Professionnels versus amateurs
( un immense merci à Florent Verschelde pour la relecture le commentaire et la correction de ce texte)
Table des matières
1. Explorations sémantiques 4
1.1 Une distinction sociale 4
1.2. Une distinction morale 5
2. L’ amateur, cet inconnu 7
2.1. Accompagner vers la professionnalisation : 7
2.2. L’impossible expertise des pratiques amateurs : 8
2.3. bilan provisoire : 10
3. Du conservatisme culturel 12
3.1. les pratiques amateurs : une aberration économique ? 12
3.1.1. un exemple : la scène des musiques actuelles 12
3.1.2 les resquilleurs : les licences de libre diffusion et la loi DADVSI 14
3.1.3. le conservatisme des professionnels 18
3.2. Un exemple de domestication des créateurs : le projet d’aménagement du décret de 1953 21
3.2.1. Le décret de 1953 21
3.2.2 L’avant projet de loi relatif à la participation des amateurs à des spectacles (15 mars 2006) 24
3.2.3. Administrer les amateurs pour renforcer la profession. 29
3.2.4 « Éduquer » les amateurs ? Ou bien… les « domestiquer » ? 32
4. Le sujet créateur 34
4.1. Le concept d’ « amateur » ou le forçage de la réalité 34
4.2. Une histoire américaine 36
4.2. La création sans l’Etat 40
conclusion : annonce d’une guerre probable 46
Bibliographie 47
Remerciements : 49
Licence : 49
Dans le monde de la culture, il semble que les amateurs et les professionnels aient vécu en paix la plupart du temps. Brandir la menace, comme je m’y emploie dans le texte qui suit, d’une guerre possible entre les uns et les autres, c’est évidemment une provocation, une méchante idée. J’aime attiser les braises afin que le feu prenne et que de larges flammes soient visibles, plutôt que de laisser le feu couver discrètement sous les cendres – et quand l’incendie éclate, il est trop tard pour s’en prémunir. Une guerre larvée n’en reste pas moins une guerre, n’est-ce pas ?
Je voudrais dans les pages qui suivent décrire comment une situation particulière, le déploiement de vastes réseaux de pratiques artistiques en marge des circuits traditionnels de l’art (institutionnels et professionnels), a contribué à éroder le socle sur lequel reposait la culture autrefois dominante, à tel point que certains acteurs professionnels de la culture s’en inquiète, percevant à tort ou à raison, ces artistes alternatifs comme des concurrents potentiels1.
J’essaierai de lire à travers les lignes des discours et des textes produits au sujet des pratiques amateurs, l’ébauche d’une réaction face à ces menaces supposées : réaction incarnée notamment par le politique, sous l’égide du Ministère de la Culture. Nous verrons comment le concept, hautement discutable, d’« amateur », vient servir les intérêts conservateurs de la profession et devient une arme en vue de la domestication, de l’institutionnalisation, et, en définitive, du contrôle de pratiques qui, jusqu’à présent échappent aux pouvoirs institutionnels.
Enfin, nous nous efforcerons de sortir de l’opposition conceptuelle et administrative entre l’amateur et le professionnel, en proposant une vision pluraliste de la création et des créateurs.
1. Explorations sémantiques
1.1 Une distinction sociale
A priori, rien n’oppose les amateurs et les professionnels. Les amateurs sont ceux qui aiment ce qu’ils font – et on suppose qu’un artiste amateur crée pour son plaisir d’abord, parce qu’il aime ce qu’il fait, et ensuite éventuellement, pour d’autres raisons. Rien n’empêche de ce point de vue l’amateur d’art d’en faire aussi son métier. C’est là mettre l’accent sur ce qui se joue au niveau du cœur – et le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas.
