Nombreux sont les discours qui s’inscrivent sous l’égide de la défense de l’art et des artistes. Dans les mondes de la musique, on a entendu ces dernières années des ministres, des PDG, des dirigeants de grandes compagnies de disques, et leurs artistes-employés, se présenter comme les derniers remparts d’une création censément en péril. Or, dans le même temps, on n’ a probablement jamais composé autant de musique et diffusé autant de morceaux. L’argument sur lequel repose la rhétorique des “défenseurs de la création en péril”, suppose en vérité qu’il n’y aurait pas de création possible sans revenus tirés de l’exploitation des oeuvres. Ce qui serait en péril, d’après eux, ce serait en réalité la rémunération liée à la création, hypothèse implicite qu’on se garde bien de présenter comme telle. mais là encore, des milliers de créateurs qui ne tirent pas de rémunération de leur création, sont là pour témoigner massivement que l’absence de ce type de rémunération ne les empêche aucunement de créer. On leur rétorque alors : mais c’est ou bien parce que vous êtes dénués de talent (sous entendu, la qualité d’une oeuvre se mesure à son succès commercial, ce à quoi aucun mélomane digne de ce nom n’accordera foi, mais je ne suis pas sûr que nos ministres et PDG pensent réellement en tant que mélomane), ou bien c’est parce que vous avez les moyens de vous passer de rémunération (ce qu’infirmerait sans peine une étude sur la situation sociale et financière des musiciens, étude qu’on se garde bien de mener), ou bien encore parce que vous vous contentez de pratiquer votre art (on ose à peine employer ce mot) comme un “loisir”, en “amateur”, en “dilettante”, bref, que tout cela n’est pas bien sérieux, et qu’au fond vous ne comptez pour rien dans le monde de la musique. Ce faisant, on se fait fort de rayer de la carte des mondes de la musique des dizaines de milliers de compositeurs en France, des millions dans le monde sans doute, tout en prétendant malgré tout parler en leur nom et les défendre ! Ce texte vise à rétablir un certain nombre de vérité, et à susciter de la part des artistes relégués dans cette terra incognita une révolte dont l’objet ne soit pas celui qu’imposent les discours dominants.
1° très peu d’auteurs gagnent de l’argent en composant et jouant de la musique
Il est difficile de produire un chiffre réaliste sur les revenus dont les compositeurs jouissent du fait de leur création, mais on peut tout de même aisément s’en faire une idée en considérant :
a) que la majorité des sociétaires de la SACEM ne touchent aucun revenu et sont donc exclus de la redistribution des droits récoltés.
b) que des milliers de compositeurs ne sont pas inscrits à la Sacem, certains ayant adopté les licences de libre diffusion, d’autres pas.
Ces compositeurs qui ne récupèrent pas de revenus sur la diffusion de leurs oeuvres peuvent éventuellement toucher des royalties sur la vente de leurs disques, ou des cachets lorsqu’ils jouent sur scène. L’immense majorité ne reçoit toutefois aucun revenu.
Le citoyen peu au fait des choses de la musique se demande alors : “Mais comment vivent ces artistes ? De quelles ressources disposent-ils pour payer leur loyer et se nourrir ?“
“Hé bien, peut-on répondre, ils font comme tout un chacun, artiste ou pas : ils travaillent ou bénéficient d’aide sociale, etc.”
Bref, ils sont des citoyens tout à fait comme les autres, tout en pratiquant la musique, parfois assidûment. Et ils sont des dizaines de milliers.
Il y a dans les propos qui vont suivre un aspect misérabiliste assumé, dont je n’ignore pas qu’il dérange les adorateurs du phantasme de la réussite sociale. Que ces derniers ne prennent pas la peine de lire : je prends le parti de parler d’abord des artistes pauvres, qui ne sont plus comme au XIXème siècle des représentants romantiques d’une certaine bohème, mais des gens comme vous et moi, qui se débrouillent à leur manière.
2° il n’y pas assez d’argent pour payer tout le monde
Le marché de la musique est organisé de telle manière qu’il est évident que, dans l’état actuel des choses, il n’est pas possible de rémunérer tous les créateurs de musique. Trop de compositeurs d’un côté, pas assez d’argent de l’autre.
De plus, quand on parle des créateurs de musique “en général”, on oublie forcément de souligner que sous cette généralité se cache une grande diversité de démarches et de styles : comment mettre sur le même plan le groupe de jeunes qui fait de la musique “à la mode”, susceptible de toucher un vaste public, et les musiciens qui pratiquent par exemple du free jazz, de la musique expérimentale, du post-folk lo-fi ?
