Le Cimetière des Écrivains

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LE CIMETIÈRE DES ÉCRIVAINS

I.

Il a pris une chambre dans le seul hôtel qui n’ait pas encore fermé ses portes – avec vue sur le port, a-t-il demandé – ce qui l’intéresse, mais il s’est bien gardé de le dire à l’hôtelier, c’est de pouvoir surveiller les allées et venues autour des navettes qui relient le continent à l’île – on lui aurait donné cette chambre de toute façon, lui a-t-on expliqué, car, à la morte saison, c’est-à-dire l’hiver, les clients se comptent sur les doigts d’une main, d’ailleurs, actuellement, il est le seul, il se débrouillera avec la clé qu’on lui a remise, je ne vais pas faire le planton toute la journée pour un seul client, en cas de besoin, voici un numéro de téléphone où me joindre et bon séjour.

L’hôtelier ne lui pose aucune question. Voici la clé et voici, griffonné sur une feuille de papier, un numéro de téléphone.

Je ne dirais pas pour quelles raisons il est venu se cacher sur l’île. Disons qu’il sait des choses qu’on ne tolère pas qu’il sache et vous devrez vous contenter de cette information.

Dans son journal intime, il note : j’écris dans ce journal pour ne pas devenir fou.

S’il avait eu à répondre aux questions de l’hôtelier, il aurait dit qu’il est écrivain, ce qui est un mensonge mais peu importe, les habitants de l’île auraient parié la totalité de leurs maigres biens, et même leur propre bateau, qu’il était écrivain, car les touristes qui débarquent à la morte saison se prétendent immanquablement écrivains. Ils le sont parfois. Lui, non.

Ces touristes prétendument ou réellement écrivains finissent mal dans 90 % des cas. Seul un écrivain sur dix séjournant sur l’île meurt paisiblement dans son lit, de mort pour ainsi dire naturelle, pour les autres, ça se passe plus mal.

Il l’ignore encore, mais les habitants ont été forcés de réserver une partie du cimetière municipal aux écrivains, une petite parcelle, occupée par une trentaine de pierres tombales, signalée par un panneau : CIMETIÈRE DES ÉCRIVAINS, et, non sans malice, car les insulaires savent aussi s’amuser, ils ont fait en sorte que ce cimetière soit visible depuis la MAISON DES ÉCRIVAINS, sorte de résidence bâtie dans un phare dédié à l’accueil des écrivains qui ont été choisis par le Ministère pour occuper les lieux quelques semaines. Ainsi, toute l’année, excepté durant l’été, car l’île, en été, se consacre exclusivement à l’accueil des amateurs de bains de mer, on peut croiser des écrivains à succès marchant cheveux au vent à la recherche de l’inspiration, du moins, c’est ce que supposent les habitants du cru, et d’autres écrivains, moins bien lotis, qui n’ont pas eu la chance d’être choisis pour occuper la maison des écrivains, et qui séjournent ici par leurs propres moyens, logeant dans une chambre d’hôte ou dans le seul hôtel ouvert en dehors de la saison touristique.

Il avait projeté de se fondre dans le moule de la seconde catégorie, celle des laissés-pour-compte, les écrivains que le succès fuit, n’ayant de toute façon jamais écrit aucun livre, ni même eu l’idée de le faire. Il était typiquement un prétendu écrivain, et, sur l’île, on considérait de toutes façons qu’il s’en trouvait sans doute bon nombre, de prétendus tels, bien qu’on n’ait jamais jugé utile d’inventer une troisième catégorie pour ceux-là.

Qu’importe. Il lui fallait un endroit pour se poser un moment, refuge très provisoire, car, il n’en doutait pas : ils étaient toujours à ses trousses, et ce n’était qu’une question de jours avant qu’ils ne parviennent à le localiser.

II

Alors qu’il s’en va visiter l’île, dont en vérité il aura vite fait le tour, il croise une jeune femme qui dévale à bicyclette la seule côte du village, les cheveux au vent comme dans les films, les films italiens surtout. Cette femme lui rappelle quelqu’un. Il n’aime guère ce sentiment. S’il a rencontré ce quelqu’un autrefois, il se peut qu’il s’agisse d’un ancien collègue, et qu’à son tour il le reconnaisse lui, et en informe le bureau central. Sans oublier que ce quelqu’un est peut-être tout bonnement actuellement sur ses traces, la rencontre n’ayant alors rien de fortuit. Cette femme par exemple, qui vient de passer à bicyclette devant lui, comme par hasard, c’est peut-être une jeune employée du bureau, une nouvelle agente qu’il aura croisée dans les couloirs quand elle était en formation, et la probabilité qu’elle se promène par hasard dans les ruelles de ce port, et séjourne sur cette île, serait alors parfaitement nulle. Ou bien, il a juste éprouvé en la voyant passer, si jolie et si intrépide, prenant de la vitesse dans la descente, la seule descente de l’île, un commencement d’émotion amoureuse, et, c’est ce qu’on éprouve souvent quand on parle de coup de foudre, il a ce sentiment de déjà-vu, la perception actuelle de cette femme se mélangeant confusément à la rêverie qui accompagne l’émergence du désir, et ma foi, dans ce cas, il n’a rien à craindre d’elle. Mais comment savoir ?

III

À part ça, les journées promettent d’être longues et ennuyeuses. Il parcourt l’île de fond en comble, ce qui ne prend pas bien longtemps, et se pose ici et là, seul, à l’abri des regards, dans un coin de plage ou sous un bosquet de pins, se laisse gagner par le sommeil, s’efforce de ne pas trop ruminer, essaie d’apprécier le fait d’être encore en vie.

Lors d’une halte à l’abri du vent sous un rocher – les vagues s’écrasent doucement sur les récifs en contrebas, quelques mouettes passent, indifférentes – il note dans son journal : Topographie de l’île : bois, dunes, collines de lande, falaises et rochers. Quelques hameaux, quelques bâtisses isolées, deux phares à chaque extrémité de l’île, dont la maison des écrivains. Seul le port semble habité à l’année. Quelques moutons. Quelques chiens errants sur la lande.

Chaque soir, avant le dîner, il passe un moment sur la plage, l’unique plage de l’île, le reste de la côte, c’est du rocher, et se roule un joint, habitude qu’il a conservée de sa jeunesse dissolue, enfin, tout est relatif, on a connu pire dans la dissolution, à commencer par la mienne, de jeunesse.

Dans son journal, il ne mentionne même pas la jeune femme qu’il a pourtant de nouveau croisée devant l’embarcadère ce matin, alors qu’il sortait de l’hôtel pour faire un footing. Il pleuviotait, le vent soufflait du nord, il s’était senti ridicule dans son collant moulant, elle lui avait lancé un bonjour enjoué tandis qu’agenouillé il refaisait ses lacets. Mais il n’en écrit pas un mot. Il écrit juste : Je me dois de garder la forme, malgré l’envie qui me tenaille d’abandonner, de me laisser aller. Je dois être capable de courir si besoin est, être en mesure de me défendre. Mais de la femme, non, il ne dit rien.

