Aujourd’hui je me suis demandé quel genre de photographe je suis. Je ne me pose pour ainsi dire jamais ce genre de question, quel genre de, mais ce matin nous avons reçu par la poste un enveloppe avec deux photographies dedans, des tirages papier à partir de clichés argentiques, développés et imprimés par un laboratoire industriel, deux malheureuses photographies au format 11×7, noir et blanc, on dirait les photographies que je prenais quand j’avais un Ricoh argentique, que je prenais des photographies durant les vacances en montagne avec mes parents, des photographies prises manifestement depuis la fenêtre d’un chalet en montagne, le photographe n’a pas pris la peine de se déplacer, il n’est pas sorti du chalet, il n’a même pas pris la peine de cadrer correctement, en haut de la photographie une barre noire occupe tout l’espace, le battant de la fenêtre, on se demande si c’est un effet voulu ou si c’est simplement de la paresse de la part du photographe, c’est très étonnant, une des deux photos est un cadeau, en réalité, nous n’avions commandé qu’un seule photographie, mais le photographe, dans son inestimable générosité, a cru bon de nous en offrir une seconde. Le second cliché est tout aussi banal. Un paysage de neige vu d’une voiture sans doute, le photographe ne doit pas trop aimer le dehors, il doit être trop frileux pour sortir.
Le tout nous a coûté 30 euros. Le cadre n’est pas fourni. À l’arrière des photographies, écrit au feutre bleu : copyright xx (le nom de l’auteur de la photographie), une signature, et un titre, banal, même le titre est banal. Nous jettons un oeil sur le laboratoire qui a effectué le tirage : le photographe a choisi le papier le moins onéreux, et le coût affiché du tirage pour ce format est de 0,25 euros. Le photographe, si on estime les frais de port à un euro, fait un bénéfice sur cette vente de 28,75 euros. la photographie lui a coûté, disons, pour compter large, 2 euros, il la revend 30 euros. La qualité artistique de la photographie est franchement nulle. Je ne suis pas un savant en esthétique, mais ce paysage de montagne vu par la fenêtre, je suppose que des dizaines de milliers et peut-être des centaines de milliers de touristes, ont pris la même photographie naguère et aujourd’hui, le genre de cliché qu’on ne prend pas la peine de développer, on le considérerait certainement comme raté, le photographe, lui, en a jugé autrement, c’est sans doute la raison pour laquelle il se considère comme un artiste et qu’il s’autorise à vendre ses clichés à un tel prix.
Je suppose qu’il est courant que les photographes qui se considèrent comme des artistes, comme des auteurs, espèrent faire un tel bénéfice quand ils vendent leurs photographies. C’est la première fois que nous achetons une oeuvre d’art pour le dire franchement. 30 euros. Nous sommes à 30 euros près. Les temps sont durs, nous touchons un peu de RSA, en complément de nos petits boulots. C’est compliqué. Mon amie s’est sentie obligée pour des raisons que je tairais ici d’acheter une œuvre de ce photographe. Nous regrettons évidemment. Elle a cru mon amie, que le photographe était démuni économiquement : il n’en est rien en réalité, comme nous l’avons découvert plus tard (il possède un appartement de 250m2 à Paris, et plus encore en Province). Le photographe se plaignait de ne pas vendre de photographies. Mon amie s’est émue de cette situation. Elle a sans doute confondu son élan de compassion avec un sentiment esthétique. Ce sont des choses qui arrivent.
Ces 30 euros, je suppose qu’ils sont à mettre en rapport avec le nom du photographe. Ce que nous achetons, c’est un infime morceau de sa signature. Le nom n’est pas très connu, loin de là, mais je ne doute pas que le photographe fasse énormément d’efforts pour faire connaître ce nom, pour gagner en notoriété. Nous payons en réalité non pas le travail photographique du photographe ni son talent, la rareté de son oeuvre, mais les efforts qu’il déploie pour se faire connaître. Percer dans le monde de l’art, faire connaître son nom, demande beaucoup d’efforts, beaucoup d’investissements, certains artistes tout à fait dénués de talent sont récompensés de leur ténacité à faire connaître leur nom, certains artistes talentueux, par contre, parce qu’ils préfèrent consacrer leurs efforts à leur oeuvre plutôt qu’à faire accroître leur notoriété, demeure dans l’ombre. C’est ainsi. Les mondes de l’art fonctionnent en partie ainsi. Le monde fonctionne en partie ainsi. Le marketing paye mieux que le génie. Le génie sans le marketing demeure inconnu.
