Professionnels versus amateurs (2006)

3.2.3. Administrer les amateurs pour renforcer la profession.

Il ne faut pas se voiler la face. Dans les faits, l’application stricte de cette loi signifie pour les artistes amateurs une modification radicale de leurs pratiques scéniques : il ne leur est plus possible de se produire comme auparavant dans les bars ou les lieux non agréés. La seule possibilité qu’il leur reste est de s’intégrer à un processus de validation institutionnelle, lequel prend en charge leur formation, les éduque, encadre leur pratique, choisit les concerts auxquels ils peuvent prétendre, les met sur les rails de la professionnalisation : c’est le triomphe du modèle de l’artiste en voie de professionnalisation.

Triomphe tout à fait paradoxal à l’heure où justement la profession étouffe du fait de la multiplication des projets artistiques. Et c’est là le second aspect de ce projet, dont l’institution ne fera probablement pas l’aveu : il s’agit d’une part d’étouffer dans l’œuf les velléités artistiques des amateurs, en leur montrant combien la route qui mène à la professionnalisation est rude, et combien peu en définitive seront élus ; et d’autre part, créer de nouveaux emplois en faveur des professionnels : car il faudra bien encadrer tous ces amateurs qui ne manqueront pas de s’inscrire en masse dans ces processus de reconnaissance institutionnelle.

On contrôle ainsi les amateurs, on les étiquette, les administre, et on renforce du même coup les positions des professionnels : on exclue des scènes traditionnelles, bars, cafés concert, les amateurs, et on réserve ces espaces aux seuls professionnels. Et on crée de nouveaux emplois pour ces derniers, qui auront la charge d’encadrer ces amateurs forcément incompétents.

Encadrer, Accompagner, Administrer, mais aussi Limiter, Interdire et enfin Punir. On retrouve bien ici le double langage du ministère au sujet des amateurs. Ce projet ambitieux d’administration des pratiques amateurs, sous son allure paternaliste – qui suffirait déjà le considérer comme insupportable – cache en fait une autre motivation : renforcer le monde de l’art professionnel, accentuer ses privilèges, cloisonner et durcir la frontière qui le sépare du monde amateur.

Le rapport de la commission nationale des musiques actuelles de septembre 1998 annonçait déjà un tel projet :

« Place des amateurs sur scène :

Comme pour la formation, la reconnaissance des pratiques amateurs passe par une exigence de qualité dans l’accompagnement de ses pratiques de diffusion.

La volonté de revendiquer une signature originale et de l’exprimer dans l’espace public, le lien apprentissage-diffusion-création appellent l’urgence de définir un cadre réglementaire afin de permettre la présence des amateurs sur scène (aménagement du décret de 1953).

Ce cadre réglementaire permettra, sans présomption de salariat, la présence d’amateurs sur des scènes labélisées qui devront être en priorité celles dont la mission de service public est clairement définie.

Il s’agira ainsi d’offrir aux amateurs les meilleures conditions de diffusion (soirées spéciales dédiées aux amateurs et annoncées comme telles…), sans concurrence déloyale à  une programmation professionnelle reconnue et confortée51. »

Les fameuses propositions d’octobre 2004 pour préparer l’avenir du spectacle vivant répètent à plusieurs reprises la nécessité de lutter contre la concurrence déloyale dont les amateurs seraient censés être coupables et les professionnels victimes :

« Ce texte, qui pourrait être un chapitre de la loi sur le spectacle vivant, sera un signe fort de la volonté de l’Etat de donner aux amateurs un cadre clair leur permettant de rencontrer le public tout en préservant l’emploi culturel de la concurrence abusive du travail insuffisamment ou non rémunéré.

Un projet de texte, abrogeant le décret de 1953, est dès à  présent susceptible d’être proposé à  la concertation. Il précise les caractéristiques d’un spectacle d’amateurs et distingue, pour la participation d’amateurs à  des spectacles professionnels, le droit commun, avec présomption de salariat, et les exceptions, liées à  un projet de formation régi par convention. »

Tous ces textes ne se contentent pas de déclarer une flamme soudaine pour les amateurs : elles les accusent dans la même phrase de ne pas respecter le droit du travail et de mettre en péril les pratiques professionnelles. On retrouve ce souci dans un texte assez étonnant, dans lequel les organisations professionnelles réunies au sein de la GEMAP (Groupement des entrepreneurs de musiques actuelles et populaires), font soudainement preuve d’un intérêt pour les pratiques amateurs, ce qui, avouons-le, n’est pas commun. Comme on peut s’y attendre, il s’agit d’un véritable manifeste en faveur d’une administration totale de ces pratiques, et même d’un marquage permettant au public de faire la distinction entre la production professionnelle et le reste. Je cite quelques phrases caractéristiques de ce document52.

Il s’agit « de fixer les deux polarités (amateur et professionnelle) et de permettre ainsi de mieux identifier les rites de passage ou les processus d’insertion professionnelle » : on ne peut mieux exprimer ce que j’appelai le renforcement des frontières. La référence au lexique ethnologique et sociologique montre bien qu’il s’agit de défendre les spécificités d’une véritable caste, contre les risques de confusion qu’entraîne le succès de certains amateurs, lesquels, ayant développé leur activité en autodidacte, n’ont que faire de ces rituels. Et plus loin : « Afin d’éviter toute confusion avec les pratiques professionnelles, il est nécessaire de codifier les pratiques amateurs sous des vocables spécifiques et de se dégager des « us et coutumes » de la profession. » Ce que fait le gouvernement avec une certaine subtilité, les membres du GEMAP le clament haut et fort : il faut Codifier, Inventer des vocables, soumettre au Concept.