D’où vient l’argent de la musique au bout du compte ? Des mélomanes d’abord. Leur budget réservé à la culture n’est que ce qu’il est. Quand on sait qu’ aujourd’hui la part réservée dans le budget des français au paiement des loyers et des charges représente jusqu’à 60% du budget total d’un ménage (alors qu’il y a 30 ans, on évaluait cette part autour de 25%), on comprend que l’achat d’un disque ou l’entrée dans un concert sont des actes qui ne peuvent pas être multipliés indéfiniment.
L’État insuffle également des sommes en faveur de la création musicale, sous forme de subvention par exemple. Il faut cependant savoir que ces sommes sont d’abord affectées à certaines productions musicales plutôt qu’à d’autres. J’ai lu quelque part que le budget annuel de fonctionnement de l’opéra Bastille était égal aux sommes allouées à l’ensemble des musiques actuelles. Les privilèges accordées à des domaines musicaux aussi populaires que la musique contemporaine (ou dite : “contemporaine”, représentée par une certaine clique initialement réunie dans les années 60 autour de Boulez) ne sont jamais, pour ainsi dire, remis en question. Ce qui reste, pour les musiques dites “actuelles” (et non pas contemporaines”) sert aussi à financer des études coûteuses sur les dites musiques (chaque ministre fraîchement élu y allant de sa petite enquête, rémunérant au passage largement des experts en tous genres). À l’arrivée, très peu d’artistes bénéficient de la manne de l’État, qui la redistribue chichement aux créateurs sur des critères pour le moins discutables, quand il ne s’agit pas tout simplement ou bien de copinage, ou bien de subventions déguisées pour les majors du disque sous prétexte de soutien aux “jeunes talents” et tutti quanti.
Les maison de disques enfin, et notamment les majors du disque, font ce qu’elles ont à faire, c’est-à-dire du profit : c’est ce que les actionnaires désirent. Du coup, pressés par cette logique du profit, leur catalogue n’a pas cessé de mincir depuis 20 ans, le gros des sorties consistant en des compilations ou dans l’épuisement de fonds de catalogue, activités qui, évidemment, ne constituent pas un grand risque financier. Il suffit de comparer la vitalité des grandes maisons de disque avant la constitution des majors dans les années 80 pour mesurer à quel point les choses ont changé.
Les petits labels, quant à eux, s’occupent surtout de survivre et leurs créateurs sont souvent dans la même situation que les artistes qu’ils soutiennent, se dégageant très rarement un salaire et souvent pas du tout.
À ce tableau nous devons ajouter tout de même tous ceux qui prennent leur part dans l’argent injecté par les mélomanes et l’État. J’ai évoqué rapidement les fonctionnaires de la musique, experts, formateurs et médiateurs en tous genre, mais il y a bien des gens dont le salaire dépend directement de l’activité de ces créateurs : tous ceux qu’on désigne par intermédiaires, c’est-à-dire qui sont censés faciliter le transport de la musique créée vers les oreilles du mélomane : les marchands divers et variés, et en premier lieu les centrales d’achat qui comme dans l’agriculture font la pluie et le beau temps, les distributeurs, les médias spécialisés, les fabricants de disque, les employés des sociétés de gestion des droits d’auteur, bref une pléthore de gens qui payent leurs loyers parce que d’autres, souvent plus pauvres qu’eux, écrivent des chansons. Parallèlement à la situation des petits labels comparés aux grandes maisons de disques, on doit citer l’importance prise par les médias type webzine, radios indépendantes, et associations organisatrices de concerts, qui globalement sont dans une situation proche des créateurs, agissant d’abord par passion et payant souvent cette passion de leur poche.
Ce tableau peut à mon avis être lu de deux manières : ou bien on considère qu’il y a trop de musiciens et pas assez d’argent pour les payer tous. Ou bien on considère qu’en réalité on pourrait ne serait-ce qu’avec un dixième des sommes en jeu rémunérer confortablement tous les créateurs, mais que les sommes sont extrêmement mal réparties, se dispersant dans les salaires des intermédiaires et surtout dans les poches des actionnaires des majors. À la seconde lecture de ce tableau répondent les initiatives de différents artistes qui ont entrepris récemment de s’émanciper des maisons de disque, et de se passer des intermédiaires. Ces initiatives font grand bruit, mais je ne vois pas bien que que ça pourrait changer pour la majorité des créateurs qui ne touchent que des revenus modestes grâce à leur création, et souvent pas de revenus du tout.
3° attendre de l’État qu’il aide les artistes à vivre n’est pas une idée qui va de soi.
Le réflexe typiquement français qui consiste à se tourner vers l’État pour corriger les supposées iniquités du marché ou les inégalités, peut être considéré diversement selon qu’on est favorable à l’État providence ou qu’on tend plutôt au libéralisme politique. De fait, l’État français et les collectivités locales, sous l’impulsion de Jack Lang dans les années 80, se sont efforcés de bâtir une politique prenant en compte les musiques dites actuelles. Certains parties du territoire sont ainsi quadrillées par une véritable administration de la création, d’autre au contraire, en l’absence de volonté politique locale, ont contraint les citoyens à s’organiser sans l’aide des institutions publiques. Je ne suis pas certain que ces dernières soient plus à plaindre au final.
