Dans le monde où je suis né, ces premiers mots sont dramatiques et laissent craindre le pire, et ne sont pas sans maladresse car, finalement, où naît-on je vous le demande, entre deux cuisses, entre les quatre murs blancs d’une maternité, au huitième étage d’un immeuble sale au crépi décollé, dans une cité misérable, une banlieue sale, dans le monde où, où vous voudrez, je suis né, le nom de Foucault évoquait la télévision du samedi soir et les paillettes, plutôt que l’histoire de la folie, et celui de Pérec une piste d’athlétisme en tartan rouge et cette fille aux foulées interminables, plutôt qu’une vie mode d’emploi et l’annihilation d’une voyelle. Dans d’autres foyers, il en allait autrement. Ce qui fait toute la différence. La différence que cela fait, c’est que par exemple à quinze ans, je consacrais ma vie à marteler avec de fines chaussures à pointes les pistes d’athlétisme en tartan rose plutôt qu’à étudier la littérature.
Mon père m’a confié, c’était la première fois qu’il se confiait à moi, il était déjà tard, je veux dire que j’ai attendu longtemps avant mon père se laisse aller à des confidences, on s’est bien rattrapé depuis, quand bien même demeure une gène tangible quand nous nous appelons au téléphone, quand bien même cette pudeur si commune dans ma famille répand autour de nos confidences un vague sentiment de honte, on se confie plus souvent, au début, les premières fois, j’avais été pris en lui parlant et en l’écoutant d’une irrésistible envie de vomir, aujourd’hui, je n’éprouve plus qu’une vague nausée, les parents de mon père étaient domestiques, ils descendaient eux-mêmes de familles de domestiques, je suis issu d’une lignée de domestiques, le grand-père de mon père avait officié comme une sorte d’intendant dans un vaste manoir dans la campagne non loin de l’endroit où vit mon père désormais, le père de mon père se contentait d’occuper le poste de concierge dans un établissement scolaire, c’est en rentrant à mobylette de son travail qu’il est mort, renversé par un industriel, au volant d’une voiture puissante, il n’y a pas eu de procès, mon père a surpris l’industriel glissant dans la main de sa mère une enveloppe, et il n’y a pas eu de procès, aucune plainte, après quoi mon père est entré à l’université, moi je n’ai cessé de penser, tandis qu’il se confiait : alors ? Et si l’industriel n’avait pas renversé le concierge qui rentrait de son travail au collège ? Et si ?
Peut-être, parce que je suis issu d’une lignée de domestiques, je me sens accablé encore aujourd’hui par des années de soumission, peut-être est-ce la raison pour laquelle il m’est impossible d’accomplir quoi que ce soit sans que d’abord émerge en moi une sentiment de révolte, chaque livre que j’ai lu, chaque promenade sans but à travers les montagnes, chaque phrase écrite ou prononcée, implique une désobéissance, chacun de mes gestes manifeste une transgression, toute l’existence me paraît consister en une vaste et interminable, et, après tant d’années, sans doute vaine, entreprise d’émancipation, et si par hasard il me vient un peu de reconnaissance, aussitôt je m’empresse de reculer dans les quartiers réservés aux domestiques, dès qu’on m’invite à festoyer avec les autres dans les salles du château où de nombreux convives se pressent, je m’éclipse aussi discrètement que possible, je m’éteins, file en douce, descend des escaliers et traverse, seul, le parc du château, regagne d’un pas lourd le logis des domestiques qui se trouve à l’entrée de la propriété, c’est ce que je fais, je vais me cacher parce que c’est ce que je sais faire, se taire, parce que dans le monde où je suis né, c’est ce qu’on fait le mieux.