Masante

À la terrasse du café de la ville basse, je ne descends que le dimanche, le dimanche est un jour où j’aime à descendre en ville basse, parmi d’autres gens, des gens que je ne croise que le dimanche, plus pauvres que les gens de la ville haute, moins snobs, moins maniérés, à la terrasse du café chaque dimanche je m’assois à la même place, avec mon chien. Mon chien se couche sous une chaise à côté de moi, et observe les allées et venues. Parfois il aboie quand passe un autre chien, et quand c’est un chat, il se met à hurler. Je fais de même, j’observe, mais je n’aboie pas, et je ne hurle pas, quoique parfois ce ne soit pas l’envie qui me manque, mais laissons cela.
Chaque dimanche, je m’assois à la terrasse du café de la ville basse, et chaque dimanche je vois le même homme, assis juste à côté de la porte d’entrée de la salle principale, sur la terrasse comme moi. Maintenant, je le salue poliment et il fait de même. C’est un salut assez indistinct : nous marmonnons plutôt. Il est habillé d’une veste beige bon marché, d’une chemise et d’un pantalon crème, porte des lunettes sur des joues pâles, maladives, ses cheveux sont gris. Je ne peux pas dire qu’il ait l’air sympathique. Je crois plutôt qu’il fait ce qu’il faut pour ne pas paraître sympathique. Il fait ce qu’il faut pour qu’on ne l’importune pas. Cela tombe bien dans la mesure où je prends également un soin tout particulier à ce qu’on ne m’importune pas. En ville basse, personne ne me connaît, je passe aisément pour un étranger alors que j’habite à quelques deux cent mètres de là à vol d’oiseau, mais les gens ne sont pas des oiseaux, les oiseaux se fichent bien des fortifications dans lesquelles est enserrée comme un écrin la ville haute où j’habite.
Cependant, il m’est sympathique. Je l’ai surpris plus d’une fois regarder avec attention mon chien, et j’ai senti qu’il s’attendrissait à ce moment là, un léger tremblement des lèvres peut-être, une ébauche de sourire. Un homme que mon chien attendrit ne peut pas être un méchant homme. Lui aussi se contente d’observer. Il boit un grand café, deux paquets noirs de JPS sont posés devant lui, il ne cesse de fumer, son teint est cireux, je ne lui donne pas longtemps à vivre tant il semble désespéré. Il y a je ne sais quoi dans sa manière d’observer la place devant nous, les voitures garées sur le parking, les moineaux picorant des miettes à nos pieds, qui évoque une assurance passée, une prestance aujourd’hui éteinte. Je ne serais pas surpris d’apprendre qu’il occupait autrefois un poste avec des responsabilités, qu’il menait une carrière publique, que des gens l’abordaient avec déférence. Le dédain qu’il manifeste aujourd’hui à l’égard des règles auxquelles obéissent les relations sociales dans le milieu qu’il a probablement fréquenté autrefois, par exemple, la règle qui veut que quelqu’un de bien n’aille pas s’asseoir un dimanche parmi la plèbe au café de la ville basse, et surtout ne s’y assoit pas seul, en faisant cette tête d’enterrement, ce dédain, ce contemptus mundi que je devine, à tort peut-être mais qu’importe, me le rend sympathique.
Il m’est sympathique comme le sont tous ceux dont le désespoir, à tort ou à raison, me semble assumé, solide, décidé, alors que j’ai tendance à me méfier des accès de désespoir auxquels tant d’autres sont sujets : à ceux là, bien souvent, il ne leur manque qu’un compagnon ou une compagne, ou bien un peu de fortune, ou quelque nouvel objet propre à asseoir leur désir toujours vaillant. Les désespérés dont je parle, ceux que j’apprécie, bien qu’il soit délicat de s’entretenir avec eux — je n’en ai généralement aucun envie, et eux non plus —, ne se satisfont plus d’expédient du genre de ceux qui sauvent les désespérés de passage, non, ceux que j’apprécie sont fondamentalement désespérés, ce qui ne les empêche en rien de jouir de la vie, ponctuellement, mais leur jouissance pousse et croît sur le terreau de leur désespoir, elle ne l’annule en rien.
Cet après midi là, l’envie subite m’a saisi de lui parler. Je ne l’ai pas fait évidemment. Je n’aurais pas aimé qu’il le fasse. Notre pudeur mutuelle nous l’interdit. Mais si par malheur j’étais passé à l’acte, je crois que je lui aurais parlé du chien, et, dans mon élan, j’aurais même été jusqu’à lui conseiller d’adopter un chien, je crois que le chien est le meilleur compagnon du désespéré, aucun chien ne pourrait être mieux traité qu’en vivant dans la compagnie d’un désespéré, car le chien est ainsi assuré de constituer un des rares objets réconfortant pour son maître, ou plutôt pour son compagnon, car le véritable désespéré déteste les maîtres, il est incapable de cruauté envers les animaux, tandis que les humains feraient bien de se méfier, un de ses seuls plaisirs donc, ce chien, avec les lieder de Schubert qu’il écoute en buvant un Scotch de douze ans d’âge et en lisant Masante de Wolfgang Hildesheimer. Il aimera son chien aussi sincèrement que Schubert, sa bouteille de Scotch et Masante. J’ai très envie de lui demander s’il a lu Masante, et, en rêvassant, je me laisse aller à imaginer qu’il me répond que oui, que c’est justement un de ses livres de chevet, je ne croyais pas rencontrer ici, dans cette ville, un lecteur de Masante, je lui ferai remarquer que dans son costume beige et crème, on l’imaginerait aisément réfugié à l’auberge de la dernière chance à Meona, aux portes du désert, il me dirait qu’il a effectivement vécu quelques temps en Égypte, mais pas à Meona, il ignore d’ailleurs si Meona existe, ou si ce n’est qu’un des noms qu’invente Hildesheimer, il m’expliquera qu’il était prospecteur autrefois, il prospectait partout, et notamment dans les déserts, j’oublierai de lui demander ce qu’il prospectait, mais qu’importe, de la part d’un lecteur de Masante, il faut s’attendre à tout, il faut s’attendre à ce qu’il raconte des histoires, certaines vraies d’autres moins vraies, et certaines carrément imaginées, ou fausses, ça n’aura aucune importance, ça n’aurait aucune importance, ça n’a, tout compte fait, aucune importance, mais cette impulsion subite me paraît significative, qui me fait songer à lui demander s’il a lu Masante, le supposant sans doute à tort sur la foi de ses vêtements, de sa manière de regarder la rue, du désespoir que je lui attribue, elle signifie, cette impulsion, que l’heure est venue de rentrer chez moi et de commencer à écrire une récit, qui sera certainement faux, qui ne changera rien au désespoir, qui sera tout juste bon à tromper l’ennui.