dans l’idée de lui soutirer à lui aussi un verre de plus, bientôt dégoûté de mes propres mots, de ma propre ingéniosité verbale, bonimenteur pathétique en fin de course, comédien sur le retour, séducteur en voie de décomposition, qui ne parle plus mais récite radote embobine, dégradant l’art noble de la conversation en le trempant dans les eaux putrides des marais du commerce et de l’affairisme, par suite réduisant l’autre au rang de client, de pigeon, de porte-monnaie sur pattes ! Et pourtant, éclair d’humanité dans les marécages puants de mon ivrognerie : cette fille, à l’arrière-plan, fine comme un roseau se dressant par dessus la tourbe, avec ce léger bec de lièvre, de grands beaux yeux bruns, pas plus de vingt ans évaluai-je d’un œil avisé – Ma foi ! bon œil encore à défaut d’un bon pied ! – tout en simulant la discussion passionnée avec un quidam pris au hasard et au visage sans nom, je tente de capter son attention à elle, tout en buvant, lentement, comme un vieillard trempant des lèvres gercées dans une tisane brûlante, courant trois lièvres à la fois, tricheur et buveur et amant ! Trop pour un seul homme. Que le dégoût m’emporte, que la haine de soi, fidèle compagne, me fasse disparaître à jamais !

Faut que je rentre chez moi – mais où est-ce chez toi ? Trop loin d’ici, presque une heure de route parce que je dois passer par les petites routes, les routes discrètes, les routes pour les taux d’alcoolémie illicites, c’est mon cas, faut éviter la police, et l’angoisse de rencontrer la police, autant faire ces petits détours, une heure donc, dans mon état, vaut mieux arrêter les frais là maintenant et rentrer, d’abord payer l’addition, filer en traître, descendre au parking souterrain, remettre la main sur ce foutu ticket de stationnement – pas si simple ! –, payer encore, retrouver la place où j’ai garé la voiture tantôt – pas une mince affaire – et : les clés, établir le contact, démarrer : Non ! je tourne la clé sans y penser, mais : rien, pas la moindre réaction électrique ou chimique. J’essaie encore. Et encore. M’énerve un peu, pas tant que ça finalement, l’alcool aidant. Quelques minutes passent et je suis forcé de dresser le constat suivant : 1. La voiture est en panne dans un parking souterrain et obscur (et : va trouver un dépanneur à cette heure tardive !) 2. Il fait nuit (comme toujours), 3. Je ne suis qu’à moitié ivre (ce qui est bien pire que de l’être tout à fait), 4. Je n’ai plus un rond, plus un radis, pas le moindre brin d’oseille (et ça ! c’est la préconfiguration évidente d’une fin du monde imminente !). 5. Ha mais si ! Dans la boîte à gants, une pièce d’argent, deux euros ! Sauvé !

Retour aux étages supérieurs – des enfers donc, au purgatoire, le paradis demeurant inaccessible. Le bar est encore ouvert – on verra bien, ça fait toujours un endroit où aller – j’entre, en espérant qu’à la fermeture, il se trouvera une âme charitable, ou bien aussi saoule que moi, pour me proposer un coin de canapé. Bref : il me fallait tout de même pousser à nouveau la porte de ce bar, ou bien dormir dehors – appeler au secours mon épouse ne constituait pas une option : tout sauf cette humiliation supplémentaire : quand on est en guerre, il faut savoir cacher ses faiblesses à l’ennemi sans quoi il aura tôt fait de pousser son avantage plus avant, et bientôt vous n’êtes plus qu’un cadavre puant sur un champ de bataille : ces choses là ne manqueraient pas de se produire, mais pas maintenant, nous n’avions ni l’un ni l’autre le désir de désigner maintenant un vainqueur et un vaincu, il nous fallait une guerre, et de toutes manières, le téléphone aurait certainement sonné dans le vide, car il était probable que, comme toutes les nuits ces dernières semaines, elle aussi naviguait quelque part dans cette ville, dans d’autres bars et d’autres quartiers, et avec d’autres compagnons d’infortune, menant sa partie à elle, sa propre guerre, tandis que je menais la mienne, qui m’amenait donc à cet instant à pousser à nouveau cette porte, pas bien fier mais soudainement inspiré je lançai à la cantonade – une dizaine de buveurs et buveuses et leur dévoué barman, tous accablés d’ennui :

« Bonsoir à nouveau chers amis que je quittais pas plus tard que tout à l’heure, vous n’allez pas le croire ! j’étais vraiment décidé à rentrer chez moi, mais, ! Vous n’allez pas le croire ! ma voiture est en panne, et, comme le malheur va toujours accompagné, je n’ai pour ainsi dire plus un sou vaillant, pas de quoi me payer un taxi et encore moins l’hôtel, en vertu de quoi me voilà condamné à passer la nuit en ville, et c’est pourquoi je reviens ici dans l’espoir que l’un, ou l’une !, d’entre vous me fasse l’aumône d’un coin de canapé, d’un morceau de matelas, et, s’il le faut, par terre à même le sol, ça ira aussi très bien, question de me refaire une santé, vous comprenez, dormir un peu et me lever demain matin dans de meilleures dispositions pour régler mes petites affaires mécaniques. »