Il se débrouille pour être à la fenêtre de sa chambre quand la navette qui fait la liaison avec le continent débarque son chargement d’insulaires et de continentaux. Quarante-cinq minutes de navigation par beau temps, douze euros le trajet sans abonnement, deux allers et retours par jour en hiver, beaucoup plus durant l’été. Il a suffisamment observé les gens qui montent et descendent de la navette empruntant la petite passerelle en bois qui, sur trois mètres, sépare le pont du bateau de la terre ferme, pour deviner qu’ils sont quasiment tous des autochtones, des insulaires, ou bien des familiers des insulaires, amis et famille proche qui ont quitté l’île autrefois pour aller tenter leur chance sur le continent. En cette saison, aucun touriste. Mais quelques écrivains. Il pense avoir vu débarquer deux écrivains, un homme puis une femme, dans la même journée, l’homme avec la navette du matin, la femme dans la navette du soir. Il n’avait jamais vu d’écrivains jusqu’à présent, mais il en donnerait sa main à couper, ceux-là sont incontestablement des écrivains, c’est ce qu’il a pensé en les voyant débarquer avec leur sac extraordinairement léger, peu encombrant – c’est là l’exceptionnel avantage de l’écrivain en voyage sur le musicien en voyage par exemple, surtout si ledit musicien est violoncelliste ou, pire encore, contrebassiste, sans parler des harpistes – quant aux pianistes, s’ils voyagent, c’est la plupart du temps sans leur instrument de prédilection – l’avantage des écrivains-voyageurs donc, c’est qu’ils n’ont pas besoin d’autre chose qu’un carnet et un stylo pour s’adonner à leur art, et c’est sans doute la raison pour laquelle la rencontre d’un écrivain voyageur quand on est en villégiature est tout à fait banale, bien qu’on puisse le cas échéant rencontrer également des voyageurs écrivains, sans parler des voyageurs qui se disent écrivains, soit parce qu’ils espèrent le devenir, et pourquoi pas à l’occasion de ce voyage précisément, soit parce qu’ils ont choisi d’adopter la posture, sinon la profession, d’écrivain pour camoufler un voyage illégitime, une fuite inavouable – c’est ce dont nous parlons en réalité depuis le début de ce récit, le cas qui nous occupe pour ainsi dire. Ces deux-là en tous cas, l’homme et la femme, possédaient toutes les caractéristiques de l’écrivain en voyage, et d’ailleurs, dans l’après-midi, notre héros, pas écrivain pour deux sous mais rompu à l’observation de ses semblables, ne fut pas surpris de les voir sortir ensemble, déjà complices, de la Maison des écrivains.

IV

Le quatrième jour, le vent soufflait toujours, il avait plu durant la nuit, la route était encore humide. En sortant de l’hôtel, il a failli heurter la jeune femme qui descendait l’unique côte du port à fond de train, mais qu’une rafale avait déportée à quelques centimètres du rebord du trottoir qu’il empruntait. Crissement des freins. Rencontre fortuite. Apparemment. Il a tendu les bras pour la réceptionner au cas où, mais elle s’est rétablie sans son aide. C’était juste, elle a fait dans un souffle. Avec la pluie sur la chaussée, a-t-il commenté. Se souriant mutuellement. Puis : merci de m’avoir presque sauvée ! a-t-elle dit en repartant, et lui, bêtement, interloqué par ce presque et ce sauvée, oui, bonne journée. Elle a filé sur la voie qui longe le quai, et lui a repris son chemin, et, deux cents mètres plus loin, posée contre la rambarde à l’entrée du café, sa bicyclette. Elle lui a fait signe par la vitre, et quelques secondes plus tard, il avait pris place à sa table. Quoi de plus normal ?

Vous êtes écrivain ? lui-a-t-elle demandé alors qu’il caressait sa tasse de café pour en évaluer la chaleur. Il a fait, en levant les sourcils pour marquer son étonnement, que les nouvelles allaient vite sur cette île, ajoutant qu’effectivement il s’efforçait, essayait, d’écrire, et vous ? Elle, eh bien, elle écrivait aussi à ses heures perdues, de la poésie principalement, mais elle n’était pas écrivain, enfin, pas écrivain professionnel, et n’en avait d’ailleurs pas l’ambition, il y a bien assez d’écrivains comme ça, conclut-elle en riant franchement. Je ne vous le fais pas dire, dit-il, mais je voulais aussi savoir, vous êtes d’ici ? Non, pas du tout. Alors, excusez mon indiscrétion, mais qu’est-ce qu’on peut bien avoir comme occupation dans un endroit pareil ? L’environnement, dit-elle, je fais des recherches sur la biodiversité, je ne suis pas là depuis très longtemps, juste quelques jours. Comme moi alors, fait-il. Oui peut-être, on aurait pu arriver par le même bateau. Sans doute oui. Il n’avait pas grand-chose à dire sur la biodiversité, parce que pour être honnête, la biodiversité, il s’en foutait comme d’une guigne, mais comme un léger silence s’installait, et qu’il n’aimait pas bien ce genre de silence, il dit quand même, et s’en voulut avant même d’avoir fini de le dire : Vous cherchez la petite bête en somme ! Il espérait sinon être drôle, du moins faire preuve de répartie, mais il sut avant même qu’elle réagisse qu’il n’en avait rien été, nous voulons produire sur l’autre un certain effet, spécialement quand nous nous efforçons de le séduire, et parfois nous essuyons de cuisants échecs, et c’était le cas maintenant. Si vous voulez, lâcha-t-elle, et déjà elle changeait de sujet, lui demandait d’où il venait, lui, si c’était la première fois sur cette île, et si la solitude ne lui pesait pas trop, à moins bien sûr qu’il cherche précisément ici le genre de solitude propice à l’éclosion de son art, et lui, s’efforçant de jouer son rôle d’écrivain jusqu’au bout, parce qu’après tout, on ne sait jamais, peut-être entreprenait-elle de le mettre à l’épreuve, peut-être en savait-elle plus sur son compte que ce qu’elle prétendait, il devait demeurer vigilant même dans ces circonstances, et précisément dans ces circonstances, même avec la boulangère de l’île, avec les tenanciers du bistrot, sans parler de l’hôtelier, il prenait ses précautions, alors oui et oui et oui pour la solitude l’écriture et sur le continent, eh bien il n’habitait actuellement nulle part, enfin, payait un loyer dans une grande ville pour un appartement dans lequel il ne mettait quasiment plus les pieds, ce qui était faux évidemment, puisqu’il était en vérité en fuite, mais en parlant d’errance et de voyage, il n’était pas si loin de la vérité, et pouvait du coup produire un récit circonstancié des régions qu’il avait récemment visitées sans avoir besoin d’inventer quoi que ce soit, bref, il se mit à parler et à sa grande satisfaction constata qu’il ne se débrouillait pas si mal dans ce registre disons d’écrivain-voyageur, elle se montrait en tous cas intéressée, sinon séduite, séduite, il ne l’aurait pas juré, et puis, ô il est déjà 10 heures, il faut que j’aille faire mes observations, qu’elle dit, mais nous poursuivrons cette conversation plus tard qu’en dîtes-vous ?

