Un pistolet sur la tempe

pistolet

(Illustration : Claire Dori)

 

Toutes les nuits je rêve que je possède un pistolet, et que j’en fais usage. Je suis quelque part, dans une rue, à mon travail, dans l’entreprise, dans un gymnase, et je tire sur tout ce qui bouge. Souvent, je me tire une balle dans ma propre bouche grande ouverte, ou bien sur la tempe. Je tiens le pistolet contre ma tempe, je sens l’orifice béant du canon, qui ouvre sur le néant, et je tire.
Une fois réveillé, je suis bien évidemment en vie, je n’ai tué personne, et tant bien que mal, je m’efforce de reprendre la lutte pour la survie à quoi mon existence se résume. Mon seul projet consiste à tenir jusqu’au soir, jusqu’à la nuit, après quoi j’espère m’endormir, sachant que, immanquablement, je vais m’abîmer dans un nouveau carnage, et mettre fin à mes jours, et et ainsi de suite.
Je vis éveillé avec un pistolet collé sur la tempe. En permanence. Même quand je n’y pense pas. Cette nuit, j’y pense.
Cette nuit, je me promène dans les rues, des rues que je ne connais pas. Je n’ai même pas essayé de m’endormir, je pressentais un nouveau rêve de carnage, j’ai préféré attendre d’être suffisamment abruti de fatigue pour m’endormir d’un seul coup, sans souffrir le lent passage qui conduit à l’endormissement, ce long et lent passage durant lequel les rêves sont encore des rêvasseries, quand je suis profondément endormi, je sais bien que je rêve de tuer des gens, mais je suis trop inconscient pour éprouver de la culpabilité ou du remords. Quand je rêvasse et que mes rêvasseries m’entraînent à commettre un meurtre, je suis obligé d’assister à ce spectacle, je m’efforce de lutter contre le rêveur qui insiste pour rêver ce rêve là, j’essaie de faire appel à d’autres images, par exemple, j’imagine de magnifiques paysages, des vallons verdoyants et ombragés traversées par des rivières paisibles, parfois je me réveille et prend un livre, me force à lire des pages qui s’éloigne autant que possible de mes projets morbides, et d’autres fois, tout en dormant, et tout en rêvant, je tente de canaliser mes envies de meurtre dans une direction morale, j’instaure un cadre au sein duquel mes meurtres sont justifiés, par exemple, je tue des hordes d’officiers nazis, des soldats khmers rouges, des tortionnaires de l’armée française en Algérie, et mon suicide final prend alors l’allure d’un sacrifice en vue d’une noble cause.
Mais cette nuit, comme tant d’autres nuits, j’ai préféré aller dehors et marcher. C’est un dehors que je connaissais mal, le quartier derrière le terrain de rugby, un quartier pavillonnaire, de petites maisons entourés de jardinets, séparées par des rangées de thuyas, il est deux heures, la plupart des fenêtres de ces maisons sont plongées dans l’obscurité, la plupart des volets sont fermés, la plupart des voitures sont rangées sur le trottoir, aucune de ces maisons n’est identique à sa voisine, mais, étrangement, toutes se ressemblent.
