Ce chapitre du livre de Morten Axel Pedersen, Not Quite Shamans. Spirit Worlds and Political Lives in Northern Mongolia, Cornell University Press, 2011., porte sur l’humour si particulier des Darhad de Mongolie et me ravit. il me permet de mieux comprendre a posteriori mes propres expérimentations littéraires (notamment cette question que mes non-lecteurs ne cessent de me poser quand ils me croisent, c’est-à-dire jamais : c’est vrai ce que tu racontes Dana H., ou est-ce de la fiction ? Ce à quoi je réponds, selon mon humeur, mais avec force “indices non sémantiques”, ou bien oui ou bien non ou bien peut-être j’en sais trop rien).
J’ai déjà mentionné le nom de ce Gombodorj, personnage récurrent de la monographie de Pedersen, à moitié chamane, le genre d’homme dont il faut se méfier, et redoutable “ironiste”. On le retrouve ici dans cet extrait du livre, à l’occasion d’un dialogue savoureux avec deux visiteurs (auquel se joint l’ethnographe évidemment) :
“Voici la paraphrase d’une conversation que j’ai entendue une fois dans la forge de Gombodorj. Deux visiteurs étaient présents, un jeune berger et un vieux chauffeur, tous deux locaux. Gombodorj était occupé à polir un couteau lorsque cet échange a eu lieu :
Le berger : Je suis allé à la chasse. Je viens de rentrer aujourd’hui même.
Le Chauffeur : Où es-tu allé ?
Le berger : À la taïga de Mungarag.
Gombodorj : La taïga de Mungarag, hein. Tu as tué quelque chose ?
Le berger : Je l’ai fait. Un chevreuil.
Le chauffeur : Bien, bien, c’est bien.
Gombodorj [sur un ton sérieux] : la taïga de Mungarag est un endroit dangereux.
Le berger : Ouais ?
Gombodorj : C’est plein d’ongod [esprits]. J’espère que le chevreuil n’était pas une femelle.
Le berger : C’en était une!
Gombodorj : Les chevreuils femelles sont très dangereuses à chasser. Il faut savoir faire la différence entre celles qui ont un maître [ezentei] et celles qui n’en ont pas. Si vous tuez celle qui a un ezen, cela peut être très mauvais pour vous. L’ezen peut se mettre en colère et causer des ennuis à vous et à votre famille !
Le berger : Il est vrai que mon père me disait que la taïga d’Ulaan a beaucoup d’ongod. Mais j’ai toujours pensé que la taïga de Mungarag était différente.
Gombodorj [toujours sérieux] : Je le sais mieux que ton père. La taïga de Mungarag est plein d’ongod. Fais attention si le chevreuil te regarde en retour. Ça m’est arrivé une fois. J’avais tellement peur.
Le chauffeur [rire] : Vous devez plaisanter ! [Hudal, hudal, lit. “Un mensonge, un mensonge”].
Gombodorj [maintenant souriant astucieusement] : C’est vrai. Cela signifie qu’il vous maudit ! Vous devez alors le tuer d’un coup sec ou faire face à la colère de l’Ezen. C’est pourquoi seuls les chasseurs habiles devraient s’attaquer au chevreuil. Pour les autres, c’est trop dangereux.
Le berger : Je n’ai jamais entendu ça avant !
Le chauffeur : Hé, ne vous inquiétez pas, il se moque [shogloj baina].
Gombodorj [rit maintenant] : La taïga du Mungarag est pleine d’ongod ; les chevreuils femelles sont extrêmement dangereuses.
(Le berger semble encore plus perplexe.)
Gombodorj [impassible] : Tu ferais mieux d’aller voir un chamane maintenant ! Peut-être que le chevreuil vous a maudit ! Ne couche surtout pas avec ta femme. . . . Hahaha. . . Je ne fais que dire des mensonges ! [hudal helsen yum aa].
Le chauffeur : Cela dit, c’est vrai. Une fois, alors que je conduisais dans l’est, j’ai rencontré un homme qui m’a dit… [et là, il a commencé une autre histoire sur les « maîtres » des animaux].
Que se passe-t-il ici ? D’une part, Gombodorj ne peut pas être tout à fait sincère, car si c’était le cas, pourquoi dirait-il à ses interlocuteurs qu’il “ment” ? D’autre part, son souhait ne peut pas non plus être de mentir, car alors pourquoi n’a-t-il pas caché ce fait ? Un mensonge, après tout, “ne réussit que si les autres participants ne savent même pas qu’il s’est produit”. Gombodorj, semble-t-il, ne pensait pas ce qu’il disait. Ou, pour être plus précis, il était ironique. Selon la définition classique (aristotélicienne), parler ironiquement, c’est dire le contraire de ce que l’on veut dire : l’orateur “au sens figuré” signifie le contraire de ce qu’il dit “au sens propre”. Mais si cette définition s’applique aux cas d’ironie dans lesquels deux sens opposés peuvent être identifiés dans la sémantique d’une phrase, elle néglige ce que les linguistes appellent le contexte pragmatique des énoncés, qui doit souvent être pris en compte pour identifier l’intention ironique : le ton de la voix, les implications conversationnelles, la relation entre le locuteur et l’auditeur, etc. En effet, une grande partie du “mensonge” de Gombodorj a été transmise par des indices non sémantiques (les rires et les sourires astucieux notés entre parenthèses dans l’extrait), qui ont servi, de manière pragmatique, à différencier certaines de ses déclarations des autres. Un autre problème de la théorie rhétorique classique est que les propos ironiques n’ont pas tous des significations opposées. Pour surmonter ce problème, les approches dites radicalement pragmatiques minimisent la distinction entre le figuratif et le littéral et se concentrent sur l’attitude propositionnelle des propos ironiques : l’attitude de l’orateur par rapport à ce qu’il dit et la capacité (et le souhait) de son interlocuteur de détecter cette attitude). Selon cette analyse, la tâche interprétative de ceux d’entre nous qui étaient à la forge n’était donc pas de déchiffrer le sens de ce que Gombodorj disait, mais de détecter ses intentions en le disant. Son attitude ironique ne permettait pas de décider s’il “utilisait” ou “mentionnait” ses propos sur les esprits chamaniques ; c’est-à-dire que nous étions incapables de déterminer s’il faisait semblant ou s’il était sincère.”