Plus tard, c’était peu après qu’elle ait quitté la table et qu’il l’ait vue filer sur sa bicyclette s’engageant de nouveau avec ardeur dans la seule côte un tant soit peu pentue de l’île, et demeurant là, devant sa tasse de café vide, il se sentit un peu mal en point. Quelques clients au comptoir les avaient observés – il n’y a pas grand-chose à observer en hiver depuis ce comptoir. Il avait rencontré une fille, chercheuse en biodiversité, et. Et quoi d’autre ? Elle était arrivée quasiment en même temps que lui sur l’île. Oui. Et. Quoi d’autre ? Mon dieu. Il avait tant parlé. Trop parlé. Et d’elle il ne savait finalement pas grand-chose. Il y a des gens comme ça. Oui. Des qui causent, des qui écoutent. Vous cherchez la petite bête, avait-il, maladroitement, dit. Après quoi elle avait changé de sujet. Il s’était senti assez tranquille dans son rôle d’écrivain-voyageur. Peut-être trop tranquille. Décrivant les régions dans lesquels il s’était rendu récemment, les villes, les montagnes, les bords de mer, donnant son avis, s’efforçant d’être drôle, il s’était senti pour tout dire parfaitement à son aise, intarissable et plein de verve. Mais ce faisant, il lui avait tout dit. Je veux dire, s’il avait voulu lui montrer sur une carte, dans le bon ordre et en détail, les différentes étapes de sa fuite depuis un mois, il ne s’y serait pas mieux pris.

Il nota sur son journal intime : Il faut que j’en aie le cœur net. Qui est-elle vraiment ? La prochaine fois : la faire parler, elle.

V

En début d’après-midi, un samedi, deux hommes descendirent de la navette qui fait la liaison entre le continent et l’île, deux hommes qui portaient des bagages de bonne taille, deux hommes qui, ainsi que tout observateur avisé l’aurait deviné sans peine, n’étaient ni des habitants de l’île, ni des écrivains – et sans doute pas non plus des chercheurs en biodiversité.

Tout en continuant de les observer, il prit soin de se dissimuler derrière un rideau. Il crut reconnaître un des deux hommes. Il aurait parié avoir déjà vu ce visage, et plus d’une fois. Peut-être lors d’un séjour récent, le mois dernier, dans une station de sports d’hiver, dans le Massif-Central, et pas plus tard que la semaine dernière, alors qu’il achetait une carte détaillée de la côte à la maison de la presse près de l’embarcadère des bateaux en partance pour l’île. Portait-il alors la moustache, l’avait-il rasée depuis ? Ces cheveux en brosse, ah !, sans doute avait-il aussi changé de coiffure ! À la maison de la presse, il avait senti qu’on l’observait tandis qu’il vérifiait si la topographie de l’île convenait au genre de retraite qu’il envisageait de faire. L’homme s’était détourné quand il avait levé la tête. Est-ce que celui qui venait de débarquer à l’instant ressemblait à celui dont il avait surpris le regard à la maison de la presse ? Difficile à dire. Mais, encore une fois, ce désagréable sentiment de familiarité : sans doute l’avait-il croisé dans les bureaux de l’agence autrefois, peut-être était-il un de ceux à qui l’on réserve les basses besognes, ceux qui œuvrent, disait-on, à la disparition, ceux qui effacent, éliminent, brûlent, enterrent et rasent, qui font ce qu’on leur demande de faire sans poser de questions.

Pas des écrivains. Il en aurait donné sa main à couper. Un des deux hommes portait un sac de forme étrangement rectangulaire, presque plat, dont les dimensions, à vue de nez, avoisinaient 80 centimètres en hauteur et 50 centimètres en largeur. Qu’auraient-ils fait d’un sac pareil, les écrivains, un sac manifestement adapté au transport d’une arme, un fusil d’assaut par exemple, ou bien une hache. Voilà un indice : quel écrivain aurait choisi de s’embarrasser d’un sac pareil ? Les écrivains voyagent léger. L’homme qui portait le sac espérait sans doute se faire passer pour un musicien, laissant supposer qu’à l’intérieur de l’encombrant bagage on avait glissé un instrument, un dulcimer par exemple. C’était de bonne guerre. Mais plutôt tordu. On aurait dit un couple de bons amis, pour ne pas dire plus, à la façon dont ils marchaient fort près l’un de l’autre, hélaient un taxi – le seul taxi de l’île – souriaient au chauffeur. Il entrouvrit la fenêtre de sa chambre et tendit l’oreille : Villa Gournaise, entendit-il.

Il avait un coup d’avance. Il les avait vus arriver, il savait où ils dormaient, il connaissait les lieux. Le prochain bateau ne quitterait pas l’île avant le lendemain matin. Ah non ! Demain, c’était dimanche. Malin de leur part. Pas de navette le dimanche à la mauvaise saison. Il était coincé ici jusqu’à lundi. Sans doute comptaient-ils accomplir leur terrible besogne ce dimanche ou bien dans la nuit de dimanche à lundi. Mais il était prêt. Dans de telles circonstances, il s’efforçait de prendre la fuite au plus vite. Mais depuis longtemps, il avait conçu un plan B au cas où la fuite s’avérait impossible. Il se détourna de la fenêtre tandis que le taxi transportait ses deux futurs assassins hors du village, et déplia sur la table la carte détaillée de l’île : La Gournaise, la Villa Gournaise, voilà, un petit bois au sud de l’île, un endroit parfaitement isolé, parfait, il n’aurait pas choisi un autre endroit à leur place, pas de voisinage, le bruit incessant des vagues s’écrasant sur les rochers et la falaise la plus haute de l’île, dissimulé du phare de la maison des écrivains par un hectare de pinède, il avait déjà exploré les lieux, il imaginait déjà un poste d’observation possible, en lisière de la pinède derrière un rocher de granit, à cinquante pas à peine de la maison des assassins – gîte classé trois étoiles soit dit en passant, l’Agence ne se refuse rien.

Il n’avait pas le choix. Les attendre dans cette chambre minuscule, dans cet hôtel privé de client excepté lui-même, n’était pas une option. Aucune solution de repli, il aurait fait une cible facile. Un des hommes passe par l’entrée principale, l’autre par l’entrée de service, qui fait aussi office de sortie de secours, il n’avait aucune chance. Et ça ne lui ressemblait pas d’attendre passivement la mort. D’autres auraient renoncé, se livrant à l’Agence, épuisés par ces fuites répétées, ces personnalités empruntées, ces personnages qu’il était obligé de jouer. Mais lui, non, il allait prendre le problème à bras-le-corps. Toujours les yeux rivés sur la carte de l’île, il prit son journal intime, et, plutôt que d’écrire, dessina un plan de la Villa Gournaise et de ses alentours, reportant soigneusement les éléments du paysage qu’il jugeait pertinents, comptant sur les indications de la carte et sur sa mémoire. Le coup d’avance. Il devait les prendre par surprise. Ne surtout pas attendre. Pas demain, encore moins demain soir, mais ce soir. Et il avait une arme. Un pistolet de poing. Léger. Peu encombrant. Du genre à se glisser sans problème dans les bagages d’un écrivain, ou d’un pseudo-écrivain, le genre de bagage qui n’attire guère l’attention tant il est commun, qu’on porte facilement en bandoulière. Il n’était pas agent pour rien.