Qu’il y ait des artistes amateurs, je crois qu’on devrait toujours s’en étonner et même s’en réjouir : c’est la preuve que l’existence de l’homme ne se réduit pas à gagner sa pitance à force de travail, que l’homme n’est pas seulement une machine intéressée à accroître ses gains ou à garantir sa survie matérielle. Que nos lointains ancêtres aient su trouver la disponibilité d’esprit suffisante pour peindre des animaux sur les murs des grottes, que de tout temps et en toute société humaine, des hommes et des femmes consacrent une partie de leur vie à la création, malgré la précarité et les vicissitudes de l’existence, voilà qui devrait nous faire réfléchir à la pertinence des théories qui montrent l’homme comme une machine à produire et consommer pour l’amélioration de son bien-être. S’il fallait fonder à nouveau l’humanisme, on pourrait peut-être avec bonheur partir de là.
Les professionnels sont ceux qui ont fait profession publique de leur foi. L’étymologie est un jeu parfois amusant, et ce n’est pas sans arrière-pensée que je m’y réfère ici : la profession est d’abord une affaire de foi – mais la foi en tant qu’elle fait l’objet d’une déclaration publique, d’une exposition au su et au vu de tous. De ce point de vue, la différence entre l’amateur et le professionnel se joue sur la manière d’apparaître sur la place publique, c’est-à-dire qu’elle est déjà une différence de position sociale. D’une certaine manière, le sentiment qui pousse l’amateur à faire ce qu’il fait demeure une affaire privée, son jardin secret, tandis que celui du professionnel fait l’objet d’un positionnement social assumé publiquement. On pourrait donc distinguer ici une foi privée d’une foi publique. Quand bien même on évacuerait l’arrière plan religieux du champ sémantique du mot « professionnel », l’idée de vocation assumée, de choix rendu publique, n’en reste pas moins présente.
Dans la langue courante, et ce, dès Montaigne, profession désigne déjà ce qu’on pourrait appeler la condition, l’état social d’une personne, et plus précisément encore, le métier, la spécialité :
« Et à ce propos, à la lecture des histoires, qui est le subjet de toutes gens, j’ay accoustumé de considerer qui en sont les escrivains : Si ce sont personnes, qui ne facent autre profession que de lettres, j’en apren principalement le stile et le langage : si ce sont Medecins, je les croy plus volontiers en ce qu’ils nous disent de la temperature de l’air, de la santé et complexion des Princes, des blessures et maladies »2
Pour acquérir l’art poétique, on devrait donc, selon Montaigne, faire plutôt confiance au professionnel, celui dont c’est l’occupation principale, plutôt qu’à l’amateur – par exemple ici le médecin qui se pique de littérature. On suppose en effet qu’un professionnel, parce qu’il se consacre, dans une perspective quasi-religieuse, à son art, en acquiert une connaissance plus fiable, et devient une sorte d’expert en la matière. C’est là un aspect qu’on retrouve sans peine dans la signification contemporaine du mot profession : l’artiste professionnel s’avance non seulement comme celui qui a fait le choix de se consacrer à l’art mais aussi comme celui qui possède un certain savoir – ou qui l’acquiert justement en conséquence de sa pratique professionnelle.
Certes, peu d’artistes envisagent les choses d’une manière aussi solennelle. Toutefois, quand on choisit de faire de la pratique artistique un métier, on sent bien que ce n’est pas un choix anodin : s’y joue là quelque chose de grave, car la profession d’artiste ne garantit pas, c’est le moins qu’on puisse dire, une vie confortable et des revenus réguliers, et si l’on n’est pas porté par une véritable vocation, on peut s’attendre à souffrir des aléas de la précarité.
En déroulant, comme je le fais ici, le fil des significations, la distinction de l’amateur et du professionnel nous paraît consister surtout en une démarcation sociale : le professionnel fait un choix que l’amateur ne fait pas – celui de consacrer la part la plus importante de sa vie à sa passion, et de s’avancer ainsi dans le champ social. L’amateur, de ce point de vue, est un dilettante, c’est-à-dire celui qui se délecte, qui prend plaisir – et notons au passage qu’à l’origine le dilettante est sous la plume de Charles de Brosses (heureux dilettante lui-même) (1740) celui qui se délecte de musique italienne, musique légère et gaie. La connotation péjorative ne s’attache au mot dilettantisme que plus tard, dans l’ambiance moralisante du XIXième siècle, fustigeant les dandys qui ne s’adonnent qu’au jouir et ne font rien sérieusement. Sa jouissance s’inscrit dans le champ de ce qu’on appellera bien plus tard « les loisirs ».
