Je me relève à minuit à cause d’une pensée puis d’un souvenir.
Je me disais, le nez sous la couverture : mes deux fantasmes musicaux, si l’envie me reprend de refaire de la musique, seraient : 1. de monter un groupe punk (ou disons, post-punk quelque chose, mais basique et nerveux, hard ou post ou soft core plus ou moins mélodique avec des ruptures assez bizarres) 2. apprendre à jouer et/ou à chanter les lieder du Winterreise de Schubert.
Puis je me suis rappelé un jeune homme brun, qui était au milieu des années 80 le leader d’un trio punk qu’on aimait beaucoup, des gars de Poitiers ou de Tours, je ne sais plus très bien. je me souviens très bien d’un de ses derniers concerts. C’était au festival organisé par le café le Ptit Paumé à Chaumussay, quelque part en Touraine. Un festival punk. Dans un grand pré juste devant le café. En 1987 je suppose. On avait pogoté pendant tout le concert. Puis, la nuit aidant, et l’alcool, j’avais quitté le pré pour me balader près de la rivière. Il était là, assis sur une barque. J’étais un peu intimidé. On s’est assis et on a causé. Sur la barque. Au loin rugissaient les guitares et la batterie scandait brutalement la nuit. Je ne sais plus du tout de quoi nous avions parlé. Il m’avait l’effet d’un type très calme, un peu triste, très différent du guitariste et du chanteur qu’il avait été sur la scène une heure auparavant.
Je l’ai revu plus tard, peut-être l’année d’après, près de la cathédrale à Poitiers. Il m’a dit qu’il avait tout abandonné pour le piano. Il consacrait désormais, disait-il, sa vie au piano. Il a je crois disparu de la scène rock sans se retourner pourrait-on dire. J’ignore quel est son nom, s’il vit encore, quelle a été son histoire par la suite. Peut-être est-il devenu un pianiste connu, je l’ignore.
Ce festival à Chaumussay était un évènement extraordinaire. Le pré et ses alentours sentaient un mélange d’odeurs typiques de la campagne, le fumier, l’herbe humide, et, c’était là l’odeur des festivaliers, le cannabis. Il suffisait de respirer l’air environnant pour planer. Les canettes de bière jonchaient le sol ainsi que les corps fourbus des punks. On dansait, on se battait parfois, et ça baisait aussi pas mal. J’étais amoureux d’une punkette vaguement gothique, une fan de Robert Smith je suppose, elle était toute pâle, blafarde, sous ses oripeaux noirs. En repartant, je ne sais comment, le lendemain matin, je me suis aperçu que j’avais perdu les clés de ma 4L. On les a cherché vaguement dans le pré en ruines. Puis un type du village nous a aidé à casser le Neiman (?). J’ai conduit les 100 bornes qui nous séparaient de Poitiers en nouant les fils électriques de démarrage. On trouvait ça très amusant. Dans ma 4L, j’étais un des rares à posséder le permis de conduire, se vautraient six mecs complètement ivres étalés comme ils pouvaient sur les cadavres de bières. Dantesque. En arrivant près de Châtellerault, on suivait une autre voiture, le reste de la bande, est apparu soudainement au bord de la route, dans la lumière psychédélique des phares, une vingtaine de flics. La première voiture s’est arrêté. Par solidarité, je me suis arrêté aussi. Les flics étaient jeunes, intimidés, souriants. Comme on l’a compris plus tard, c’était là les élèves de l’école de gendarmerie de Châtellerault, qui prenaient une sorte de leçon, encadrés qu’ils étaient par des flics plus âgés — lesquels avaient du mal à ne pas éclater de rire en découvrant l’intérieur de notre caisse. C’était une autre époque n’est-ce pas ? Je conduisais avec les fils du Neiman, je devais avoir plusieurs degrés d’alcool dans le sang, un pétard à la bouche, et six types s’entassaient dans la voiture, dont un dans le coffre, qui comatait, et n’avait pas jugé bon de se réveiller. Et pourtant, je suis reparti sans même une remontrance, juste un conseil de prudence, on était scié. Ça nous avait pour ainsi dire dessaoulés d’un coup. Voilà. Le festival de Chaumussay, 1987 je crois, j’avais dix-neuf ans, pas plus, j’avais grandi dans l’ennui et dans la peur, j’avais été le gosse qui se cache dans la cour de récréation pour sauver sa peau, et j’embrassais soudain un monde excitant, dangereux, qui m’accordait une place, et j’ai juré de me battre contre l’ennui et d’affronter la peur, quoiqu’il en coûte.