Il attendrait la tombée du soir. Il devait intervenir avant même qu’ils n’aient pris leurs marques. Trois quarts d’heure à pied pour monter à la Villa Gagnaire. Il avait, disons, trois heures à tuer. L’excitation montait. Pour se calmer, il entreprit de nettoyer son arme. Il se dévêtit puis enfila les vêtements les mieux adaptés au camouflage dans la pénombre. Il se roula un joint, fuma sans se hâter, passa un temps considérable aux toilettes essayant de lire mais n’y parvint pas. Dans les poches de sa veste, il rangea une lampe de poche, une paire de jumelles, ainsi que des gants fins de cuisine, un paquet de tabac à rouler et des feuilles. Il regarda par la fenêtre une dernière fois : ciel clair, peu de vent. Il était prêt. Avec un peu d’avance sur l’horaire qu’il s’était fixé, il quitta l’hôtel et, se glissant aussi discrètement que possible par les ruelles désertes, il partit pour la Villa Gagnaire en prenant soin d’éviter la route, préférant traverser la pinède.

VI

Quand on a travaillé aussi longtemps pour l’Agence, le métier constitue comme une seconde nature. Même après avoir été exclu de l’Agence, alors même que l’Agence cherchait à se débarrasser de lui, il demeurait encore et toujours un agent, et ne cessait de se comporter comme tel. Alors qu’il approchait de la Villa Gagnaire, toutes les connaissances qu’il avait acquises durant sa formation et ses nombreuses missions sur le terrain se réactivaient pour ainsi dire, de la même manière, je suppose qu’un ancien expert-comptable, placé devant une pile de factures et de fiches de paye, projette immédiatement des tableaux dotés des colonnes adéquates, recettes et dépenses, charges et amortissement, et commence déjà à effectuer des calculs, à additionner et soustraire, quand le commun des mortels soupire d’ennui et cherche le moyen de remettre la tâche de ranger ces paperasses à plus tard. En approchant de la Villa Gagnaire, lui, qui n’avait aucune connaissance en comptabilité, dans la mesure où l’Agence s’était toujours chargée à sa place de cet aspect-là de l’existence, ne s’embarqua pas dans une série de calculs mais adopta, sans même avoir besoin d’y penser, toute la panoplie des dispositions du parfait agent : une perception aiguisée de son environnement, notamment des variations, même les plus légères, de la lumière ambiante, l’évaluation la plus précise des distances et des irrégularités du terrain, l’attention à son propre état, la régulation des pulsations du cœur, l’assouplissement des muscles, la pureté de son âme – un agent se doit d’être entièrement concentré sur l’accomplissement de sa tâche et ne doit pas tolérer que des pensées adventices, des histoires d’expert-comptable par exemple, qui n’ont rien à faire ici, viennent le distraire. L’écrivain au contraire, le poète particulièrement, de ce point de vue parfaitement opposé à l’agent, relâche son attention, se laisse envahir par un flux incontrôlé de petites perceptions, favorise délibérément l’irruption de pensées flottantes : un écrivain, a fortiori un poète, ferait décidément un bien piètre agent, et probablement pas non plus un expert-comptable compétent.

On serait bientôt entre chien et loup, au crépuscule. La Villa Gagnaire, une maison typiquement insulaire, aux volets bleus, s’ouvrait du côté sud vers une étendue de pelouse sur environ deux cents mètres, jusqu’à la falaise. Depuis le bloc de granit derrière lequel il était agenouillé, les jumelles à la main, il entendait le bruit du ressac sur les rochers.

Un homme sortit de la maison, portant le sac dont nous avons déjà parlé sur le dos. Il s’engagea d’un pas tranquille sur la pelouse en direction de la falaise. Il déposa délicatement le sac encombrant sur l’herbe.

Il s’isolait, l’imbécile. C’était le moment. Il faut, quand on est agent, savoir saisir les opportunités quand elles se présentent, s’adapter à la situation et modifier ses plans. Il se redressa, et, regagnant la petite route qui longeait le pré, puis s’avançant à son tour sur la pelouse, entreprit de rejoindre l’homme debout au bord de la falaise. Il s’efforça de marcher de la manière la plus innocente possible afin de ne pas éveiller l’attention, comme un écrivain, se promenant au hasard au gré de son inspiration, humant l’air à la recherche de sensations nouvelles, de pensées flottantes, mais il gardait l’arme à portée de main, prêt à dégainer et à tirer si la cible commençait à le reconnaître.

Le sac, fermé, gisait sur le sol à quelques pas de son propriétaire. L’homme qui contemplait l’océan lui tournait le dos et ne l’entendit donc pas arriver : la pelouse étouffait les pas et le bruit du ressac saturait l’environnement sonore. Quelles circonstances idéales, vraiment ! Il n’aurait pu, lui l’agent, rêver mieux. La falaise à cet endroit formait un à-pic de trente mètres de haut, et, en bas, les vagues s’écrasaient sur des rochers saillants, aux tranches effilées comme des rasoirs. Il fit un pas de plus, et, au moment où l’homme se retournait, il plaqua ses mains sur son dos et d’une poussée brusque, l’envoya dans le vide.

La cible s’était abattue tout en bas du précipice, et il eut à peine le temps de distinguer le corps désarticulé projeté d’un rocher sur l’autre, que déjà, dans un bouillonnement d’écume, l’océan l’emportait.

L’agent se détourna de l’océan et jeta un œil vers la maison. Il devina une silhouette devant la porte d’entrée. Pas le temps de courir vers un quelconque abri. L’espace était entièrement dégagé entre la maison et la falaise. L’autre homme s’avançait vers lui, d’un pas qui semblait tranquille. L’agent ne pouvait qu’attendre. Il ne sortit pas son arme, pas encore. L’autre, avant d’arriver à sa hauteur, appela d’une voix chantante : Hé, Philippe ? Je cherche l’appareil photo, je le trouve pas ! Philippe ? Ah, excusez-moi, je croyais que vous étiez Philippe !, puis observant confusément la scène, le grand sac encombrant non ouvert posé sur l’herbe, le type debout devant lui, le bord de la falaise : Je, vous n’auriez pas vu Philippe ?, et, d’une voix désormais non plus chantante mais tremblante : Je, Philippe ?, et passant devant l’agent comme s’il n’existait pas, il s’avança au bord du précipice, probablement saisi d’un pressentiment soudain.