1.2. Une distinction morale
Ce qui nous conduit naturellement à mettre à jour un autre aspect, disons : moral, de la distinction de l’amateur et du professionnel : les premiers se délectent, prennent plaisir, ne font ce qu’ils font que pour autant qu’ils en jouissent, les seconds incarnent l’esprit de sérieux et de gravité, ils travaillent et prennent de la peine à ce qu’ils font. Dans le cadre de la société bourgeoise bien pensante de la fin du XIXième siècle, l’artiste, de manière générale, n’était pas sans susciter le soupçon des honnêtes gens : Gustave Flaubert, dans l’article “artistes” du Dictionnaire des idées reçues indique : « Ce qu’ils font ne peut s’appeler travailler. » Certes, et c’est aussi bien la raison pour laquelle on pouvait « vanter leur désintéressement »3.
En effet, la différence amateur/professionnel dépend du rapport qu’entretiennent dans l’idéologie dominante les figures de l’artiste et du travailleur. Dans une société pour laquelle la valeur travail constitue un socle moral, comme la France contemporaine, la pratique artistique n’est prise au sérieux que si elle peut être assimilée à un travail – sous-entendu un travail « salarié ». Tout se passe comme si la dimension subversive (au sens de : productrice d’une altérité, d’un autre social) de l’art avait été parfaitement annulée par l’assimilation de l’activité artistique à un travail. Adorno l’avait déjà prévu dès les années 30, en décrivant l’aliénation de l’art véritable dans le marché et les institutions4. Les avant-gardes, de ce point de vue, n’ont fait qu’accélérer la sécularisation du champ de l’art (qui culmine paradoxalement dans le fait que des chanteurs de Karaoké, produits par l’industrie du disque, sont décrits et reconnus par une partie du public et des médias comme des « artistes »).
L’idéologie qui repose sur l’idée que le travail salarié constitue non seulement la voie royale de l’intégration sociale ou de l’autonomie individuelle, mais aussi le destin nécessaire et souhaitable de l’homme5, d’un point de vue moral, conduit forcément à dévaluer les pratiques amateurs au profit des activités professionnelles. L’amateur suscite alors au mieux la sympathie, au pire le mépris et l’indifférence. Il compte pour du beurre. Évalué à l’aune du professionnel, l’amateur n’est qu’une ébauche, un brouillon : il ne s’est pas encore décidé à exercer son art sérieusement, il ne travaille pas vraiment, mais considère l’art comme une « occupation du temps »6, un loisir, relatif à ses jouissances privées. Il ne se confronte pas à la réalité du marché, au jugement critique, ne prend pas autant de risques que le professionnel, ne se donne pas les moyens de viser à l’excellence. De ce fait il demeure la plupart du temps invisible – invisible parce que muet. Ce n’est que dans un contexte de crise du marché de la culture qu’il en vient à représenter une menace pour les professionnels – comme je le montrerai à l’occasion de cet essai.
2. L’ amateur, cet inconnu
Il serait très intéressant d’étudier la manière dont les institutions en charge de la culture dans un pays comme la France parlent des pratiques amateurs. A vrai dire le concept même de pratiques amateurs, initié dans les années 80, fixe déjà un cadre de pensée surdéterminé : l’idée d’une pratique artistique amateur ne prend sens que dans une culture où des artistes se revendiquent comme professionnels et où les institutions les reconnaissent comme tels. Notez au passage qu’on ne parle jamais de pratiques professionnelles, et rarement d‘artistes amateurs.
