En fumant la dernière cigarette avant d’aller dormir hier soir sur la terrasse, j’ai regardé le ciel, j’ai vu la trace laissée par les réacteurs d’un avion de ligne entre les étoiles, et j’ai pensé à un type que j’ai connu autrefois. Peut-être nous étions-nous rencontré à l’aérodrome de Chauvigny, parce qu’il y avait un terrain de tennis à côté de l’aérodrome, un pauvre terrain de tennis abandonné, sur lequel nous jouions avec des amis, des amis d’infortune, avec des raquettes et des balles d’occasion, sur ce terrain abandonné, en décrépitude, cet été-là, nous avions été pris d’une passion irrésistible pour le tennis, et, là, sur ce terrain, à côté de l’aérodrome, nous avions engagé une sorte de lutte désespérée contre la décrépitude, les trous et les bosses se formaient à vue d’oeil sur le court, des rigoles d’eau de pluie circulaient entre les lignes de moins en moins visibles, la végétation déjà reprenait le contrôle de cet espace, de mauvaises herbes émergeaient des crevasses, les filets dressés autour du terrain partaient en lambeaux, nous jouions au tennis comme si la fin du monde était pour bientôt, mais, n’avons-nous pas toujours vécu ainsi, comme si la fin du monde était imminente ?
Cet homme avait coutume de venir chaque été à l’aérodrome pour y pratiquer la navigation en planeur. Notre passion pour le tennis n’a duré qu’un été, la sienne, de passion, pour le planeur, a duré toute la seconde partie de sa vie, et la dernière partie de sa vie, puisqu’il est en mort. Un quotidien local a informé de l’accident, c’était à la fin des années 90, nous nous étions perdus de vue depuis longtemps : un anglais se tue lors d’un voyage en planeur près de Mirebeau. L’article ajoute : Philip C. était connu des habitués de l’aérodrome de Chauvigny, qui était devenu son point d’attache en France. C’est au cours de la dernière étape de son voyage dans notre région que son planeur s’est écrasé en raison des mauvaises conditions climatiques. Etc.
C’était un homme grand et maigre. Tout en lui n’était que finesse et tristesse. Quand nous l’avons rencontré, il venait avec son épouse, son épouse et la mienne avaient sympathisé, il était agent d’assurance à cette époque, et moi, je menais une vie à peu près normale, je travaillais comme enseignant je crois, j’étais marié donc, et, tout comme lui, j’avais une passion, jouer sur des courts de tennis désaffectés avec mes amis, tandis que lui aimait faire du planeur. À l’occasion d’un voyage en Angleterre, nous avions même passé quelques jours chez eux, dans un quartier petit bourgeois dans la banlieue chic de Londres. Mais, à ce moment-là, le processus qui devait mener Philip à sa fin avait déjà commencé. Les rapports avec sa femme étaient tendus. Nous les entendions se disputer quand nous étions à la salle de bain qui se trouvait à côté de leur chambre à coucher. Il était question pour lui de passer une sorte d’entretien de contrôle dans l’entreprise qui l’employait, cet entretien l’obsédait, son épouse nous a confié qu’il pensait, lui, Philip, être trop vieux pour le poste de responsabilité pour lequel on le mettait à l’épreuve. Quelques semaines après notre retour en France, nous apprenions que Philip avait fait une tentative de suicide, j’ignore par quel moyen, qu’il avait été par suite hospitalisé, après quoi il perdit son emploi et son épouse, et ce n’est que deux étés plus tard que je le croisais à nouveau à l’aérodrome, il était revenu, il semblait aller mieux, moi-même je commençais à envisager le divorce et j’avais quitté mon emploi, je pointais au chômage, on se disait, on n’a qu’une vie, lui souhaitait consacrer sa vie au planeur, il disait, c’est une passion qui coûte horriblement cher, comment ferait-il quand ? Je lui ai montré le terrain de tennis, je crois que c’est au bord de ce terrain tout à fait en ruine, désormais totalement envahi par la végétation, la rouille, l’humidité, que nous nous sommes parlés pour la dernière fois. Ce terrain se trouve en bordure de l’aérodrome, se trouvait, devrais-je dire, mais tout le monde doit avoir oublié son existence.
Tout en lui n’était que finesse et tristesse. Quand j’y pense maintenant, je crois qu’il était aussi fin qu’un planeur peut l’être, il ressemblait à son avion, avec le temps, à force de voler, il était devenu comme cet avion, fin, léger, et, bizarrement, triste. Mais je ne l’ai jamais vu qu’à terre, je n’ai jamais vu son visage derrière le cockpit de l’avion quand il planait au-dessus des champs de céréales vers chez nous.