Vivre tue

« Vivre tue »
Il se sentait tout à fait incapable d’exposer, si tant est qu’il s’en soit trouvé un pour exprimer ce souhait, les étapes de son raisonnement, mais la conclusion lui paraissait irréfutable.
Arrivé à ce point, il ne lui restait plus qu’à adopter une philosophie selon laquelle le mieux qu’on puisse faire, c’est apprendre à mourir. Il sortit dans le jardin comme un homme désormais bardé d’une philosophie, alors qu’auparavant il se plaignait de n’en avoir aucune.
L’oiseau de miséricorde sifflotait doucement un air à la mode, le voisin Gilbert tentait de suivre le rythme imposé par sa nouvelle tondeuse à gazon, laquelle avait manifestement tendance à s’emballer, s’exaltant : « Là où je passe, l’herbe ne repoussera pas », le chien grattait frénétiquement la terre sous le bosquet, à la recherche d’une chose qu’il se souvenait parfaitement avoir enterré là, bien qu’il ignorât tout aussi parfaitement à quoi pouvait ressembler cette chose : le soleil tapait dur. Ça faisait exactement deux semaines — puisqu’on était dimanche — qu’ils avaient porté en terre la pauvre Marguerite, l’Ange de la consolation, et son despote domestique personnel : il la regrettait, pour ces deux raisons. Les années à venir s’annonçaient longues, pénibles, vaines, solitaires, ennuyeuses, mortellement ennuyeuses. C’était une bonne chose, dans ces conditions, qu’il se fut doté d’une philosophie.

Il s’assit à l’ombre du panneau de basket qu’il avait édifié pour ces chers bambins, desquels on l’avait privé sans qu’il ait eu le temps de leur faire la surprise. Son abruti de fils avait bien entendu fait le voyage tout exprès d’Allemagne pour la cérémonie, mais il avait laissé les gosses à Düsseldorf, ainsi que la bru, si bien qu’il n’avait pas échappé, une fois que les convives avaient mis les voiles, à l’intolérablement silencieuse séance d’incommunication, le père et le fils autour de la table de la cuisine, lui, l’abruti, buvant café sur café, expliquant à quel point il était impératif qu’il rentrât dès ce soir, accumulant les détails comme autant de justifications. Lui, le père, qui commençait déjà à se constituer une philosophie, pensant sans le dire, qu’il pouvait se justifier ainsi tant qu’il voulait, il n’en restait pas moins que le fils devrait désormais se débrouiller avec le fait qu’il n’avais pas pris la peine d’embrasser une dernière fois sa mère, qu’il avait préféré embrasser comme on dit sa carrière plutôt que sa mère, qu’il s’en voudrait peut-être un jour, qu’il s’en voulait peut-être déjà, quoique vaguement, qu’il commençait peut-être, mais rien n’était certain, à éprouver un certain malaise, sur lequel il ne tarderait pas à poser des mots comme regrets, remords et culpabilité, ou peut-être pas : c’était un garçon décidé, un battant, un ambitieux, tout le contraire de son père en somme.