Sur un forum qui n’a vraiment rien à voir avec. Ce message en passant : « Là où les Américains médicalisent à outrance, on passe en France par des psychanalyses où les praticiens sont encore bloqués dans des principes freudiens considérés comme dépassés partout ailleurs depuis un demi-siècle. »
Combien de fois on peut lire ce jugement définitif, partout et dans n’importe quel contexte (dès qu’il s’agit en somme de donner exemple d’une charlatanerie). La psychanalyse a certes connu ses heures de gloire – et ça n’a pas été forcément joli à voir, l’arrogance des psychanalystes n’est pas une légende, leur tendance à l’esprit de chapelle et les luttes intestines, le conservatisme, voire le côté carrément réactionnaire chez certains, non plus.
Ce temps-là est passé, en partie grâce ou à cause des procès que lui intentent régulièrement quelques philosophes en mal de notoriété, quelques scientifiques qui confondent tout (et sombrent dans le scientisme), et quelques associations qui prétendent délivrer les autistes des griffes de leurs bourreaux, etc. Ajoutons à cela : le succès très dans l’air du temps néolibéral des thérapies dérivées du développement personnel, et des médecines alternatives ; le succès des neurosciences (et des thérapies cognitives qui prétendent les “appliquer”, ô combien nativement d’un point de vue épistémologique) ; et surtout, de manière plus fondamentale sans doute, les bouleversements affectant le temps dont on dispose et le temps de nos pensées, et par conséquent la relation à la mémoire, la qualité et la valeur qu’on accorde aux récits de soi, les métamorphoses de la sexualité, de la culpabilité, de la honte, bref, toutes ces modifications anthropologiques qui font que nous habitons un monde saturé de storytelling, où les intimités s’exposent et se surexposent, pour le meilleur et pour le pire. Bref, tout cela et d’autres choses encore permettent de comprendre pourquoi la psychanalyse ne fait plus “autorité” (même si, bien souvent congédiée par la porte, elle s’en revient subrepticement par la fenêtre, même là où ne l’y attendrait pas).
Mon propre rapport avec les psychanalystes, notamment les associations et leurs élus (au sens quasiment religieux du terme parfois), a souvent été compliqué : il est désormais inexistant. J’accueille des patients depuis 16 ans maintenant, et je crois que j’ai tout à fait cessé de lire « de la psychanalyse » depuis huit ans. Je me réclame encore, mais c’est devenu assez vague, de Bion ou de Ferro, mais avec le temps, je me suis constitué une jolie batterie de modèles et de concepts qui me suffisent et que j’ai tendance à délaisser aussitôt conçus (c’est peut-être une leçon de Bion, se garder de l’esprit de système : le laisser à la philosophie). J’ai préféré écrire des livres, me passionner pour l’anthropologie, les polythéismes antiques ou les problèmes liés au climat (et j’en passe). Mais je continue malgré tout d’étudier la psychanalyse en écoutant mes patients – pour le reste, j’en ai assez lu.
Quasiment tous ceux (et je doute qu’il y ait vraiment des exceptions) qui se défoulent sur la psychanalyse, confondent la (les) théorie(s) – c’est-à-dire le peu qu’ils ont lu de Freud –, et la pratique. C’est sans doute en partie à cause de la tendance de Freud à appliquer ses découvertes à d’autres domaines du savoir, comme une grille de lecture universelle – je n’ai jamais aimé cette tendance (et pour me situer maintenant du côté de l’anthropologie, elle me parait surtout constituer une manifestation tout à fait classique d’ethno-centrisme abusif) Mais Freud était de son temps. J’ai beaucoup plus de mal avec les stars de la discipline (souvent de vieilles gloires qui ont fait leur analyse avec machin qui lui-même avait fait son analyse avec bidule – adeptes des généalogies bourgeoises traditionnelles) qui entreprennent à longueur de médias de se mêler de tout et n’importe quoi. On paye aussi le manque de rigueur et l’orgueil démesuré de certains, lesquels, malheureusement, s’autorisent d’eux-mêmes à « représenter » l’ensemble de la profession.
Bon. Cela dit, on n’a pas trop entendu d’analystes durant la pandémie (je veux dire, causant de la pandémie « en tant que psychanalyste ») et c’est tant mieux. On aura évité pas mal de bêtises (même si cette absence médiatique me laisse dubitatif). Et, bon an mal an, il y a encore des patients (plus beaucoup chez moi, certes, et presque plus du tout à vrai dire) qui se lancent dans cette affaire.
Mais cette évidence d’une discipline « dépassée depuis plus d’un demi-siècle » n’en reste pas moins pénible à entendre parce qu’elle est stupide. Les séances de psychanalyse n’ont pas vocation à entrer en compétition sur le plan de je ne sais quel résultat avec d’autres démarches thérapeutiques. Et j’assume totalement que l’analyse ne soit pas une théorie, et n’ait pas de prétention à l’être. Il s’agit de toute autre chose. Ni de guérir ni d’aller mieux, mais de se trouver un peu moins dupe, et peut-être un peu plus intelligent (n’ayons pas honte de le dire). Parfois ça permet d’aller mieux, parfois, c’est pire (« les choses étaient plus simples quand je me défonçais à l’héro »). De mieux comprendre les récits qu’on s’est trimballé jusque-là, et d’être en mesure, peut-être, d’en composer un autre, plus ouvert, plus lucide, éventuellement libérateur. Voilà. Quelque chose dans ce style. C’est peut-être daté « depuis plus d’un demi-siècle » – comme la littérature alors ? – mais je ne vois qu’il y ait là l’occasion d’une rivalité quelconque avec les neurosciences par exemple ou la médecine naturaliste.
Bon. Mine de rien ça doit faire dix ans que je n’ai pas pondu une seule ligne au sujet de ce qui est censé être mon métier 🙂 Voilà c’est fait. Rendez-vous en 2031 pour la suite.