Un agent doit être capable de penser dans le feu de l’action. Il n’a que rarement le loisir, quand il s’adonne à la tâche qui est la sienne, de s’asseoir cinq minutes pour faire le point sur la situation. L’urgence constitue son élément naturel, la contingence la matière de ses pensées. L’agent n’est pas un poète. Il ne peut repousser à plus tard l’heure de prendre une décision, il est condamné à agir et c’est pourquoi il est un agent.

Il fit un pas vers la seconde cible, qui s’efforçait de distinguer quelque chose dans l’écume bouillonnante en contrebas, il plaqua ses mains sur son dos et d’une poussée brusque, l’envoya dans le vide.

La seconde cible s’était abattue tout en bas du précipice, et il eut à peine le temps de distinguer le corps désarticulé projeté par les vagues d’un rocher sur l’autre, que déjà, les courants l’emportaient.

Un coup d’œil à nouveau vers la maison et les alentours. Personne. Le sac. Il s’agenouilla, enfila une paire de gants et l’ouvrit. Une structure en bois, pliée. Un chevalet. Un chevalet de peintre. Une toile glissée contre le chevalet. Dans une pochette à l’avant du sac, des pinceaux, une palette neuve, et des tubes de gouache. Il referma le sac. La nuit n’allait pas tarder, et la luminosité diminuait tandis qu’il s’engageait sur le chemin du retour, prenant soin d’éviter encore une fois la route, laissant la Villa Gagnaire de côté – inutile d’y laisser des traces.

VII

Il n’est plus seulement l’homme en fuite, l’homme aux secrets, encore moins l’homme qui se fait passer pour un écrivain, mais aussi un assassin, que dis-je, un assassin à double titre, et, cette qualité l’emportant de loin sur toutes les autres, il est désormais avant tout un assassin. Qui plus est, un assassin par erreur.

Un peintre paysagiste et son compagnon, peut-être un poète, car à bien y penser, il avait une bonne tête de poète, voilà quels redoutables ennemis il avait précipités dans le vide. Cependant, il y avait ce sac, ce sac encombrant : la confusion n’était-elle pas permise ? Et, réflexion faite, n’était-il pas envisageable que ces deux-là fussent effectivement des assassins, comme il l’avait supposé, ayant adopté le déguisement d’artiste peintre et de poète comme il avait adopté celui d’écrivain ? Quoi qu’il en soit, à malin, malin et demi comme on dit, il avait un coup d’avance, il l’avait joué, et si finalement les deux noyés s’avéraient être ce qu’ils prétendaient être, on doit bien admettre qu’ils avaient fait preuve d’une certaine imprudence, en laissant planer le doute et en prêtant le flanc à ce tragique malentendu. Si les gens, de manière générale, se montraient plus francs, adoptaient des attitudes moins ambiguës, ce genre d’accident n’arriverait pas, on saurait à quoi s’en tenir une fois pour toutes : les agents pourraient se concentrer sur la traque des personnes indubitablement louches et ambivalentes, celles qui leur ressemblent en somme, bref, ils se traqueraient entre eux et le monde ne se porterait pas plus mal.

Il n’a presque pas dormi. Il s’attend à tout instant à entendre hurler la sirène du port, alertant les pompiers ou les gendarmes – si tant est qu’il y en ait sur l’île. Mais qui donc aurait l’étrange idée d’aller fouiner du côté de la villa Gournaise durant la nuit ? Et même si, par un affreux hasard, les corps, emportés par d’étranges courants, étaient rejetés sur une plage, on ne les trouverait sans doute pas avant le matin, et probablement même bien plus tard. De toute façon, aucune trace de coup, aucune trace de lutte, aucune empreinte, rien. De cela au moins, cette absence de preuve contre lui, il pouvait se féliciter sans réserve. Qu’avait-il à craindre au juste ?

Le lendemain matin, à l’heure habituelle, il s’obligea malgré la fatigue à accomplir son footing quotidien. Ne pas éveiller les soupçons. Procéder comme à l’habitude. Il se sentait irrésistiblement poussé à courir jusqu’à la villa Gagnaire. Peut-être une voiture de police était déjà sur les lieux, peut-être l’enquête avait-elle déjà débuté ? Le vent soufflait en rafales et c’est à peine s’il tenait sur ses jambes. Étrangement, et ce détail lui parut sordide, quelqu’un avait barré au marqueur rouge le mot écrivains sur un des panneaux indiquant la maison des écrivains, et remplacé le mot par écrits vains. La maison des écrits vains. Une plaisanterie sans doute, mais pourquoi maintenant, et pourquoi précisément à cet endroit ? Devait-il y voir un signe ? Les abords de la villa Gagnaire étaient déserts. Il se dit que la tempête emporterait sans doute le sac étrange qu’il avait laissé sur les lieux du crime, bien qu’il commençât à interpréter les événements de la veille sur le registre de l’accidentel et du contingent. Il imaginait déjà les titres dans la presse : un peintre et un poète déséquilibrés par le vent chutent au bas d’une falaise, quelque chose dans ce style, oui, ils auraient tenté le diable en s’approchant trop près du précipice et quelque rafale plus soutenue les aurait emportés. Les enquêteurs, toujours prompts à adopter la solution la moins coûteuse du point de vue rationnel, disciples d’Ockham qui s’ignorent, adeptes de la simplicité des causes et des motifs, préféreraient sans aucun doute accuser le vent ou n’importe quel phénomène naturel, plutôt qu’un être doué de raison, animé par des motifs publics ou secrets, ou, comme il arrive parfois, ayant agi sous l’effet d’une impulsion subite, pris d’un coup de folie, possédé par un délire, cette hypothèse n’étant envisagée qu’en dernier ressort, toutes les autres ayant été soigneusement écartées, le vent donc, une puissante rafale qui déferle sans crier gare comme il arrive chaque jour sur les côtes d’une île qui s’offre sans obstacle aux phénomènes océaniques, ou, pour utiliser un registre un peu plus poétique, une île qui s’abandonne aux colères de Poséidon et qui demeure soumise aux caprices d’Éole, le vent, donc, pour n’importe quel enquêteur suffisamment sain d’esprit, en tous cas mieux équilibré que l’esprit tordu d’où est issu le texte que vous êtes en train de lire, le vent, donc, serait sans nul doute mis au ban des accusés, et, fortifié par de telles pensées, il se sentit soudainement plus léger et allongea la foulée, laissant derrière lui la villa Gagnaire, et fila en direction du phare qui dépassait au-dessus du bois de sapin, lequel phare hébergeait comme on sait la Maison des Écrivains.

Là aussi, tout semblait paisible, et même le vent semblait se détourner de l’extrême pointe de l’île. Un scooter, garé au pied du phare, indiquait qu’un écrivain sans doute, se trouvait en résidence en ce moment même : il dormait peut-être, après une longue nuit de travail, ou bien, comme il arrive parfois, s’était levé à l’aube et travaillait déjà depuis de longues heures à son manuscrit. Qui sait combien d’histoires avaient surgi du second étage du phare, où, disait-on, les écrivains s’installaient à leur table de travail, avec vue sur la mer ? Combien de sentiments sirupeux, combien de scènes torrides, combien de récits édifiants mais aussi combien d’horreurs, de crimes sordides et de cadavres putréfiés, là, au second étage de la Maison des écrivains. Un nombre considérable de meurtres sont commis sous la plume des écrivains et pourtant combien rares sont les véritables assassins dans les rangs des poètes, des romanciers et des auteurs de théâtre. Raison pour laquelle certains assassins n’hésitaient pas à choisir pour couverture la profession d’écrivain, laquelle n’inspire pas la crainte, bien qu’elle puisse susciter une forme d’exaspération chez tous ceux qui l’assimilent à la paresse et la fainéantise.