« Le praticien amateur doit être envisagé et s’assumer comme tel. » : sous-entendu, il ne s’assume pas comme tel. Et pour cause : je pense effectivement que le concept d’« amateur » ne correspond pas à la réalité plurielles des pratiques indépendantes de la caste professionnelle. Pourquoi donc devrais-je « assumer » (ce qui renvoie comme par hasard à la terminologie de la responsabilité morale) un statut qui ne me décrit pas ?

Et, afin de codifier, identifier, maîtriser les amateurs, les membres du GEMAP préconisent la création de contrats d’amateurs, de lister des lieux autorisés à accueillir des spectacles amateurs (sous entendu : interdire les spectacles amateurs dans les lieux non agréés), mener une campagne d’information pour informer le public et les amateurs de ces nouvelles règles du jeu (et du coup, les aider à bien identifier les spectacles sérieux, professionnels, et le reste), inviter les amateurs à adhérer à des fédérations départementales (excellente manière de les tenir en laisse), adhésion qui générerait « des droits et des devoirs » (on imagine qu’il s’agit surtout du devoir ne pas marcher sur les plates bandes des professionnels).

Et pour finir, je ne résiste pas à citer cette phrase dont le sens m’échappe à vrai dire, mais dont la teneur lexicale fait un peu froid dans le dos :

« Un système de déclaration simple des représentations publiques doit permettre de connaître et de maîtriser la diffusion des amateurs avec des signaux d’alerte. »

Alerte ! Les amateurs jouent sur la place publique !53

3.2.4 « Éduquer » les amateurs ? Ou bien… les « domestiquer » ?

On part donc du principe que les amateurs ne jouent pas dans de bonnes conditions et qu’ils désirent jouer dans de meilleures conditions, qu’ils ont besoin d’aide pour être mieux diffusés (sous entendu, il leur manque une diffusion de qualité, ce qui est tout de même blessant pour les responsables des petits labels indépendants par exemple, lesquels travaillent d’arrache-pied et bénévolement pour faire connaître leurs artistes).

Mais de quelle enquête, de quelles sources, le rapporteur croit tenir tout ce savoir ?

J’ai monté sous la forme d’une association un label indépendant il y a 5 ans, et parmi les artistes que nous avons défendus, certains comme Gatechien, Half Asleep, The Wedding Soundtrack, Jullian Angel, se produisent sur scène dans toute l’Europe, ont des fans aux 4 coins du monde et sont chroniqués par des magazines musicaux distribués à des centaines de milliers d’exemplaires ! Sans parler de ceux d’entre nous qui sont devenus d’excellents producteurs, à titre bénévole, ou qui ont appris en autodidacte les rudiments de l’activité promotionnelle. Et tout cela en demeurant strictement amateurs, sans jamais toucher un centime de rémunération. Je pourrais citer ainsi des centaines d’artistes, en France et ailleurs, qui sans avoir fait de leur passion un métier, souvent parce que leur musique est trop exigeante pour avoir sa place sur un marché du disque frileux et d’une grande pauvreté artistique, ou parce qu’ils ont un métier auquel ils tiennent, n’en accomplissent pas moins un cheminement brillant. Ils n’ont pas choisi la professionnalisation, et s’en trouvent bien ainsi. Mais la plupart n’ont eu absolument aucun besoin de l’aide des pouvoirs publics : c’est bien plutôt eux qui pourraient en apprendre à certains professionnels !

Il y a là rien moins que du mépris pour des pratiques alternatives, que l’Etat semble totalement ignorer (et on se demande à quoi ont servi toutes ces missions d’analyse et d’enquête censées permettre la compréhension des pratiques amateurs.)

Lors de sa déclaration du 28 février 2001, Catherine Tasca, fraîchement nommée ministre de la culture, présentait les orientations de sa politique en faveur de la musique, et consacrait, comme tout ministre est censé le faire, un bref chapitre aux pratiques amateurs, qui commençait de la sorte :

« Les pratiques amateurs, vecteur prioritaire de la démocratisation culturelle, et notamment les pratiques vocales et le chant choral, offrent une voie d’accès collective, égalitaire et joyeuse à la musique.54 »

Je n’ai rien personnellement contre les pratiques vocales et le chant choral, mais qu’on prenne ces activités comme caractéristiques des pratiques amateurs me paraît très représentatif de la manière dont les élites les considèrent. Le paragraphe suivant, consacré au soutien des conservatoires et des écoles de musique, est du même tonneau. L’utopie de l’accès à la pratique culturelle pour le plus grand nombre trouve son accomplissement dans le chant choral55. C’était en quelque sorte visionnaire : le ministre annonçait le succès du film de Gérard Jugnot, les Choristes. Mais c’était aussi confiner la pratique culturelle à l’interprétation et du même coup prendre le reste des créateurs non-rémunérés pour des imbéciles.

A vrai dire, dès qu’on évoque les pratiques amateurs, les ministres successifs, depuis Jack Lang, articulent toujours le même leitmotiv : former, éduquer, encadrer, administrer. Combien d’emplois ont été créés pour mener à ben ces actions ? Quelles sommes ont été investies à cette fin depuis vingt ans ? Et n’est-il pas extraordinaire qu’en dépit de tous ces investissements, dont tout le monde s’accorde à reconnaître le peu d’efficacité, les pratiques amateurs se soient tout de même épanouies, inventant d’autres modèles, à partir de démarches privées et de préférences personnelles ?

L’éducation des amateurs, non seulement ne repose sur aucune connaissance fine de la réalité, mais sert d’alibi à une cause moins avouable : débarrasser les professionnels de concurrents encombrants. L’Etat, une nouvelle fois quand il s’agit d’évoquer la culture non-professionnelle, se montre sous le jour d’un despote éclairé56, méprisant la pluralité réelle des pratiques et des désirs.

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