De la délinquance

En discutant avec mon plus jeune frère, B., au téléphone, au fil d’associations d’idées diverses, alternant plaisanteries légères, réflexions existentielles et souvenirs incertains, nous voilà évoquant un jeune homme qu’on avait connu dans les années 80 à Poitiers, dont il croit savoir qu’il est décédé récemment, m’apprend-il, et je me suis rappelé cette soirée où, en sa compagnie, nous avions entrepris, avec mon autre frère, F., et un ami, de cambrioler un dealer de cannabis qui était le fournisseur de mon frère, F., lequel était à l’époque revendeur au lycée du centre-ville où il était, sinon étudiant, du moins inscrit.

J’avais à l’époque 19 ans, et lui 17. Nous avions été émancipés, comme on disait alors, assez précocement, par la force des choses, mais aussi par choix, et habitions un chouette appartement dans une cité non loin du centre-ville et du parc de Blossac. Très vite, l’endroit était devenu un des repères des jeunes punks de Poitiers. Nous avions monté un groupe, A Very Sad Experiment, mon frère devait être en première, moi j’essayais de suivre quelques cours de philosophie à la faculté, tout en occupant divers emplois mal payés, des piges pour le quotidien local, la distribution de prospectus publicitaires dans les boîtes aux lettres, j’avais même passé l’été précédent à l’usine où travaillait mon père, qui nous aidait pour le loyer.

Le trafic de drogue entrait pour une part que je suis incapable d’évaluer dans notre petit bricolage économique. Avec aussi les repas pris chez les uns ou les autres, ou dans les soirées privées qui ne manquaient pas à l’époque, ou encore les vernissages d’exposition, que nous ne manquions jamais. Nous volions bien entendu dans les supermarchés ou les librairies : il n’y avait pas encore de systèmes de surveillance sophistiqués comme aujourd’hui.

Un soir, donc, mon frère, qui en voulait manifestement à son fournisseur, pour un motif que j’ignore, s’était mis en tête lors d’un repas pris dans la maison bourgeoise d’un de nos amis anarchiste dont le père était dentiste, repas bien arrosé comme toujours, d’organiser une expédition punitive et lucrative, au domicile de ce type, plus âgé que nous, un certain Emmanuel, qui habitait une vaste demeure assez délabrée entourée d’un vaste jardin laissé en friche dans la banlieue nord.

Je n’allais sans doute pas très fort ce soir-là – et là aussi, j’en ai oublié la raison –, au point que, non content de boire du whisky appartenant au père dentiste de notre ami, j’avais aussi, de manière irréfléchie, sans plan particulier, avalé des cachets pris au hasard dans l’armoire de la salle de bains. Le père dentiste en rangeait là une quantité invraisemblable, et j’en avais ingurgité une quantité invraisemblable.

J’étais le seul de notre bande à l’époque à posséder une automobile, une 4L qui m’avait coûté 800 francs, et le permis de conduire. Durant le trajet qu’on avait entrepris dès la fin du repas, je conduisais dans un état second, pour ne pas dire pire. Je me souviens fort bien m’être arrêté à un feu rouge, sauf que, confiais-je à mes passagers, je voyais trois feux rouges au lieu d’un seul, et que, par conséquent, lesdits passagers seraient bien avisés de m’aider à distinguer la chaussée s’ils souhaitaient atteindre notre destination en vie.

Arrivés, miraculeusement, dans la rue qui bordait l’arrière de la maison du futur cambriolé, lequel était heureusement absent ce soir-là, je me garais tant bien que mal, et abandonnais mes trois passagers à leur basse besogne, et tandis qu’ils gravissaient le mur de la propriété, je demeurais dans l’automobile pour soi-disant faire le guet, alors qu’en réalité j’étais juste incapable de faire autre chose que dormir.

Après quoi : trou noir.

Nous étions le vendredi soir. Quand je m’éveillais, je me trouvais dans mon lit. Je regardai par la fenêtre, il faisait encore nuit. Je me sentais passablement pâteux, ce qui me déplaisait dans la mesure où j’avais rendez-vous avec une amoureuse le samedi après-midi. Mon frère est apparu au pied du lit, avec un air anxieux. Tu sais quel jour on est ?, me demande-t-il. On est lundi, lundi soir. Tu as dormi trois jours et trois nuits.

J’ai fait : non, je n’ai pas dormi. J’ai fait un coma éthylique. Et pourquoi n’avez-vous pas appelé le SAMU bordel ?

Je savais bien pourquoi. Il aurait fallu expliquer, mentir, nous étions jeunes, et même si nous avions déjà vu des overdoses, il était difficile d’appeler à l’aide après avoir cambriolé un dealer.

Je racontais cet épisode 38 ans plus tard à mon petit frère, B. Et j’ajoutai : c’est bizarre, je dis souvent que j’aurais pu verser dans la délinquance, et que, dieu merci, j’y ai échappé de justesse, mais, en réalité, c’est juste une histoire que je me raconte, d’autant plus que des épisodes comme celui-ci, j’en ai une collection. Je lui dis aussi que j’ai en tête un livre où je raconterai toutes les fois où j’ai frôlé la mort. Un livre qui devrait être assez épais.