Nouvelles visions.
Mon ami Bernard qui est photographe, randonneur, et fabrique des images incroyables, m’a offert un tirage épatant d’un paysage enneigé de la haute vallée du Siniq, en-dessous de Puy Gros, un bout du monde que nous aimons beaucoup lui et moi, des prairies de montagne dans lesquelles on ne voit guère d’humains, mais pas mal de bêtes (je me suis empressé de poser la photographie au mur à gauche de mon bureau), ainsi qu’un appareil photo dont il ne sert pas, autrement plus sophistiqué que le mien (et même s’il a bien neuf ans d’âge, il remplacera avantageusement mon compact de baroudeur, dont la vertu principale est de supporter (dixit le mode d’emploi) des chutes de deux mètres, des séjour prolongés dans la neige épaisse et les meurtrissures des ronciers – je le garde tout de même au fond d’une poche au cas où). Bon. Pas facile de trimbaler cet engin, quoiqu’il y ait bien plus encombrant, c’est pas un reflex haut de gamme non plus hein, mais tout de même. J’apprends donc la photographie (et, dans la foulée, je compte récupérer un argentique un de ces jours – ça me rappellera mes jeunes années… Je re-apprends en réalité). Cet après-midi en tous cas, n’y tenant plus, j’ai sorti l’appareil photographique et, tant qu’à faire, le bonhomme et mademoiselle Iris, et nous sommes allés crapahuter dans les bois autour de Fayet-le-Château – ce qui s’appelle crapahuter, hors sentier la plupart du temps. Évidemment, changer d’appareil photographique, c’est aussi changer de regard. D’où le titre.
Mais il y a autre chose (il y a toujours autre chose ! Jamais aucune expérience n’est réellement isolée du reste de la vie : il y a l’arrière-plan, et des associations d’idées bien sûr, mais aussi des connexions magiques et pour tout dire, des thèmes : or, vous allez le voir (ou le lire), la vision, c’était le thème !).
Car ce matin, au supermarché où j’étais allé, contraint et forcé par une absurde nécessité (se nourrir), faire quelques courses, j’ai eu droit à quelques altérations de la perception parfaitement extraordinaires. J’étais au rayon café/thé/&c. Cherchant donc une boîte de café, une boîte de thé, une boîte de Ricoré. Je connais ce rayon par cœur, et l’emplacement des produits : je pourrais les retrouver “les yeux fermés”. Et puis, là soudain sans prévenir, un grand bouleversement perceptif. Je regarde sans y penser les produits du rayonnage, m’avance pour m’en saisir, mais, au lieu de voir, je veux dire, de voir distinctement chacun des objets un par une, les couleurs (et dieu sait s’il y en a des couleurs, criardes à souhait) ont comme qui dirait bondi au-dehors du rayon et se sont précipitées sur mes yeux. Du rouge, du jaune, de l’orangé, des tâches noires, violettes. Je recule instinctivement, me frotte les paupières, y retourne, m’avance à nouveau : même topo ! Pas moyen de distinguer quoi que ce soit, mais ces couleurs, ce déferlement de couleurs, ce tsunami de couleurs, agressives, comme si elles m’en voulaient, comme si elles voulaient dévorer mes yeux, des couleurs affamées, voraces, des couleurs tueuses !
J’ai pensé, ma foi, voilà que je fais un malaise. Un malaise perceptif. J’ai pensé à Philippe K. Dick bien entendu, et aux petites perceptions de Leibniz – percevoir, c’est trancher dans l’infinité du perceptible (et du possible) en fonction de notre intérêt, c’est découper un réel insupportable afin de le plier aux exigences humaines &c. Mais enfin bon. Sachant cela (ou ne le sachant pas) j’étais pas plus avancé. Je me suis dit : c’est la période des fêtes, si ça se trouve, ils ont modifié l’organisation des rayons, fait de la place pour le saumon fumé, pour les pintades. J’ai fait l’effort de me déplacer vers les rayons d’à côté. Après tout j’avais aussi besoin de jus de citron et de farine. Quel enfer là-bas aussi ! Des couleurs encore plus criardes, de l’indistinction, un chaos lumineux.