Il prit ensuite le chemin carrossable qui descendait doucement le long de la plage de galets jusqu’au port. Courir était agréable, et, avec le vent qui le poussait dans le dos, il retrouvait l’aisance et la puissance qu’il avait connues à l’adolescence, quand il était capable de descendre sous les deux minutes au 800 mètres – ce qui lui avait valu un titre de champion inter-régional dans sa catégorie d’âge, son unique titre de gloire à bien y songer.

Tout entier à son effort, il n’entendit pas les gravillons sauter sous les roues de la bicyclette qui surgit derrière lui. Dreling Dreling, fit la sonnette de l’engin, puis une voix chantante : « Vous courrez comme un lapin ma parole ! ». C’était elle, évidemment, qui d’autre ? Reprenant son souffle et bafouillant, il sortit le genre de banalité concernant la nécessité de garder la forme &c, et il regrettait aussitôt de ne pas faire partie de ceux qui disposent d’un talent inné pour la répartie, et doivent le plus souvent se contenter de ce genre de lieux communs. Ça vous dirait, dit-elle, tout en pédalant plus lentement, de manière à rester à sa hauteur, ce soir, dîner chez moi ?

Il se dit, non sans raison, qu’il avait fait preuve d’assez de vigilance pour le week-end, avec les conséquences qu’on connaît. Il pouvait considérer calmement l’hypothèse selon laquelle cette femme à bicyclette était précisément ce qu’elle prétendait être, c’est-à-dire une botaniste ou une naturaliste, s’il avait bien compris, plus intéressée à observer les plantes et les animaux qu’à trucider son prochain, qu’elle ne représentait aucune menace pour lui, qu’il était légitime qu’après toutes les épreuves traversées ces derniers jours, il s’accordât un peu de bon temps, un bon repas, une compagnie agréable et plus si affinités, et, ces pensées lui ayant traversé l’esprit en un temps infiniment bref, répondit tout aussitôt, sinon du tac au tac, d’accord, dîner ce soir, d’accord. Elle dit qu’elle habitait à la Villa Borny, sur la lande, près du dolmen. Borny, d’accord, la Villa Borny, le dolmen, d’accord. À ce soir !, lança-t-elle en accélérant soudainement, soulevant un léger nuage de poussière.

À ce soir, dit-il, pour lui-même puisqu’elle était déjà hors de portée de sa voix qui n’était en vérité qu’à peine un murmure.

VIII

La Villa Borny était plus petite et tout aussi isolée que la Villa Gagnaire. On y accédait par un large chemin de terre qui filait tout droit à travers la lande depuis le sud de l’unique village de l’île. La nuit tombait. Des chiens aboyaient dans le lointain. À la lueur de sa lampe de poche, quelques créatures étranges surgissaient lentement au-dessus des rochers parsemant la lande.

Il avait dormi tout son saoul durant une bonne partie de l’après-midi, et n’était sorti que pour s’informer des prévisions météorologiques à venir auprès de l’employée de la billetterie près de l’embarcadère : les bateaux pour le continent demeuraient à quai en cas de très mauvais temps, lui avait-on dit. C’était relativement fréquent notamment en hiver quand le vent d’ouest déclenchait des tempêtes. Si, pressé par la plus grande nécessité, il était forcé de quitter l’île en toute urgence, il devait tenir compte de ces éventuels reports. Quand un train est bloqué sur les rails, on peut espérer qu’un bus soit réquisitionné pour mener les voyageurs à bon port, et, au pire, on peut trouver le moyen de se glisser hors du wagon et continuer à pied. Mais si vous souhaitez quitter une île, ces options n’ont pas cours. Se préparer à toute éventualité, imaginer des plans de secours, un plan B, c’était exactement ce qu’on peut attendre d’un agent qualifié. Et jusqu’à présent, bien qu’il fût seulement, depuis quelques années déjà, un ex-agent, doublé quand ça l’arrangeait d’un pseudo-écrivain, et désormais, il fallait en convenir, un assassin, bref, malgré tout, il s’était toujours tiré des périls qui ne cessaient de le menacer, précisément parce qu’il était prévoyant. Jusqu’à présent du moins.

Il allait donc dîner avec cette jeune femme, la jeune femme à bicyclette. Assurément, le fait d’accepter un tel rendez-vous constituait une entorse aux règles qu’il s’était fixées. Néanmoins, l’occasion ne s’était jamais présentée depuis qu’il avait pris la fuite, aucune femme, durant ces dernières années, ne l’avait invité à dîner. Il avait certes fait quelques rencontres, et, dans le cours d’une discussion impromptue, deviné les premiers signes d’une ébauche de séduction, qu’elle soit de son fait ou de celui de son interlocutrice. Mais jamais il n’avait permis que l’aventure se prolonge. Il était de toute façon toujours plus ou moins sur le départ, et d’ailleurs c’était encore le cas ce soir. Il avait de bonnes raisons de croire que ses poursuivants n’avaient pas encore été capables de retrouver sa trace, toutefois, ce n’était qu’une question de temps. Les moyens d’investigation de l’agence, il était bien placé pour le savoir, n’avaient pas d’égal et aucune limite. Ce havre de paix très relatif, si l’on songe aux évènements de la veille, que figurait l’île, pouvait très bien, du jour au lendemain, et probablement lors du prochain débarquement de passagers venus du continent, se métamorphoser en piège fatal. Peut-être ne lui restait-il après tout qu’une seule soirée à passer sur l’île. Et c’est sans doute pourquoi il avait accepté l’invitation à dîner. Une petite pause dans le flot d’angoisses et de mensonges qui l’emportait sans relâche.