Je marche au milieu des rues désertes. Je songe au lendemain. Le lendemain est terrifiant. On embauche à huit heures. Je n’aurais dormi que quelques heures, et durant ces quelques heures, j’aurai tué un nombre incalculable de gens. Chaque matin, le souvenir des gens que j’ai tués persiste dans ma mémoire, au moins jusqu’à la pause, quand nous quittons l’atelier, ôtons nos blouses étanches et nos masques de protection, et nous glissons à travers le sas de décompression pour les dix minutes qu’on nous accorde, le temps de boire un café, d’aller pisser, de causer un peu. Dans l’atelier nous ne pouvons pas parler, pas seulement à cause des masques, mais parce que l’atelier est ce qu’ils appellent une salle sèche, c’est-à-dire qu’elle doit être maintenue tout à fait à l’abri de l’humidité. Si par malheur, par malheur pour l’entreprise, parce que de mon côté, l’éventualité me laisse indifférent, les matières avec lesquelles nous travaillons venaient à entrer en contact avec de l’eau, sous forme liquide ou gazeuse, elles se mettraient aussitôt à noircir, puis à fondre, en dégageant probablement des fumées toxiques. C’est ce que nous supposons parce que les contremaîtres n’ont jamais daigné nous expliquer les raisons pour lesquelles nous devons prendre tant de précautions. Le masque prévient la vapeur d’eau de nos haleines, c’est la raison pour laquelle il est préférable de garder le silence. Le sas de décompression nous protège du dehors, à moins qu’il protège au contraire le dehors des matières que nous manipulons à l’intérieur. Une fois, alors que je travaillais sous une cloche étanche, les mains et les avant-bras engoncés dans d’épaisses brassières en caoutchouc, une fine aiguille avec laquelle on injectait un liquide incolore dans une fine pellicule de matière grise, par mégarde, s’enfonça à travers mes gants jusque sous la peau de l’index de la main droite. Sur le moment, je n’en parlai à personne, mais le soir même, je notai qu’un long poil avait poussé à l’endroit exact où l’aiguille m’avait piqué. Je sectionnai le poil aussitôt, avec des ciseaux. C’était un poil long et dur, qui ne ressemblait absolument pas aux autres poils qui poussaient sur ma peau. Comme un cheveu raide. Le lendemain matin, il avait repoussé. L’infirmière que je consultai à ce sujet la semaine suivante, lui montrant le poil qui ne cessait de repousser, et lui expliquant ce qui s’était passé sous la clocher étanche, s’absenta un moment. À son retour, ses joues étaient rouges, sa voix avait perdu de son assurance, elle s’empressa de me congédier en bafouillant qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter, que ça passerait dans peu de temps, que c’était juste une réaction normale, que le produit ne présentait aucun danger. Deux ans plus tard, ce poil continue de pousser, je le laisse en l’état, me contentant d’intervenir quand il dépasse deux centimètres environ.
Je pense à tout cela en marchant. C’est étrange et excitant de se dire qu’on est peut-être le seul être humain éveillé du quartier. Tous les habitants sont plongés dans leurs rêves et moi je suis éveillé et je pense. Quand j’étais gosse, je prenais toujours soin de m’endormir après les autres. J’ai longtemps cru que les adultes pouvaient lire dans les pensées des enfants, mais que ce pouvoir télépathique perdait sa puissance quand les adultes s’endormaient. J’ignore d’où pouvait venir une telle idée. Peut-être ne suis-je pas tout à fait convaincu de la fausseté de cette idée aujourd’hui, et, bien que je ne sois plus un enfant, je veillerai jusqu’à ces heures tardives pour profiter du moment de répit que m’octroie le sommeil des adultes télépathes. La nuit, quand tout le monde dort, je me sens plus libre.
Je n’ai jamais tué personne dans la réalité. Mais je pense que si là maintenant je croisais quelqu’un sortant de son jardin et s’engageant dans la rue, l’idée me viendrait de le suivre. J’ignore pourquoi. Je ne pense pas à quelqu’un en particulier. Je l’imagine, mais je ne vois pas son visage, je vois un visage mais il est aussitôt remplacé par un autre visage, puis encore un autre, le visage que je vois n’a aucune stabilité, il oscille d’une image à l’autre, ce peut être une femme, un homme, l’âge peut varier, peu importe. Par chance, je ne possède pas d’arme. Je rêve toutes les nuits de tuer des gens, mais je ne les tue pas dans la réalité, je n’ai même jamais pensé, excepté ce soir, à me présenter dans une armurerie pour acheter un pistolet, j’ignore même quel genre d’arme on est autorisé à détenir, je sais qu’il existe des lois à ce sujet, mais je n’ai jamais pris la peine de les lire, je pense que j’ai peur de commencer à m’intéresser à ce sujet, commencer à m’y intéresser, récolter des informations, ce serait déjà faire un pas vers la réalisation de mes rêves, si je n’accomplissais ne serait-ce qu’un pas dans cette voie, j’ai bien peur de ne pas pouvoir m’empêcher d’accomplir les pas suivants, il vaut mieux que mes rêves demeurent ce qu’ils sont, qu’ils demeurent confinés dans l’enceinte étanche de mes sommeils.