Je me suis dit : Vincent mon pote (j’avais besoin d’un ami à ce moment-là, or les gens passaient à côté de moi poussant leur caddie sans se rendre compte de mon état : ils souriaient, ou pas, mais ne semblaient pas du tout en peine au moment de se saisir des choses pour les ranger dans leur caddie), mon pote donc, me suis-je dit, tu fais un malaise, tu vas t’effondrer d’ici quelques secondes, sur le lino du rayon petit-déjeuner, à moins que ce soit le rayon saumon fumé, rien n’est assuré désormais en ce bas monde, ou cette infra-monde, tu vas te fracasser le crâne entre deux caddies, ta dernière vision sera celle des roues grise et vaguement caoutchoutée d’un caddie, toi qui espérais au moins une mort digne à défaut d’une vie digne (si c’est pas trop demander), te voilà servi, crever là, chez l’ennemi, dans la gueule du monstre.
Bizarrement, ai-je pensé, l’autre jour, avec Delphine, je n’ai pas pu entrer dans le supermarché à Lezoux. Je poussais le caddie, suivant mon amoureuse, et là, je lui ai dit : non, je ne peux pas. Elle m’a regardé d’un drôle d’air, et c’est vrai qu’il y avait beaucoup de monde, c’était le surlendemain de Noël, elle sait que je n’aime pas du tout me retrouver avec tout ce monde, cette promiscuité (parce que je suis né et j’ai grandi dans un HLM d’une cité populeuse, dans la plus grande promiscuité donc). Bref. Un signe avant-coureur. Je respire un bon coup. Tant pis pour le café, le thé et tout ce tralala, me suis-je dit encore. Tu vas aller à la caisse maintenant, tranquillement, payer les deux trois choses que tu as réussi à percevoir et à saisir avec tes mains. Et tu vas aller dehors, enlever ton manteau déjà – Dieu qu’il fait chaud soudain dans ce supermarché honni ! – et happer goulûment un peu d’air frais, t’asseoir, inspirer, expirer, te masser les tempes, et rentrer à la maison t’allonger un petit peu.
Ce que j’ai réussi à faire. Dans la voiture, je songeais à ces altérations de la perception que nous avions coutumes d’expérimenter quand nous étions beaucoup plus jeunes. Mais je ne me souviens pas, bien qu’ayant testé conscienceusement toute une gamme de produits divers et variés, bien qu’ayant souvent vu double, et même une fois, triple (après quoi je suis tombé dans un profond coma, me réveillant seulement soixante-douze heures après), je ne me souviens pas d’une modification de ce genre : les couleurs qui se détachent des choses auxquelles elles semblent, dans les circonstances ordinaires, paisiblement, pour ainsi dire, liées, d’une manière qui nous paraît essentielle – mais les philosophes n’hésitaient pas à les détacher de l’essence, au titre de qualités secondes, ce qui dit assez bien quelle sorte de dignité les philosophes accordent aux couleurs. Bref. J’ai survécu. Retrouvé une perception moins inconfortable. Un monde.
Et, la machine à penser n’étant jamais en repos, j’ai songé à tous ceux qui souffrent de problèmes affectant la perception. J’ai imaginé ce que ça leur fait d’entrer dans un endroit pareil, saturé de couleurs, d’intentions, projetés sur nos pauvres esprits hagards tout autant qu’hébétés de consommateurs débiles. Il faudrait, je ne sais pas, des boutiques spacieuses, en noir et blanc, comme les supermarchés à la mode “soviétique” des années 70, quand j’allais avec ma mère faire les courses (le supermarché Bravo ! avec un point d’exclamation si je me souviens bien, je passais tout le temps des courses assis par terre dans le rayon livre, et j’y ai fait toute ma culture intellectuelle d’enfant, lisant aussi vite que possible avant que maman m’appelle pour aller aux caisses – on n’avait pas les moyens d’acheter un livre à chaque fois). Ces supermarchés où vous n’aviez pour chaque produit qu’une seule marque, où les pots de yogourts étaient moches, ternes, en noir et blanc. Il faudrait supprimer les couleurs de ces bouches de l’enfer que sont les supermarchés, c’est ce que je pense vraiment !