Le Futur antérieur

Fatalement, alors que s’offrait une vaste journée indemne de toutes contraintes, le genre de journée dont j’ai été privé depuis des lustres, le genre de journée qu’on attend secrètement en patientant, en rongeant son frein, en ravalant la haine qui s’accumule, la haine que nourrit l’encombrement des emplois sans joie et qui, au lieu de contribuer à votre épanouissement vous rapprochent plutôt à chaque minute de la mort, le genre de journée qui, en retour, semble également vous attendre – au tournant ? –, le genre de journée que vous avez tout loisir d’investir à votre guise, sans vous soucier de rien d’autre que de votre guise précisément – et ma guise à moi c’est d’écrire évidemment, d’écrire ce fichu putain de bouquin pourri qui me traîne dans la tête, tout en me sortant par les yeux, ou plutôt, qui gît dans le coin de ma tête que le reste, les contraintes de l’existence contemporaines, a daigné laisser libre, cet espace encore vide mais encerclé d’attentes, saturé d’attentes, étouffant d’attentes, et du coup, je le crains maintenant que cette fameuse journée est en train de s’effilocher, je le crains au fur et à mesure qu’il m’apparaît que je ne ferai rien de cette journée, excepté ruminer que je ne ferai rien de cette journée, encerclé de partout par ces attentes en train d’être déçues, cette frustration en train de s’installer, ce sentiment de nullité en train d’emporter ce qui reste de mon esprit réduit à cette rumination, apercevant déjà poindre à l’horizon les éperons des contraintes du lendemain, car le lendemain et le surlendemain et le jour d’après, je sais bien ce qui m’attend, et ce qui m’attend n’est en rien cet espace et cette durée vide, n’est en rien une matrice, ne promet rien, ce futur proche ne sera rien d’autre que l’aliénation, ne promet rien d’autre que de remettre à plus tard ce projet qui me tient à cœur et me hante, ne promet rien d’autre que la frustration, et plus la journée avance et plus j’écris ligne après ligne au sujet de cette journée en train de s’effilocher, et plus je regrette qu’en français nous n’ayons pas à notre disposition un présent progressif digne de ce nom et soyons obligés d’embarrasser nos textes déjà bien empotés avec des en train de, déjà qu’il n’est pas facile d’exprimer l’imminence, malgré que l’imminence occupe une part si importante et si décisive dans nos vies, dans la mienne en tous cas, parce qu’être sur le point de, voilà où je me situe le plus souvent durant des journées comme celles-là, et les autres journées aussi si j’y songe, la plupart du temps en somme, je suis le plus souvent en train d’être sur le point de, juché sur la pointe des pieds à la frontière extraordinairement fine entre l’aliénation et la libération, entre le socialisme et le narcissisme, et pour tout dire, entre le conformisme et la folie, fatalement donc, cette vaste journée etc. m’apparaît plus nettement au fur et à mesure qu’elle devient ce qu’elle est pour ce qu’elle est : un banal gâchis – si encore il pouvait être remarquable ce gâchis : même pas : il est tout simplement banal, il n’y a rien à en dire, on peut juste dire que cette journée que je croyais vide était en réalité saturée d’attentes, d’espérances, qu’elle n’était en réalité pas vide du tout, comme je me plaisais à le croire en imaginant cette journée sur mon emploi du temps, mais pleine, si pleine qu’il ne restait pas la moindre place disponible pour y faire ou y créer quoi que ce soit, à part ce genre de texte que j’écris maintenant, qui ne vaut pas mieux qu’un excrément, qu’il n’y avait pas de place pour autre chose qu’un excrément, produit logique de ce genre de rumination, produit évident de la névrose de rumination, et qu’au fur et à mesure, le ciel gris pourri virant au gris foncé, une sorte d’obscurité nauséeuse tombant sur le paysage qui s’offre, indifférent à vos malheurs, par la fenêtre, à force que je sois amené à convenir que de cette journée ne subsiste pour ainsi dire qu’une poignée d’heures, et que bientôt ce sera la nuit, puis le matin, bref, que cette merveilleuse putain de journée est en réalité déjà finie, ou plutôt sur le point d’être déjà finie, qu’en réalité il en est ainsi depuis ce matin, que cette putain de journée n’a jamais cessé d’être en train de finir, de me filer entre les doigts, que je n’ai absolument pas pu un seul instant espérer la retenir avec mes mots crochus, fatalement donc, de cette vaste journée etc. ne demeurent que les ruines des promesses non tenues, des espérances inversées, d’un dégoût qui au fil des heures a entamé par contagion tous les alentours, à force donc, s’avance menaçante l’horrible conjugaison du futur antérieur qui vous assène (ou vous assénera ou vous aura asséné) ses « j’aurai pu » et ses « j’aurais été » et pire : son fameux : « j’aurais été attendu » !, et à sa manière implacable vous condamne pour l’heure à la seule alternative viable : boire ou dormir (mais : Trinken ist verboten !) Alors m’en vais piquer un roupillon – et il est évident que les phrases que je n’ai pas été foutu d’écrire me viendront alors, et se perdront dans les limbes d’où elles avaient été conçues en silence, tout aussitôt que, saisi d’un courage surhumain, je m’éveille afin de les noter.) J’entends déjà les dégoûtantes leçons de la Sagesse s’acheminer en grandes pompes désolantes jusqu’à mon lit. Le genre de sagesse qui sied aux faibles d’esprit, aux imbéciles, aux impuissants, au rang desquels je me compte facilement tandis que la nuit s’étale comme du varech à la fenêtre (ha si ! j’aurais au moins eu cette vision d’une nuit s’étalant comme du varech : ferait mieux de me mettre à la poésie, c’est moins fatigant), la Sagesse donc, ou la sagesse, conseille déjà, sirupeuse et enrubannée de certitudes – en vérité les habits mêmes du tyran –, de prendre les jours comme ils viennent (et les nuits pareillement j’imagine), et la sagesse a raison, mille fois raison, c’est d’ailleurs pour ce motif qu’elle est si ennuyeuse, qu’elle ne peut toucher et produire son effet que sur les imbéciles et les pauvres d’esprit, dont, je dois bien l’admettre, je fais partie en cette tout fin du jour, ne rien attendre, ne rien promettre, à personne, et encore moins à soi-même, laisser les choses venir plutôt que d’y prétendre, doux précepte et consolation, sirop gluant recouvrant l’intolérable absurdité de nos pitoyables existences – ne nous emballons pas ! De la mienne en tous cas. Si au moins ça pouvait nous aider à dormir.