Elle avait laissé, allumée, la lampe extérieure qui tanguait à l’entrée de la maison sous l’effet du vent afin de le guider jusqu’à chez elle. Elle le reçut en souriant, le débarrassant aussitôt de son imperméable et de sa veste. Une odeur de viande rôtie se glissait hors de la cuisine. C’est bien, dit-elle, vous ne vous êtes pas perdu. Perdu ?, répéta-t-il. J’avais ma lampe de poche, fit-il. Heureusement, ajouta-t-elle, il ne pleut pas. Et bientôt, ils furent assis autour d’une table basse, elle sur le canapé et lui sur l’unique fauteuil de la salle à manger, sirotant un alcool fort. Elle lui demanda si ses travaux d’écrivain, je la cite, avançaient comme il le souhaitait et il répondit oui et non, les idées me viennent, je les prends en note, mais n’écris guère – il avait préparé, en pseudo-écrivain consciencieux, sa réponse, en anticipant les questions qu’elle ne manquerait pas de lui poser. Oh, fit-elle en souriant doucement, et quelles idées vous sont venues si je ne me montre pas trop indiscrète ? À moins que, ajouta-t-elle, souriant toujours, ces idées soient condamnées à demeurer secrètes jusqu’à la publication du livre ? Secrètes ?, reprit-il, euh, bafouilla-t-il, je ne sais pas si, si c’est vraiment intéressant, à ce stade, je veux dire. Alors donnez-moi juste quelques éléments, suggéra-t-elle, le décor, les personnages, le genre d’intrigue, est-ce un roman, un roman policier, un roman d’amour, les deux à la fois ? Elle rit. Ah, fit-il, tout en buvant une bonne gorgée d’alcool, et en se rappelant que l’avant-veille encore, il s’était juré de la faire parler elle, plutôt que de parler lui, mais voilà qu’à nouveau il se sentait comme enivré par la parole, par sa propre voix, une envie irrésistible de parler s’imposait à lui, et ma foi, il lui fallait bien tenir aussi son rôle d’écrivain, lui donner à elle quelques éléments tangibles afin qu’elle le tînt pour un écrivain, et non pas pour autre chose, un agent ou un assassin par exemple, et comme il n’avait rien à lui donner à lire, aucun texte qu’il aurait publié, il devait, d’une certaine manière, se plier à sa demande et lui raconter une histoire, le genre d’histoire qu’il aurait pu écrire s’il avait été réellement écrivain.

Eh bien, reprit-il, voilà, disons qu’il y a cet homme, qui débarque sur une île. Pause. Un instant de silence. Elle éclata de rire. Vraiment ? C’est là votre histoire ? Et, devant sa gêne manifeste : Non, continuez je vous en prie ! Sur une île donc, reprit-il. On est, disons : en hiver. L’île est quasiment déserte, excepté quelques marins et leurs proches. Il est écrivain, cet homme, demanda-t-elle en s’esclaffant. Et lui, soudain plus détendu, riant aussi : Non, surtout pas ! Écrivain, quelle banalité ! Quel ennui ! Non, il est, disons, agent. Agent ? Oui, agent secret si vous voulez. Ah, fit-elle, voilà qui devient très intéressant. Et que fait-il sur cette île votre agent secret ? Il se cache. Oh ! Très bien. Et pourquoi donc se cache-t-il ? Eh bien, je suppose qu’il a des secrets, et que des gens mal intentionnés en veulent à ces secrets, quelque chose de ce genre. Oui, pas mal !

Ils firent une pause et se regardèrent l’un et l’autre. Il se sentait particulièrement heureux ce soir. Il était conscient d’avoir mis les pieds au beau milieu d’un terrain miné. Il souhaitait l’entendre parler de fleurs sauvages, d’espèces menacées, de son travail au conservatoire botanique du littoral, et le voilà qui racontait sa vie, dévoilait son identité véritable, certes, au travers d’une supposée fiction, mais tout de même, manquait-il à ce point de confident pour se mettre en danger de telle façon ? Oui sans doute. Il y avait trop longtemps qu’il n’avait pas dit la vérité à quelqu’un. C’est cela être vraiment seul, songea-t-il durant ce moment de silence, n’avoir personne à qui dire la vérité. Il se sentait tellement bien ce soir. Presque euphorique. Mais le peu de raison qui lui restait l’incitait à cesser là ce jeu périlleux. Dévier la conversation, changer de sujet, la faire parler, elle, de fleurs et d’oiseaux et d’écosystème menacés, et de ce dont elle jugerait bon de parler, qu’importe.

Vous voilà bien pensif, dit-elle. Vous séchez ? Je prends la suite si vous voulez bien ! Vous voulez bien n’est-ce pas ? Alors ! Et elle prit un air mystérieux, comme si elle s’efforçait d’imiter l’air mystérieux d’un écrivain dévoilant son intrigue. Votre agent secret, donc, il rencontre une jeune femme, une jeune femme qui descend à bicyclette une pente à fond de train, et manque de le renverser. Il rit de bon cœur. Excellent Mademoiselle, continuez ! Continuez ! La femme lui explique qu’elle est botaniste, ou un truc dans ce genre, vous voyez ? Je vois très bien oui, dit-il doucement en la trouvant soudain très belle et très désirable. Ils se présentent, dit-elle, et il lui confie qu’il est écrivain, ce qui est faux bien entendu puisque nous savons qu’il est agent secret, et elle lui apprend qu’elle est botaniste. Est-ce que c’est vrai ?, l’interrompit-il, est-elle ce qu’elle prétend être ? Ah ! Vous voyez que mon histoire vous intéresse, fit-elle, je devrais être écrivain ne croyez-vous pas ? Mais je dois faire une petite pause. Suite au prochain épisode !

Et toute gracieuse, la voilà qui se lève, et file en direction du couloir, les joues roses et la mine enjouée. Il pense qu’il devrait lui aussi prendre ce genre de pause, car sa vessie le travaille un peu, mais il se sent trop engourdi dans ce fauteuil, et pour tout dire un peu las. Il y a longtemps qu’il n’avait pas ri ainsi, et quant à l’alcool, il s’en gardait habituellement. Il avait perdu le contrôle de la situation, incontestablement, et se laissait aller comme jamais. Sans doute était-il normal qu’il éprouvât cette sensation étrange, agréable certes, mais un peu cotonneuse.

À son retour, elle lança d’un ton guilleret : J’ai trouvé une chute ! Une quoi ?, fit-il. Eh bien une chute, la fin de l’histoire, l’ultime rebondissement, la scène finale ! Ah bien sûr, je suis tout ouïe ! Votre botaniste là, elle n’est en réalité pas plus botaniste que vous n’êtes écrivain ! Ah, dit-il en riant assez bêtement, vous voulez dire, que : le héros de l’histoire n’est pas écrivain ? Si vous voulez oui, répondit-elle, donc, elle est elle aussi un agent, un agent secret, et, sa mission, car un agent ne va jamais sans mission, c’est de l’exécuter lui, à cause de ses secrets. Excellent, excellent, ça se tient ! Ils rient tous deux à gorge déployée. Elle se débrouille pour le croiser sur le port, près de l’embarcadère, et même quand il se promène sur l’île, et, bien entendu, l’air de rien, suscite son intérêt et, abrégeons : elle l’invite à dîner.

Elle se rassoit, se sert un autre verre, elle boit du gin, tandis qu’il boit du cognac. Il note ce détail tout en riant, sent bien qu’il devrait tirer de ce détail une information, comme il le ferait en pareil cas s’il était à jeun, et s’il cessait de rire bêtement, mais il n’y parvient pas, une vague angoisse tente de se frayer un chemin dans son cerveau mais son visage demeure parfaitement hilare.