La nuit je tiens un pistolet dans la main droite, le jour, le pistolet est pointé sur ma tempe. Je crois qu’il s’agit du même pistolet, mais il m’est difficile d’expliquer pourquoi je le crois, pourquoi le jour est si différent de la nuit, pourquoi la nuit, c’est moi qui tire sur des gens, tandis que le jour, quelqu’un ou quelque chose me menace de mort, pourquoi la nuit ma colère se transforme en violence, et le jour, ma colère demeure contenue et me revient sous la forme d’une peur tenace.
Demain matin, je serais tellement moins assuré que je ne le suis cette nuit, marchant dans ces rues baignant dans la lumière jaune des réverbères. Demain matin, je me lèverai dans la peur, je sortirai en tremblant, il me faudra déployer des efforts considérables pour me traîner jusqu’à l’entreprise, je déposerai ma bicyclette dans le coin du parking réservé aux deux roues, j’essaierai encore de sourire à l’agent de sécurité qui garde la barrière à l’entrée, au bout du parking, je lui montrerai mon badge et je m’efforcerai d’inventer une nouvelle plaisanterie en passant devant lui, une plaisanterie par jour, moi qui n’ait pas le cœur à plaisanter, puis il me faudra parcourir à pied les trois cent mètres qui me séparent de l’entrepôt où je travaille, je saluerai poliment les collègues et le chef d’équipe, cela me coûtera, parce que j’aurais encore dans la mémoire le souvenir de leurs corps fumant transpercé par mes balles, je prendrai ma place habituelle dans le vestiaire, me déshabillerai sur le carrelage glacial, et enfilerai ma combinaison et mon masque. Il n’y aurait aucune raison pour qu’on me craigne. Je suis obéissant. Jamais un mot plus haut que l’autre. Neutre. Une fois dans la salle sèche, les filles disséminées à différents endroits de la chaîne de production allumeront leur poste de radio, et, de l’endroit où je suis positionné sur la chaîne, je n’entendrai qu’une vague cacophonie, des morceaux de phrases, des bouts de chanson, rien d’intelligible. Je travaillerai, jusqu’à la fin de l’après midi, sauf pendant les pauses et le repas de midi, durant lequel il me faudra m’asseoir à une table, m’agglutiner à un groupe pré-existant, taisant la peine que cela me cause de m’asseoir à côté des autres, je me ferai discret mais sans excès, car l’excès de discrétion attise la curiosité.
Je ne sais pas comment j’arrive à supporter mes journées. Je rêve d’une vie organisée de telle façon qu’il me soit possible de dormir tout le jour et de demeurer éveillé la nuit. J’ai demandé à passer en service de nuit, mais la réponse se fait attendre, ils ne comprennent pas pourquoi je fais une telle demande. La plupart des travailleurs ne veulent pas travailler la nuit. Dans mon atelier, il n’existe pas de service de nuit, il me faudrait changer d’atelier, mais pour le moment, ils me disent qu’aucun poste n’est disponible. L’ennui, c’est que du coup, je ne serais pas seul dans ma nuit, je serais entouré d’autres travailleurs comme moi, et je crains de n’apprécier les nuits que dans la mesure où j’ai le sentiment d’être le seul éveillé.
Pour le moment je marche, j’ai quitté le quartier sans m’en apercevoir car j’étais perdu dans mes pensées. J’emprunte un petit chemin creux qui se dessine au bout d’une impasse, je m’enfonce dans la nuit, il fait un peu froid, le chemin longe un maigre ruisseau large d’à peine un mètre, je l’entends chanter dans l’obscurité. Le sentier débouche sur un pré que la lumière lunaire éclaire à peine. L’herbe est humide quand je m’y allonge, sur le dos, et contemple le ciel noir ponctué de rares étoiles.