2.1. Accompagner vers la professionnalisation :
Le concept de pratiques amateurs a d’abord un contenu négatif : l’amateur c’est celui qui n’est pas professionnel, ou du moins, qui ne l’est pas encore – et on suppose donc qu’il aspire à le devenir. Le mot « pratique », sous une apparente neutralité (on peut aussi bien pratiquer un sport), évoque plutôt ici un ensemble d’activités non salariées. L’amateur est donc avant tout un bénévole, et, comme tel, il suscite de temps à autres un surcroît d’intérêt et de sympathie de la part des pouvoirs publics ou de l’opinion : si du point de vue sociologique, on mesure assez bien l’importance dans la vie humaine occidentale de ces pratiques non salariées, du point de vue économique, par contre, le bénévolat ne compte pas (on trouvera évidemment quelques économistes, dans la mouvance d’Amartya Sen par exemple, pour prendre ces pratiques au sérieux, mais la plupart des pays occidentaux n’en tire pas les conséquences politiques qu’on serait en droit d’espérer).
Quand le ministère de la culture s’intéresse aux pratiques amateurs, ce qui arrive bon an mal an à chaque fois qu’un nouveau ministre s’installe à son poste, le dossier des pratiques amateurs suscite immanquablement les mêmes réponses.
L’amateur n’intéresse l’institution que dans la mesure où il est tenu pour un professionnel en puissance. Il s’agit alors de l’aider à actualiser cette puissance, d’où le concept inévitable d’ « artiste en voie de professionnalisation ». Autour de ce concept sont mis en place de multiples dispositifs visant à accompagner l’amateur vers le métier. Il est à chaque fois question de développement et de carrières d’artistes, lexique tout à fait identique à celui utilisé par l’industrie artistique. C’est particulièrement frappant dans le domaine des musiques dites « actuelles » – manière encore une fois politiquement correcte de désigner les musiques populaires, grand public, par opposition aux musiques savantes, nobles et bourgeoises7. Les actions en faveur des musiciens amateurs constituent en quelques sorte des passerelles vers le marché du disque. Je cite ici quelques extraits d’un document publié par le ministère de la culture en octobre 2004 : il est question de propositions visant à améliorer l’action de l’Etat en faveur des musiques actuelles.
« Développer l’activité artistique : Accroître le développement des actions du Centre National des Variétés en direction des producteurs qui portent les carrières des artistes dont ils ont la responsabilité dans tous les domaines de la scène. Renforcement des réseaux d’insertion professionnelle : FAIR, Réseau Printemps, Studio des Variétés, IRMA (observation). L’action de chacune de ces structures se révèle pertinente car elle contribue à l’entrée dans la profession, elle propose un mode singulier d’accompagnement des artistes dans leur structuration professionnelle et des formations artistiques ou administratives. »8
L’industrie du disque, est considérée non seulement comme l’horizon naturel de l’activité créatrice, mais aussi comme devant être intégrée dans les processus d’accompagnement proposés, souvent à titre d’expert. L’action culturelle vise donc à produire les futurs salariés de l’industrie du disque, des artistes travailleurs aptes à prendre place sur le marché. Sont ainsi formés des bataillons d’artistes capables de négocier des contrats en vue d’entrer sur le marché, forts de compétences juridiques, administratives, commerciales. Des organismes tels que la Sacem sont omniprésents, par exemple dans les jurys qui distribuent les aides au développement, ou bien à titre de conseiller juridique (l’inscription à la Sacem conditionne souvent l’inscription à un concours, tel que le FAIR ou les découvertes du Printemps de Bourges). Les experts sont recrutés ou formatés selon les exigences du marché, y compris sur le plan artistique. Bref, la musique populaire, c’est un métier qui s’apprend, et les institutions se posent comme des éducateurs et des formateurs d’artistes.
Le désir de tout artiste amateur serait donc de sortir de cet état de brouillon qu’est l’amateurisme afin de rejoindre le monde des professionnels. C’est évidemment là préjuger gravement des désirs d’artistes – lesquels sont pluriels et ne se limite pas, loin de là, à devenir des artistes-travailleurs pour reprendre l’expression de Pierre-Michel Menger9.
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