Bruits

La tâche de l’analyste est difficile. Je classerai par commodité les sources de cette difficulté en trois genres, bien que, dans la séance, une telle distinction ne soit pas toujours claire. Ce bref texte peut servir d’introduction à Second Thoughts de Bion.

Il y a d’abord ce que j’appellerai les bruits de la cité, les bruissements du monde tout autour. Des gens dehors aimeraient bien que le patient soit guéri, ou bien ils considèrent que faire une analyse constitue une dépense inutile et qu’il vaudrait mieux chercher un emploi ou s’adonner à une activité sportive, ou bien ils lisent certains journaux, regardent la télévision, et ils jugent que le patient est victime d’une charlatanerie, ou bien ils téléphonent à l’analyste en s’exclamant : « mais qu’avez-vous fait à ma fille ? », ou bien ils aimeraient bien que le patient soit déclaré fou et interné, ou bien ils sont persuadés que leur femme a une relation sexuelle avec l’analyste. Cela fait beaucoup de voix au dehors, beaucoup d’attentes, de préoccupations. (Et je passe sous silence les difficultés dont me parlent certains collègues travaillant en institution comme on dit, et supposés articuler leurs tentatives analytiques à des règlements intérieurs, des réunions de concertation, des groupes de soignants, des comptables et des administrateurs, des murs et des jardins, bref, une complexité qui me rend toujours perplexe quand on entreprend de parler de « la psychanalyse » en se plaçant du point de vue de la « psychanalyse en institution »). On ne peut pas faire taire ces voix (que l’on soit patient ou analyste) aussi facilement qu’on ôte son chapeau avant de s’allonger sur le divan. Il faut toutefois, surtout si l’on est analyste, s’efforcer de les réduire au silence, ou, si on les entend, de les entendre dans la mesure où le patient leur fait écho ou les reprend à son compte.

Ce faisant, on se trouve confronté à la seconde source de difficultés. Car le patient, bien qu’il vienne dans une certaine mesure de son plein gré (quoique. Que signifie venir « de son plein gré » ou « librement » ou « délibérément » ou « volontairement » quand il s’agit en vérité de se mesurer à l’inconnu ?), ne vient jamais les mains vides, ou vierge de toute préconceptions. Je reste toujours étonné que le patient qui se présente aujourd’hui ait survécu jusqu’à ce moment où il sonne à la porte de mon cabinet. Il faut bien supposer qu’il n’était pas totalement démuni de stratégies, de méthodes ou de techniques de survie — et éviter de croire qu’il lui manquait, sans qu’il le sache, une thérapie de style psychanalytique. Peut-être le patient finira par penser cela, que la psychanalyse constituait ce qui lui manquait, mais ce n’est pas à l’analyste de le penser à sa place. Le patient est donc déjà une personne expérimentée (qui a pu mettre en œuvre, de manière plus ou moins sophistiquée, des manières d’apprendre par l’expérience). L’analyste est probablement amené à juger que ces tactiques et ces stratégies présentent des caractère pathologiques ou pathogènes : il est difficile d’éviter de penser ainsi, mais il serait souhaitable d’oublier pour un temps ce que l’on « sait » en psychopathologie, et aller de l’avant. Toujours est-il que ces savoirs (théoriques ou pratiques) du patient ne manquent pas de constituer un obstacle sévère à l’investigation analytique. Sans compter que certains patient font preuve d’une grande créativité quand il s’agit d’inventer au cours de la cure de nouvelles théories et pratiques susceptibles d’entrer en rivalité avec l’analyse. Cette créativité d’ailleurs me semble extrêmement précieuse (pour l’analyste). Sur ces problèmes je vous renvoie aux notes que j’ai prises pour introduire à ma modélisation appelée : « rivalité des méthodes ».

La troisième source de difficultés relève de la subjectivité de l’analyste (pour dire vite), ou, plus largement, du poids que pèsent sa mémoire, de sa propension à désirer, et de sa tendance à la compréhension. Bref, du fait qu’il est un être humain. Je ne développerai pas ces thèmes ici : la littérature sur le sujet est immense, et pas seulement dans les textes qui s’occupent du « contre-transfert » ou de la « formation de l’analyste ». Je me contenterai de rappeler les deux menaces que Bion souligne notamment dans les commentaires aux Second Thoughts, le désir de guérison et le désir d’être un bon analyste. On devine assez bien, en pensant à ces deux difficultés, combien elles se situent assez indistinctement à la croisée des trois sources que je viens d’énumérer, c’est-à-dire qu’elles relèvent aussi bien des attentes du groupe ou de l’environnement, que des préconceptions du patient, et des désirs de l’analyste.

La position de l’analyste dans cet environnement bruyant (la séance cernée de toute part par des objets destinés à perturber, jusqu’à, parfois, rendre impossible, l’analyse) pourrait être de garder le silence — pas seulement en évitant qu’aucun son ne sorte de sa bouche, ce qui effectivement peut « s’entendre » comme un manière de ne pas en rajouter —, mais aussi de faire silence, faire taire. Mais la contradiction ici est manifeste : le patient n’a cessé d’être confronté à d’innombrables et sournoises puissances qui visaient justement faire taire — à réduire au silence. C’est cette contradiction que soulignait Ferenczi (notamment dans ses derniers articles, voire le volume IV des œuvres complètes chez Payot) : ne risque-t-on pas de répéter dans l’analyse les conditions pathogènes auxquelles le patient a été soumis ? Peut-être l’analyste ne devrait pas avoir si peur de faire un peu de bruit quand même et d’entendre un peu (de toutes façons, c’est inévitable : l’analyste tousse, tourne la page de son carnet, respire, cela fait un bruit dont on peut faire grand cas).