« Ces lions dont tu parles, ce ne sont pas des symboles. Ils sont réels. »

Avec le merveilleux et bref essai de Harry G. West, Ethnographic Sorcery, University of Chicago Press, 2007, je quitte les rivages de la méditerranée Antique (et même préhistorique) et m’en retourne à mon autre passion, l’anthropologie, en l’occurrence du côté du Mozambique, chez les habitants paysans du plateau de Mueda, qui ont souffert tant de vicissitudes, entre la colonisation portugaise, le socialisme radical durant l’indépendance, et bien entendu désormais le libéralisme et la « modernisation » (à marche forcée également ici comme ailleurs). Les Chinois se sont installés depuis les études de Harry G. West, ce qui n’arrange rien.

Petit livre drôle et savant, et terriblement stimulant. Si vous vous intéressez à ce que c’est que « croire », prenez la peine d’y jeter un œil. Dans une partie du monde où la sorcellerie demeure, malgré la mondialisation, extrêmement présente, où les hommes-lions rôdent autour des villages, où l’on peut être victime d’un sortilège qui vous plonge (c’est ce qu’a « vécu » l’auteur) dans des maladies abominables, l’anthropologue fait un travail compliqué, et pour tout dire dangereux :

« Convalescent à Maputo, mes craintes se sont transformées en obsessions face aux menaces potentielles qui m’attendaient à Mueda : accidents de la route mortels ; pannes de véhicules financièrement ou logistiquement débilitantes ; rencontres avec des araignées, des serpents, des léopards ou des lions ; mines anti-personnelles (rebuts de la guerre d’indépendance ou de la guerre civile) ; des troupes démobilisées, des bandits armés retournés à l’état sauvage, des fonctionnaires suspects (qui pourraient, par exemple, m’interdire l’accès à mon site), des policiers extorqueurs (qui pourraient confisquer mon véhicule sous prétexte qu’il a été volé), des rencontres avec des villageois hostiles et ivres, la malaria cérébrale, etc. »

Et donc, la sorcellerie (qui fait partie des dispositions de tout un chacun, enfants, vieillards, hommes et femmes, riches et pauvres). Le moment pivot du livre, qui constitue un retour réflexif sur une vie de recherche, se situe à l’issue d’une conférence donnée par Harry G. West à des chercheurs Mozambicains :

« J’ai terminé mon exposé et j’ai demandé s’il y avait des questions et des commentaires. Un long silence a été suivi de plusieurs interventions gênantes sur des détails ethnographiques mineurs, tandis que la plupart des personnes présentes dans la salle s’agitaient nerveusement. Enfin, Lazaro Mmala − un Muedan, diplômé de l’école primaire de la mission catholique de l’Imbuho, instituteur de formation, vétéran de la guérilla mozambicaine pour l’indépendance et désormais officier de l’association des vétérans − s’est éclairci la gorge et a dit, simplement : « Andiliki, je pense que tu as mal compris ».

« Comment ça ? » Lui ai-je demandé, en essayant de cacher mon anxiété.

« Ces lions dont tu parles… » Il s’est arrêté, me regardant avec ce qui semblait être un mélange d’embarras et d’amusement. Puis il a repris avec prudence mais confiance : « Ce ne sont pas des symboles. Ils sont réels. »

Un soupir collectif a gagné la pièce. Une discussion animée s’ensuivit, au cours de laquelle presque toutes les personnes présentes ont raconté des incidents qu’elles avaient vécus ou des histoires qu’elles avaient entendues, sur les lions qui traquaient, attaquaient et dévoraient les gens, ainsi que sur les voisins et les parents envieux qui étaient responsables de ces événements. À la fin de la session, j’avais recueilli presque autant de « données«  sur les lions sorciers que j’en avais rassemblé au cours d’une année « sur le terrain« . »

(je me rends compte que cette question : qu’entendons-nous par croire ? − que les croyants ne se posent généralement pas soit-dit e passant, ou pas comme je me la pose, m’aura suivi (et précédé) durant des décenniesaussi bien dans mes explorations antiques que dans mes voyages ethnographiques − et j’ai quand même fait ma thèse sur le néoplatonisme !)