Montant lentement, péniblement, comme il se doit quand on est malade — une saleté ! des milliers de minuscules rongeurs aux griffes aérés qui vous raclent l’intérieur des genoux, les tumultueux flots de douleurs s’élançant à partir de là jusqu’à la nuque, suivant méticuleusement chaque millimètre de nerfs dont le Bon Dieu crût bon de nous doter — atroce — Mais si j’arrête de marcher, se répétait-il tout en marchant sur ce sentier de douleurs, je finirai par ne plus marcher du tout. Alors : le fauteuil monté sur roulettes poussé par une donzelle compatissante, puis, l’inexorable défilé des conséquences hautement prévisibles : l’asile de vieux — quand-t’y pourra plus aller aux toilettes l’ancien ! —, antichambre de l’asile de fous — quand il saura plus combien font 4 + 3 et l’nom du président en activité —, antichambre de la demeure ultime où cesseront les souffrances, où vous n’aurez plus jamais mal. Vaudrait mieux résoudre le problème dès maintenant. Trouver une grange pour s’y pendre : pas ce qui manque ici les granges. En attendant — remettez à demain ce qu’après tout rien ne vous empêche vraiment de faire le jour même — ça vaut bien la peine de s’infliger cette ascension de torture, aller défier l’autre enfariné, emplâtré (au sens littéral), cloué là-haut jusqu’à nouvel ordre sur sa planche, condamné à contempler du haut de sa magnificence compatissante, les alentours — du proche au lointain : le terrain de rugby municipal, les bâtiments refaits à neuf de la gendarmerie nationale, la quartier du Haut-Roueyre, qui s’étend et se construit en dépit du bon sens sur les pentes de la colline en face, cette manie qu’ont les jeunes couples de s’agglutiner les uns aux autres, alors qu’à la campagne l’espace tout de même, c’est pas ce qui manque, l’ensemble surplombé par les prairies d’éoliennes, quatre géants donquichottesques lesquels à leur tour furent condamnés par les hommes à contempler, la même chose en fait, mais à l’envers, et ce bonhomme de plâtre blanc, juste vêtu d’un pagne, les contemplant plaintivement, et ainsi de suite —.
Il lui venait ma foi encore une idée par jour, et c’était l’autre raison pour laquelle il se contraignait à cette montée au calvaire. Ce n’était pas toujours une bonne idée. Certains jours, après qu’une fois descendu de son rocher, il s’asseyait dans le fauteuil en repensant à l’idée qu’il avait eu, il préférait l’oublier aussitôt tant elle était mauvaise. Certaines idées toutefois valaient la peine qu’on se donne tant d’efforts, parce qu’elles lui donnaient à penser. Comme la plupart des hommes de son âge et de sa condition, il avait beaucoup travaillé, et c’est seulement quand l’heure de la retraite eût sonné qu’il s’était mis à prêter attention à ses pensées. Non pas que des pensées, auparavant, il n’en ait jamais eu, mais simplement, il ne leur accordait en général qu’un intérêt limité : il avait toujours à faire, vivre lui prenait tout son temps, gagner sa pitance épuisait toute son énergie. Par exemple, il se souvenait d’avoir été traversé bien des fois par une pensée comme quoi il aurait mieux valu vivre seul, mais il n’avait rien fait qui puisse réaliser en quelque sorte cette pensée, si bien que le jour où son épouse, peu de temps après son départ à la retraite, lui avait proposé le divorce, il fut pris de cours, n’ayant pas pris la peine de penser sérieusement à cette possibilité. Ce n’est qu’après son départ, quelques mois plus tard, qu’il se mit à désirer pour lui-même la solitude à laquelle le sort l’avait de toutes façons condamné. L’idée qui lui vînt alors concernait la liberté. Il se dit, en s’allongeant dans l’herbe fraîche au pied de la croix — on était au début du printemps, période propice à l’éclosion d’idées nouvelles —, qu’on pouvait se sentir libre après coup, et que c’était là peut-être la véritable liberté, celle qui seule méritait ce nom : il suffisait non seulement d’accepter, mais aussi de vouloir, les choses telles qu’elles s’étaient passées. L’idée lui parut d’abord il est vrai un peu tordue. Il se dit aussi que c’est le genre d’idée que des hommes comme lui sont capables de se donner en guise de consolation, des hommes qui finalement n’ont que rarement eu le choix, ne se sont que rarement confrontés à une situation où ils auraient pu avoir à choisir, pas seulement du fait de leur condition, mais peut-être aussi parce qu’ils s’étaient débrouillés pour ne pas avoir à choisir. Si la fortune avait été plus clémente avec lui, peut-être aurait-il été confronté à ces choix redoutables auxquels d’autres sont confrontés : le choix de carrière (il avait repris la ferme du père qui lui-même l’avait héritée de son père), le choix d’une épouse (il avait marié une fille du hameau d’en dessous : quand on pense au nombre de femmes qui peuplent la terre, quelle probabilité y’avait-il que sa voisine fut précisément la femme de sa vie ?), le choix d’une religion (la question ne s’était à vrai dire jamais posée). L’idée donc, bien qu’un peu tordue l’avait aidé pendant les longues journées de solitude qui se précipitaient lentement tout autour de lui.
