Ils prirent la route qui, d’après la carte, conduisait au vieux moulin. Le gendre conduisait. « Si ça se trouve, c’est une vraie ruine », dit la fille. La mère consultait la carte, en glissant le doigt dessus. « Après la croix, tu tournes à gauche, c’est un chemin, plus une route goudronnée ». Ils descendirent lentement jusqu’au fond du vallon, contemplant le paysage qui leur deviendrait, dans le futur, familier. L’après midi touchait à sa fin, et l’ombre engloutissait la lumière automnale. Ils traversèrent un petit bois. « Des noisetiers », fit le gendre. Le petit chien s’éveilla et gémit sur les genoux de la fille, puis se redressa pour regarder par la vitre ouverte. Il faisait frais et humide. Le vieux moulin, massif, tout en pierres brunes, s’élevait près du ruisseau, l’affluent de l’affluent de l’affluent d’un fleuve, probablement. Le gendre arrêta le moteur et marcha jusqu’aux abords de l’eau, les pieds dans les hautes herbes, négligeant les bâtiments : « Ça n’a l’air de rien mais si vous laissez dériver un petit bateau, il se jettera dans l’océan Atlantique ». « Si rien ne l’arrête », songea-t-il. La fille considéra l’ensemble de la propriété d’un air dubitatif. « C’est vraiment une ruine ». La mère, d’un pas décidé, s’avançait déjà vers ce qui devait être la porte d’entrée de la zone autrefois habitée, un trousseau de clés à la main. La porte s’ouvrit dans un grincement indiscret, comme si nul n’avait jugé bon de l’ouvrir depuis un siècle. L’intérieur, sombre et humide, s’ouvrait sur la cuisine. On ouvrit les volets. Un couloir menait au salon, au fond duquel dominait une large cantou noir de suie. « Un cantou !, dit la mère, j’ai toujours rêvé d’un cantou ». « Tu sens cette odeur ? », dit la fille, qui marchait précautionneusement derrière sa mère, « ça m’étonnerait pas qu’on découvre un chat crevé, ou pire, dans une des chambres. »
La mère arpentait les lieux, les portes s’ouvraient sur la maison à venir, elle ne voyait pas la maison comme elle l’était maintenant, comme sa fille la voyait, c’est-à-dire comme une ruine, et peut-être une ruine irrécupérable, plus sûrement inquiétante, le gendre et le chien, eux, visitaient les alentours, comme s’ils étaient déjà chez eux, satisfaits de l’état des choses, l’homme ramassait des noisettes dont il s’empressait de briser la coque, le chien reniflait les plantes et commençait à marquer son territoire avec application.
« Là, on pourrait faire l’atelier de Thierry ! », dit la mère en découvrant une vaste pièce au sol couvert d’une poussière, qui s’éleva en volutes blanches quand elle y pénétra. La mère voyait déjà l’établi, les outils, une vraie petite menuiserie à domicile, Thierry adorait fabriquer de petits meubles, c’était son hobby. « Faudra trouver un endroit éloigné pour le piano alors, je peux pas jouer du piano à côté de son atelier, trop de boucan », dit la fille. La mère jeta un œil sur un minuscule carnet : elle confrontait le vieux moulin et son architecture alambiquée avec les lieux qu’elle avait imaginés, la chambre d’ami, le salon, l’atelier, la bibliothèque, la remise, la buanderie. Elle ouvrit une autre fenêtre, qui donnait sur un petit jardin envahi d’herbes folles et environné de ronces : « Voilà pour le potager ! Et dans la cour on mettra les poules ! » La fille se tenait au bas de l’escalier en bois, pas rassurée : « Ça tiendra tu crois ? » S’accrochant à la rambarde, testant les marches une par une avant d’y poser le pied, elle grimpa jusqu’à l’étage. Elle entra dans ce qui avait du être une chambre : un sommier sans matelas, aux ressorts rouillés, occupait la pièce. Elle ouvrit la fenêtre. « Je suis sûr qu’il y a des souris », murmura-t-elle pour elle-même. Il y en avait évidemment, mais elle n’entendit pas leurs petits pas furtifs tandis qu’elles disparaissaient dans un trou creusé dans le plâtre du mur. Le papier peint lézardé par les années arborait quelques motifs floraux, du genre de ceux dont on contemple l’agencement compliqué quand on s’ennuie, allongé dans son lit. Dans le tiroir d’une petite commode, elle glissa les doigts avec prudence : un objet sphérique et froid s’y trouvait, dont le contact lui inspira un petit cri de surprise. C’était une de ces boules de verre qu’on trouve dans les boutiques de souvenirs, à l’intérieur de laquelle on avait introduit une tour Eiffel en métal doré. En la renversant, une fine poudre blanche se détachait, censée imiter des flocons de neige. « Tu crois qu’ils dormaient ici ? », fit la mère qui venait d’entrer dans la pièce. « Peut-être », répondit la fille en manipulant l’objet. Elle se pencha à la fenêtre. « Où sont les garçons ? » La mère continuait d’explorer son futur. La fille pensait aux photographies qu’elle avait vues autrefois chez son grand-père, on y devinait le moulin à l’arrière-plan, un couple de personnes déjà âgées, la femme s’appuyant sur une canne, regardaient l’objectif. « Thierry ! » cria-t-elle. « Je vais les chercher », dit-elle à l’attention de sa mère en redescendant les escaliers.
Dehors, la température avait baissé, le ruisseau roucoulait gentiment, elle pensa que l’hiver, il deviendrait peut-être un torrent, que peut-être le vacarme l’empêcherait de travailler à son piano. Un petit sentier serpentait entre les roseaux ?? sur la rive la plus proche. « Thierry ? » Une petite boule de poils roux surgit tel un démon des hautes herbes en jappant et remuant la queue. Elle s’agenouilla pour caresser le chien. « Viens voir !» Thierry se tenait près d’une petite cabane en bois, à une trentaine de mètres derrière le moulin. Elle s’approcha, en essayant d’éviter de marcher dans les flaques de boue. « Bienvenue dans mon atelier, ma chère, » fit son amoureux en montrant l’entrée de la cabane d’un geste du bras majestueux. Il n’y avait pas grand chose à voir, mais lui voyait déjà ……. « Oui, dit-elle, mais bon courage l’hiver là dedans, n’oublie pas qu’il neige hein ! » « J’y installerai un petit poêle, c’est pas le bois qui manque, non sincèrement, c’est parfait, j’adore ce coin, et regarde ! », fit-il en montrant du doigt la lisère du bois : « Des pommiers ! Un cerisier ! et on aura certainement des framboises en été et des mûres à l’automne, sans parler des champignons ! » Elle songea à lui montrer la boule de neige avec la tour Eiffel dedans, mais la conserva au fond de la poche de son manteau. Elle n’aurait pas su quoi lui dire à ce sujet. La boule de neige qu’elle faisait rouler avec anxiété entre ses doigts signifiait un passé dont elle ignorait presque tout, ceux qui l’avaient avant elle roulée entre leurs doigts, peut-être avec nostalgie, n’étaient plus de ce monde.