Je m’étais déjà dit, en visitant certaines expositions de photographes, la seule chose qui distingue ces photographies des miennes, c’est le format du tirage. En général, les expositions proposent des tirages au format démesuré, il faut pouvoir se les payer, se les payer, c’est ce qui distingue un artiste d’un simple amateur (prendrait-il comme moi ou certains de mes amis, des milliers de clichés par mois). Il investit. Il croit bon d’investir. Parfois je regarde mes propres photographies, je me dis que dans un très grand format, elles seraient impressionnantes, mais je n’ai jamais faire l’effort d’investir de l’argent pour ces photographies. Je devrais essayer un jour.
Évidemment, nous avons été stupides d’acheter cette photographie. Nous ne l’aimons pas. Quand nous nous sommes décidés à en choisir une dans le catalogue de l’artiste, nous ne savions laquelle choisir, rien ne nous plaisait. Mon amie se disait : mais qu’est-ce qui m’a pris d’aimer ces photographies ? Maintenant que je les regarde sérieusement, disait-elle, je n’en vois aucune qui me plaise.
Bref.
En envoyant mes photographies du jour sur internet, je me suis donc demandé, mais alors quel genre de photographes je suis ? Certainement pas un du genre qui fait payer ses tirages à 30 euros, un bout de papier de 11 centimètres sur 7, non, ce n’est pas mon genre. Au contraire, depuis toujours, je dissémine mes photographies, je les expose sur la toile gratuitement et sous licence ouverte. Les photographes professionnels et les artistes photographes n’ont que mépris pour ce genre de photographe que je suis. Peut-être ont-ils raison après tout, de mépriser.
Car je ne suis peut-être pas vraiment un photographe, je dirais plutôt : un type qui marche avec un appareil photo. La photographie ne m’intéresse pas en soi, ce qui m’intéresse c’est de marcher avec un appareil photo. Ma technique est extraordinairement sommaire, mais c’est une technique tout de même, pas vraiment une technique photographique, plutôt une gestuelle, une technique corporelle, une technique de marcheur : je m’arrête parfois à peine de marcher pour prendre la photographie, parfois je tends le bras sans regarder le viseur, ni l’écran, l’écran je ne le regarde jamais, le vise au jugé la plupart du temps, je marche, et si quoi que ce soit attire mon regard, je déclenche l’obturateur. Alors bien sûr, je prends toujours les mêmes photographies, souvent ces photographies sont prises non loin de chez moi, dans les alentours, les alentours sont beaux, il y a de beaux paysages, mon chien est photogénique, je suis le photographe animalier d’un seul chien comme je dis parfois, ou de quelques uns, maintenant que je vis avec un deuxième chien. Avant d’avoir un chien je me prenais moi-même en photo. Mon seul mérite est d’être là où il faut pour appuyer sur l’obturateur de l’appareil. Je suppose que c’est la raison pour laquelle je ne peux pas vendre une photographie au prix de trente euros.
Si je devais vendre des photographies, je préférerais les vendre par lots, peut-être les publier dans un livre. L’accumulation me plaît, à défaut de qualité et d’originalité, je mise intuitivement sur la quantité. J’accumule. Je répète. Il y a cependant des variations, la lumière change avec la saison, des variations parfois importantes, parfois minimes, mais au final, ça se répète, on ne peut pas mieux dire, le même sapin, le même sentier, la même montagne. Je me dis parfois que j’épuise le paysage. J’épuise le paysage en marchant et en le prenant en photo. Oui voilà quel genre de photographe je suis, un photographe qui épuise le paysage. Mais le paysage résiste à mon entreprise, le lendemain, il est encore là, qui attend.