En lisant l’exposé d’un ami sur « la prise de conscience », je me disais que j’utilise très peu le lexique de la conscience (ou de l’inconscient – alors même que je suis psychanalyste !). Dans mon travail en tous cas, avec mes patients, il me semble qu’on (le patient et moi) navigue toujours quelque part entre ce qui n’est pas tout à fait ignoré et ce qui n’est pas encore tout à fait connu. Le moment de la « prise de conscience » est assez rare au cours d’une analyse, si on entend par « prise de conscience » un « savoir (plus ou moins) bouleversant » susceptible non seulement de remettre en cause ce qu’on croyait savoir jusqu’ici, mais d’induire des conséquences notables, des actes, des choix, bref, de se traduire dans une recomposition du monde, pas seulement intellectuelle, mais affective, émotionnelle et active.
W.R. Bion avait intitulé un de ses essais majeur : « apprendre de l’expérience » – et il ajoutait que le travail d’analyse consistait à « apprendre à apprendre de » l’expérience.
Considérant que nous n’apprenons guère de l’expérience en général, préférant n’en rien savoir pour éviter la peine de rendre notre existence plus instable et plus incertaine qu’elle l’était. C’est très important je crois de souligner que la « prise de conscience » ou « apprendre de l’expérience » ne vont pas de soi, de rappeler leur rareté. Beaucoup de gens, me semble-t-il, prennent grand soin de cesser d’apprendre quoi que ce soit et se reposent sur leurs lauriers pour ainsi dire, résistant avec ténacité à toute information ou toute expérience susceptible de mettre à l’épreuve leur système de croyance – d’ouvrir la boîte noire dans laquelle sont « stockées » leur connaissance. J’ai déjà entendu des gens, tout à fait lucides pour le coup, me dire : « Je préfère ne pas savoir (ou ne pas faire une analyse) parce que ça aurait des conséquences terribles (séparation du couple, démission professionnelle, libération d’un désir soigneusement forclos – mener une vie meilleure, plus riche par exemple !), ou, tout simplement, parce que ça ferait souffrir ».
En analyse, je dirais qu’un des matériaux sur lequel travail et le patient et l’analyste, ce sont justement ces résistances à l’irruption d’un savoir nouveau. Contrairement au cliché assez répandu, les patients ont « plus ou moins » conscience d’un tas de choses les concernant (ou concernant le monde avec lequel ils s’articulent). La résurgence d’un souvenir enfoui est très rare en analyse, et doit toujours être considérée avec suspicion (surtout à l’ère où chacun recherche son trauma qui « expliquerait tout »). Mais tout l’art de la résistance à l’analyse (et à la prise de conscience si l’on veut), consiste à « tourner autour du pot » (ce qui peut durer des années), refouler, cliver, dénier : toutes les modalités de la négation sont ici à l’œuvre (et c’est normal : le patient a bien le droit de se protéger tant qu’il peut, c’est son job en quelque sorte). On s’accroche à ce récit de soi, et à ces représentations du monde, aussi inconfortables soient-elles (et elles le sont : c’est même parce qu’elles deviennent inconfortables qu’on s’embarque dans une analyse – quand le récit de soi est viable, tolérable, « satisfaisant », mieux vaut faire autre chose qu’une analyse, à moins d’être mû par la curiosité – ça arrive !)
La prise de conscience (dans sa version radicale) serait sans doute ce qu’on pourrait appeler un « moment de bascule » (tipping point), que W.R. Bion appelle le changement catastrophique (d’où j’ai tiré ma conception du changement climatique comme “catastrophe” plutôt que “crise”) : après cette prise de conscience, l’existence et le monde ne seront plus comme avant, le changement est irréversible, et imprévisible – on comprend alors qu’on ne s’accorde ce genre de moment qu’à petites doses au cours d’une vie.
L’autre idée qui me vient à l’esprit, c’est la conception du changement scientifique tel que l’avait décrit Thomas S. Kuhn, dans son fameux ouvrage, La structure des révolutions scientifiques (1962), un des textes classiques de l’épistémologie et de la philosophie des sciences.
On se lance dans une analyse précisément parce que les faits deviennent trop compliqués à faire entrer dans le récit avec lequel on s’est débrouillé jusqu’ici : on ne peut plus continuer à croire que la Terre est au centre de l’univers et que le soleil tourne autour de nous. Les faits pressent et nous incitent à changer, sinon de système, du moins à modifier en profondeur le récit de soi (revoir la scène d’introduction, ajouter et supprimer des chapitres, effacer la conclusion et laisser ouvert la « fin » du livre). « Prendre conscience », entendu de la sorte, déstabilise et contraint à un travail pénible et souvent douloureux. Il ne s’agit pas seulement d’ajouter de nouvelles informations au savoir existant, en essayant de les faire entrer dans le système dominant ou le récit familier, mais d’accepter la puissance subversive, motrice de cette information, la laisser affecter les fondations mêmes de ce système ou de ce récit : le « monde » devient dès lors unheimlich, comme disait Freud, étrangement inquiétant, moins « familier ». La « prise de conscience » « dé-familiarise » la vie quotidienne, ce qui allait de soi, ce qui était passé sous silence ou considéré comme « allant de soi », ne va plus de soi. On comprend dès lors qu’on rechigne à entreprendre ce travail, à le laisser produire ses effets en nous et autour de nous : on résiste (et jusqu’à un certain point, on a de bonnes raisons de le faire).
Il y a un certain nombre de faits – en analyse ça peut être un souvenir, qu’on a jusqu’à présent relégué à l’arrière-plan ou considéré comme “marginal” – qui, si on les prenait au sérieux, qu’on les mettait en avant dans le narratif, risquent de bouleverser en profondeur la structure même du monde dans lequel on s’efforce de trouver une place, d’exercer son agency. On voit très bien en politique par exemple comment ces faits “bouleversants” (par exemple, au hasard, la « compréhension de la structure raciale du capitalisme »), sont refoulés “collectivement”, socialement pour ainsi dire. Nous sommes d’abord des conservateurs/trices (sans doute pour des raisons “biologiques”) et rechignons à mettre en péril les connaissances dont nous disposons.