C’est un piège, poursuit-elle, évidemment, c’est un guet-apens. Et comment, dit-il d’une voix aiguë, secoué de spasmes d’hilarité, comment va-t-elle lui régler son compte hein ? Un flingue va surgir soudain de sous sa robe ? Ou bien un couteau qu’elle est allé chercher dans la cuisine au prétexte de vérifier si le rôti était cuit ? Bah, fait-elle, une arme, c’est toujours un peu risqué, ne croyez-vous pas ? La victime peut se défendre, et même si vous avez le dessus, il y aura du sang partout, rien de très discret donc ! J’ai une meilleure idée, dit-il, tout en se demandant pourquoi il n’avait pas la force de mettre un terme à cette comédie. La tête lui tourne, elle a besoin de prendre l’air, et elle lui propose une petite promenade de nuit, là-bas, jusqu’à la falaise. Comme c’est romantique, fit-elle. Je prends la suite ! Arrivés au bord du précipice, enivrés par le grondement de l’océan impétueux, elle se tourne vers lui et approche son visage du sien, il ferme les yeux pour l’embrasser et. Et, continua-t-il, elle le repousse brusquement et l’envoie valser dans le vide. Exactement, on voit que vous savez y faire !, dit-elle. Aucune trace de lutte, explique-t-il, pas de sang sur les mains, ni vu ni connu. Le corps emporté par les vagues s’échouera je ne sais où, et comme personne n’était au courant de leur rendez-vous, elle ne court aucun risque, le crime parfait en somme. Pas mal, dit-elle d’une voix bizarrement un peu plus lasse, un timbre de voix plus grave. Mais pour tout vous dire, je préfère le poison. J’ai toujours préféré le poison.

Ah, le poison, reprit-il en regardant à nouveau son verre de Cognac qu’il avait pris soin de vider jusqu’à la dernière goutte.

Elle ne riait plus du tout. Lui semblait animé de soubresauts, comme ceux qui, après avoir énormément ri, sont encore secoués par les dernières vagues de l’hilarité, bien qu’ils aient déjà oublié le motif qui les avait suscitées.

Un cocktail à base de digitale. Je ne sais pas s’il avait déjà été conçu quand vous étiez en formation à l’agence. Très difficile à identifier à l’autopsie. Ne laisse quasiment pas de trace. Mortel, évidemment, mais pas trop douloureux. N’est-ce pas ?

Il hocha la tête, la bouche trop pâteuse pour articuler un mot intelligible.

Vous aviez raison cela dit, ajouta-t-elle, concernant le fait d’être précipité dans l’océan. C’est aussi une bonne idée.

IX

Dans tout autre endroit du monde, les choses se seraient grosso modo passées de la manière suivante : on aurait fini par repêcher trois corps les jours suivants, à différents endroits de l’île, les uns après les autres. On les aurait identifiés sans trop de peine, car les propriétaires de la Villa Gagnaire se seraient auparavant inquiétés de la disparition de deux locataires, un peintre et un poète, tandis que l’hôtelier du port se serait plaint de l’indélicatesse d’un client qui semblait avoir mis les voiles sans payer sa chambre. Aux gendarmes, venus du continent, qui l’auraient immanquablement interrogé, il aurait raconté qu’une jeune femme était venue un matin, un lundi aurait-il cru se souvenir, pour, disait-elle, glisser un mot sous la porte de la chambre du disparu, et, il l’avait noté sans en faire cas à ce moment-là, il aurait juré qu’elle était repartie avec un sac beaucoup plus lourd que celui qu’elle portait en entrant dans l’hôtel. Les gendarmes auraient félicité l’hôtelier pour ses talents d’observateur, ce à quoi il se serait empressé de répondre, en haussant les épaules, et non sans fausse modestie, que c’était là une part essentielle de son métier, qu’un hôtelier se devait de garder un œil sur tout, y compris sur les détails, sans donner l’impression d’être invasif ou indiscret, et d’ailleurs, il aurait ajouté que l’homme en question s’était déclaré écrivain de profession, mais que lui, l’hôtelier, avait eu un doute à ce sujet, pour la raison que les écrivains, il en avait vu défiler des centaines dans cet hôtel durant toutes ces années, et que cet homme-là, eh bien, il n’avait pas bien l’air d’un écrivain. Les gendarmes auraient noté ces précieuses déclarations sur un calepin. Dès le lendemain, ils se seraient mis à la recherche de la femme, celle qui prétendait glisser un message sous une porte, et n’auraient pas attendu bien longtemps avant d’entendre parler d’une locataire à la Villa Borny, une femme qui aurait plié bagages récemment. La propriétaire avait effectivement loué son gîte à une jeune femme, une botaniste, la semaine précédente, mais elle n’était pas restée bien longtemps, l’avait payée elle, la propriétaire, le lundi, déclarant devoir quitter l’île un peu plus tôt que prévu. Les gendarmes auraient fouillé la Villa Borny de fond en comble car on ne sait jamais. En vain : aucun indice, aucune tache de sang, aucune trace de lutte, rien. Ils auraient fait de même à la Villa Gagnaire. Les occupants dont les corps reposaient désormais à la morgue de l’île avaient laissé toutes leurs affaires à l’intérieur, à l’exception d’un sac fermé contenant un chevalet de peintre, des pinceaux et des tubes de couleurs, ce sac gisant dehors, sur l’herbe, non loin de la falaise. Ils auraient fait état de tous ces éléments dans leur rapport à leur supérieur, lequel aurait jugé bon d’affecter une équipe d’investigateurs chevronnés sur cette affaire énigmatique, car on ne savait pas au juste s’il s’agissait là d’accidents ou de meurtres, et même si les corps retrouvés sur le rivage, sans parler de la jeune femme, sur laquelle on ne parvenait d’ailleurs pas à mettre la main, où donc était-elle passée ?, étaient liés entre eux d’une manière ou d’une autre. Voilà la manière dont les choses se seraient déroulées ailleurs.

Mais sur cette île, on évitait autant que possible d’avoir affaire aux gendarmes, ou pour le dire de manière plus imagée, on n’aimait pas trop faire d’histoires, ou de vagues, ce pour quoi on dépêcha, pour régler cet embarrassant problème de corps retrouvés sur la plage, plutôt que des gendarmes venus du continent, les deux employés municipaux qui occupaient également et officiellement la fonction de pompiers et, plus officieusement, celle d’agents de police. À l’issue d’une enquête rondement menée, dont ils exposèrent les conclusions, fort brèves, aux élus du conseil municipal, les dits élus décrétèrent qu’on ferait comme d’habitude, ni plus ni moins, et qu’on enterrerait les corps au cimetière des écrivains, malgré la remarque de l’adjoint préposé à la culture qui portait sur le fait, rapporté par les enquêteurs, qu’un des macchabées exerçait la profession de peintre, et qu’on n’avait pas prévu au cimetière un carré pour les peintres, ce à quoi l’élu responsable de la voirie répondit, non sans humour, qu’il y avait peu de risque que les écrivains se plaignent de la présence d’un peintre dans leur dernière demeure, que peut-être même, ils en éprouveraient quelque plaisir, et que ça les changerait, pardi, de leurs racontars post-mortem habituels.