le problème de la juste rémunération des artistes sous licence libre

Le problème de la rémunération des artistes sous licence libre est non seulement un problème dont la formulation paraît infiniment ambigüe mais aussi le genre de thème dont l’évidence repose sur un ensemble de préconceptions à leur tour très problématiques.

Le collectif libre accès, dont l’influence est grandissante en France, et qui réunit un certain nombre d’associations regroupant des utilisateurs de licences libres (dans le domaine artistique ou littéraire et logiciel), inscrit à l’entrée de son site web le programme suivant :

Libre Accès est une coopérative de soutien au mouvement artistique des licences de libre diffusion ayant pour objectif de fournir un cadre économique juste assurant une bonne rémunération des artistes.

La formulation laisse songeur. Qu’entend-on exactement par “cadre économique” ? et “rémunération” ? Et sur quelle conception de la justice repose l’emploi des mots “juste” et “bonne” (le président de l’association à qui je posais la question, me répondit brièvement que “juste” et “bonne”, c’était la même chose – ce qui me laisse coi).

On sent bien que ce vocabulaire n’acquiert de significations que si on fait l’effort de dégager la préconception qui le soutient. On la chercherait en vain sur le site du collectif, je vais donc essayer de deviner quelles en sont les grandes lignes. En l’absence d’autres informations, partons de cette formulation, essayons de procéder de manière logique en faisant apparaître le raisonnement quelle conclut.

S’il est question de fournir “un cadre économique juste assurant une bonne rémunération des artistes” on peut s’attendre à ce que :

1° Un tel “cadre économique, assurant etc.” n’existe pas. Qu’il faut donc le fournir.

2° Ou bien que : les cadres économiques existants ne sont pas justes (c’est-à-dire n’assurent pas une rémunération “bonne” aux artistes sous licence libre).

3° Que les artistes sous licence libre ne bénéficient pas d’une bonne rémunération. Ce qui est injuste.

Une première idée qui me vient là, consiste à m’étonner de cette soudaine revendication des artistes sous licence libre en faveur d’une juste rémunération. Je m’en étonne, parce qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Je dirais même qu’au début du mouvement du libre, par exemple quand on lit Ram Samudrala, le grand papa philosophe des licences libres artistiques, le problème de la rémunération des artistes sous licence libre était typiquement un faux problème (en fait : une objection qu’on pourrait faire à la free music philosophy) :

8. Les musiciens ne vont-ils pas mourir de faim s’ils libèrent leur musique ?

Les musiciens ont habituellement plusieurs sources différentes de revenus: ventes de disques, produits dérivés, concerts, programmation radio, télévision, etc. La libération de la musique ne va certainement pas causer de tort à la vente de produits dérivés et de billets de concert, et elle n’aura pas non plus d’effet sur la rémunération de l’exécution publique des morceaux. Elle ne pourra qu’améliorer les ventes, car les gens vont continuer à soutenir les artistes qu’ils aiment en allant à leurs concerts et en achetant leurs produits. Les bénéfices provenant des ventes de disques ne seront pas non plus affectés, puisque les gens seront encouragés à les acheter directement auprès de l’artiste pour avoir des morceaux en prime ou des textes d’accompagnement, les paroles des chansons et les pochettes des disques. La musique libre peut donc être utilisée comme un outil commercial pour faire en sorte que les musiciens ne meurent pas de faim. Une autre manière de gagner directement de l’argent est d’encourager les gens à envoyer aux artistes des «dons», s’ils estiment que la musique qu’ils ont copiée a de la valeur. Cette pratique pourrait prendre racine dans la société, comme c’est déjà le cas pour le pourboire, que les gens donnent pour rémunérer différents services, même lorsqu’il n’y a pas d’obligation pour eux à le faire.

Ce texte date de 1994, mais on peut sans trop de discussion affirmer qu’il exprime ce que les acteurs du libre, dans leur majorité, pensaient jusqu’à récemment. Il est tout à fait étonnant donc, que cette revendication concernant une juste rémunération ait pris tellement d’ampleur ces dernières années, voire : ces derniers mois. On se demande même : mais d’où vient une telle revendication ? Je ne me souviens pas en tous cas d’avoir vu défiler dans les rues de nos cités des artistes sous licence libre en colère réclamant une plus juste rémunération. Donc on se redemande : d’où vient ce thème de la rémunération qui apparaît aujourd’hui tellement évident – au point qu’on commence à soupçonner les anciens partisans du libre, qui balayaient d’un revers de la main cette si fondamentale question, de n’avoir été que des utopistes aveuglés par je ne sais quelle idéologie new age.

Bon. Revenons à 2009 et à cette formulation qui nous laisse sur notre faim. Il y aurait une injustice quelque part. Ce quelque part, qui semble aller de soi chez les rédacteurs de libre accès, nous paraît, à nous qui ne sommes pas dans le secret des dieux, quelque peu vague. En effet, qu’il y ait des artistes ou des auteurs qui habituellement revendiquent une plus juste rémunération ou qui se plaignent qu’on les spolie, voilà un fait indubitable (ce qu’il ne signifie pas qu’ils aient raison) : il suffit d’écouter les revendications explicites et motivées des membres de la Sacem, représentés depuis quelques années (sans que ça fasse aucun problème d’ailleurs à personne) par le ministère de la culture : c’est un leitmotiv, “il n’y a pas de création sans rémunération“, slogan tout à fait délirant, étant donné le nombre de réalisations qui encombrent les mondes de l’art, et l’immense majorité d’entre elles étant produites sans rémunération aucune. On ne peut pas croire que les membres de libre accès tombent d’accord avec un slogan aussi stupide, aussi éloigné de la réalité. Accordons leur ce crédit et supposons que ce n’est pas cela qu’ils veulent dire. Supposons qu’ils soient beaucoup plus intelligents que les gens auxquels ils s’opposent.

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