Tirade qui tomba pour ainsi dire à plat, deux trois sourires en coin peut-être, un peu d’étonnement et probablement une pointe d’admiration car c’était tout de même un aveu assez gonflé – seuls pétillèrent discrètement les yeux de la jeune femme au bec de lièvre : elle rougit un peu, quand je l’abordais, et sa bouche minuscule se tordit dans un sourire gêné. « Je peux ? » et bien entendu, je pouvais. La chance sourit aux malheureux.

La suivre jusqu’à chez elle – un petit appartement, on entre par la cuisine, elle le partage avec une amie qui n’est pas là ce soir, mais, ouvrant la porte du salon, tu peux t’installer sur ce canapé, moi, je dors là, dit-elle en désignant un autre canapé, qui fait avec celui qui m’est donc promis un angle droit. On cause un peu, j’aurais aimé boire encore un verre, ou deux, ou trois, j’aurais aimé m’endormir, m’endormir tout contre elle, j’aurais aimé être mieux inspiré, moins fatigué – le magnétophone à cassettes diffuse les chansons d’un chanteur à la mode, chacun des mots qu’il chante se détache du magnétophone vient percuter mes yeux d’alcoolique, produisant des images incongrues, et s’insinue entre les mots à l’aide desquels nous essayons de nous articuler l’un à l’autre, perturbant donc une conversation déjà pénible – j’aurais surtout aimé, et m’en rendre compte plus tôt, ne pas être là, rentrer chez moi, en finir avec ces fantômes de nuits et jours, prendre le temps de déposer un peu les toxines accumulées, me défaire de ma propre toxicité, me laisser une chance de redevenir un homme, un homme neuf, portant des vêtements propres, lavé de près, frais et dispo – au lieu de ça, ma bouche se tord au fur et à mesure des efforts que je fais pour nourrir la conversation, l’impression de puiser au fond d’un grand trou vide, et je vois bien qu’elle devine combien ça me coûte et à quel point je suis un garçon décevant, et pour finir, nous allons nous coucher, d’abord chacun sur notre canapé alloué, puis, quelques minutes plus tard, vaguement entortillés sur un seul canapé, ne me pénètre pas murmure-t-elle, non, je dis, je ne te pénètre pas, ce qui m’arrange car voyez-vous, ce genre de chanteur là, qui répand dans la pièce cette ambiance pour ainsi dire commerciale, ça me fait débander direct, quand bien même j’essaie de faire taire ses mots indécents, qui sonnent comme le caquètement d’un tiroir caisse, mais finalement, nos ébats demeurent calmes et doux, assez délicats, dépassionnés, propices à l’apaisement, et tout en prenant soin de ses zones érogènes, je me repose de ces heures instables, morcelantes, dégradantes.

4

Le lendemain, je parviens à rentrer chez moi, je n’ose dire : chez nous, après une telle nuit, sans parler des nuits précédentes, lesquelles signifieraient plutôt la ruine de ce nous, en faisant du stop à la sortie de la ville, après quoi, après m’être occupé des chats affamés et avoir grimpé dans ma chambre, je m’effondre enfin.

Je me réveille vers quatorze heure, glisse comme un spectre jusqu’à la cuisine, et la croise dans le salon. Elle est à son bureau et corrige des copies, une pile qui me semble énorme. Elle lève la tête et me regarde avec un air bizarre. Que j’attendais féroce. En réalité : tout à fait éteint. J’ai passé les deux dernières nuits dehors, elle le sait, et il n’est pas utile de lui raconter les détails. Elle sait. (J’ignore de mon côté où elle a passé ces nuits : mais je m’en fiche, sincèrement, je m’en fiche). Marmonne un salut d’une voix que j’aurais aimé moins aiguë, plus assurée, plus virile, pas celle d’un gamin pré-pubère gagné par la culpabilité, elle répond salut tu t’es bien amusé ? Pas tant que ça, je réponds, ce qui me semble sur le moment fort éloigné de ce que j’avais envie de dire, mais quoi dire ? Manger un morceau, puisque nous ne mangeons de toutes façons plus ensemble, ni ne dormons ensemble, et tandis que je prépare mon sandwich, je comprends qu’il va bien falloir un de ces jours que je parte, pas pour un soir une nuit ou quelques jours au gré des gens, au gré des bars, mais que je parte pour de bon, et j’imagine que le moment approche, où c’est elle qui me mettra dehors, ce que j’attends au fond, en dilapidant ma vie de la sorte.