Il eût également de nombreuses pensées au sujet de Dieu et du Christ. Le contexte l’y invitait évidemment. Il se mit à lire — il savait lire mais n’en avait jusqu’à présent pour ainsi dire pas l’usage. Il fit les choses dans l’ordre, achetant chez le bouquiniste du coin un exemplaire du Coran, Confucius et Tchouang Tseu, les Oracles Chaldaïques et le Rig-Veda (la Bible il l’avait déjà en triple exemplaire, legs involontaire de son épouse, autrefois fort dévote avant de découvrir sur le tard les joies d’une existence passablement plus dévoyée — elle passait l’essentiel de son temps en croisière avec son nouveau Jules, un ancien médecin qui, bien qu’il eût atteint un âge respectable, ne répugnait pas à prendre la vie du bon côté —, qui les avait oubliées, les trois volumes nerveusement écornés par ses doigts d’ex-laïque attachée au service de notre bonne mère l’Église). Il se posa notamment des questions au sujet de la providence, et, une fois qu’il ait réfléchi calmement au problème, il tendit à considérer que Dieu, après avoir créé le monde, s’en était probablement retiré, peut-être pour en créer un autre, et d’autres encore et ainsi à l’infini après cela. Il lui semblait assez mesquin d’imaginer qu’un Dieu, s’il méritait ce nom, s’abaissât à répondre aux innombrables prières que de vieilles filles agrippées à un chapelet passaient leur temps à lui adresser à tout instant. Quelques jours plus tard, il en vint même à penser que Dieu n’avait rien créé du tout, qu’il avait juste donné quelques consignes — et dès lors il eût cette idée assez angoissante, du moins au début, mais il s’y habitua finalement sans trop de peine, qu’on pouvait tout aussi bien se passer de Dieu, dans la mesure où il paraissait probable qu’il se désintéressait tout autant de nous, ce qui revenait à dire, pour parler plus clairement, que Dieu n’existait pas, que toute cette littérature n’était que du foin qu’on donnait à manger au troupeau pour qu’il se tienne calme le temps qu’on prépare les machines pour tirer le lait.
Dans un monde où Dieu s’était absenté, il était désormais plus facile de poser les problèmes politiques sur la table — la table en question, envahie de quelques quotidiens datés du jour, et de magazines de vulgarisation scientifique auxquels il s’était abonné, n’étant bien sûr qu’une simple table de cuisine, mais il l’avait en quelque sorte élevée au rang de centre de documentation, notamment quand le mauvais temps le condamnait à rester au sec à la maison. Il ne s’était jamais inquiété jusqu’ici de politique, n’avait jamais adhéré à aucun parti, ni aucun syndicat — les dits syndicats ne s’étaient pas manifestés non plus pour aller le quérir dans sa ferme, laquelle vivotait plutôt mal que bien au demeurant —, et, quand il votait, c’était plutôt à droite, comme tout le monde au pays, c’est-à-dire, en faveur des quelques héritiers qui gouvernaient le canton depuis des lustres, cantons dont ils étaient en partie propriétaires. Il ne s’était jamais vraiment soucié du malheur des autres, ni de leur bonheur non plus, excepté quand ça le touchait de près, non pas qu’il fût spécialement égoïste, mais il avait déjà assez à faire avec la vie quotidienne et ne se sentait pas autorisé à donner des leçons à quiconque, sa connaissance du monde lui semblant trop limitée. Il en allait différemment aujourd’hui, et, bien qu’il n’eût quasiment jamais voyagé, exceptées de rares excursions sur la côte d’Azur et à Paris, où son épouse avait de la famille, par ses lectures et ses réflexions, il portait un regard neuf sur le monde, la nation, et son pays en particulier. Il pensa par exemple que ça n’allait pas de soi — expression qu’il avait lu dans l’interview d’un philosophe moderne, « Ça ne va pas de soi », expression qui lui plaisait beaucoup — cette règle implicite selon laquelle les plus savants, qui sont aussi, en général, les plus riches, déterminent pour tous les autres, les ignorants, qui sont aussi, en général, les plus pauvres, le bien commun. Que ce bien commun à bien y réfléchir, n’était que poudre aux yeux, et dissimulait bien souvent, pour pas dire toujours, un programme défendant en réalité des intérêts particuliers, à commencer par ceux de la caste dirigeante, programme saupoudré de quelques mesurettes charitables pour les pauvres, lesquels ont appris à se satisfaire de peu, et s’en satisfont effectivement tant qu’ils gardent l’impression que leur voisin le plus proche n’est pas trop avantagé. Bref, toutes les politiques lui semblaient, pour cette raison que seuls les propriétaires et les nantis gouvernent, et qu’on ne voyait pas comment un chômeur ou un pauvre paysan comme lui aurait pu accéder au pouvoir, essentiellement conservatrices. Il se découvrir des tendances communistes et lut Marx, ce qui lui valut un léger sentiment de culpabilité, dû au fait qu’on avait toujours considéré dans son pays le communisme comme une création du diable, mais ce fut comme son abandon de la religion du Christ : il s’en remis finalement assez vite. Si bien qu’aux élections qui eurent lieu au printemps suivant, il vota, pour la première fois de sa vie, à gauche, et même très à gauche (quoique, s’avoua-t-il à lui-même, sans illusion).
Arrivé à ce point, il sut qu’il lui restait encore l’histoire, puis la physique et les sciences naturelles, sans oublier la littérature et les arts, et c’est la raison pour laquelle, contemplant tout ce qui lui restait à explorer, il continuait de gravir chaque jour le calvaire derrière chez lui, parce que ce n’était pas le moment de fléchir, de se relâcher, parce que s’il abandonnait maintenant, il perdrait non seulement la santé mais aussi ces pensées précieuses qui le reliait au monde, quand bien même le monde se fichait bien de savoir qu’il existait un homme tel que lui, qui se préoccupait du monde, sans rien en attendre en retour.