Il existe un discours qui tend à considérer que la défense de la création, et des créateurs, devrait constituer une des missions de l’État, au nom d’un idéal de l’art comme bien commun, et d’une société nourrie de beauté et d’audace créatrice. On peut se demander ce que vaut ce discours quand les gouvernements successifs s’emploient surtout à défendre les intérêts des majors ou des grosses maisons de disques, et les intermédiaires, au travers de taxes sur les supports vierges et autres lois DADSVI, tout cela visant au contraire à rendre plus difficile la circulation de la musique, et à pénaliser les plus pauvres dans l’accès à la culture (lequel accès devrait être payant). Et quand le ministère de la culture entreprend de s’intéresser réellement aux dizaines de milliers d’artistes pauvres, c’est pour leur mettre des bâtons dans les roues au travers de la remise en cause de la loi sur le spectacle vivant de 1953, dont la réécriture rendra bien plus difficile l’organisation de concerts (qui constituent souvent la seule source de revenus des artistes visés). (lire à ce sujet mon étude : Professionnels versus Amateurs (juin 2006).
Plus fondamentalement, on peut se demander si le principe qui consiste à octroyer à une partie de la population, au prétexte qu’elle est censée pratiquer une activité artistique, une allocation publique, n’est pas en soi discutable. Car ou bien cette aide est allouée sur des motifs et des critères déterminés par les experts, ce qui d’une certaine manière constitue la situation actuelle. J’ai eu l’occasion d’écrire ailleurs tout le mal que je pensais de ce système qui repose sur une jugement prétendument objectif en matière de création : en effet, une question très simple se pose, et de nombreux artistes se la pose : pourquoi tel artiste est subventionné, et pourquoi pas tel autre ? Quand il s’agit de l’argent du contribuable, il me semble que cette question devrait être prise au sérieux. Ou bien l’aide est distribuée à tous les créateurs sans tenir compte d’aucun critère – lesquels relèvent toujours à mon sens du goût d’untel et de l’arbitraire. Une sorte de revenu minimum d’artiste a été timidement expérimenté ici et là dans le monde, par exemple l’allocation WIK aux Pays-Bas – mais ce projet bute toujours sur l’introuvable définition de ce que devrait être un artiste pour mériter cette allocation – et on retomne immanquablement sur un certain arbitraire. En France, une partie des créateurs peuvent sous certaines conditions prétendre au statut spécial d’intermittent du spectacle, censé assurer aux bénéficiaires une allocation compensatoire en période d’inactivité, mais les conditions d’accès à ce régime font qu’un pourcentage infime de créateurs en bénéficie. Il est loin le temps où l’on mettait en place une allocation spécifique destinée aux intellectuels (y compris les artistes créateurs) afin de les aider à traverser les années de crise (lire : Alain Chatriot, “La lutte contre le « chômage intellectuel » : l’action de la Confédération des Travailleurs Intellectuels (CTI) face à la crise des années trente”, Le Mouvement Social, 214, 2006/1). Quoi qu’il en soit, cette idée d’un revenu minimum d’artiste, ou d’un statut spécial accordé au citoyen qui pratique une activité créatrice, risquerait d’apparaître aujourd’hui comme extrêmement impopulaire. L’extension sans précédent de la précarité dans la société française, qui touche les artistes pas moins que les autres, la définition pour le moins “flottante” de ce que c’est qu’un artiste aujourd’hui, quand on se voit affublé par la grâce d’un show télévisé du nom d’artiste après un stage de quelques mois, la perversion d’un système qui fait que des chanteurs extrêmement fortunés peuvent pointer au régime des intermittents du spectacle, la manière dont les majors du disque et leurs alliés parviennent à accaparer les discours sur l’art, s’instituant comme les derniers remparts de la création (je songe parmi mult exemples au livre du PDG de La FNAC intitulé : La gratuité, c’est le vol), bref, le climat général n’est certainement pas propice à la résurrection de cette idée d’un revenu minimum d’artiste.
Et quel sens y aurait-il aujourd’hui à accorder un privilège à une partie de la population sous prétexte qu’elle créée ? Peut-on sans vergogne se réclamer des discours anciens, établissant la création comme un bienfait profitable à la société toute entière, justifiant qu’on soutienne les créateurs, quand les oeuvres populaires sont avant tout considérées comme des marchandises et les mélomanes traités comme de vulgaires consommateurs, y compris par le ministère de la culture !
Bref, il me semble qu’il y a tout lieu de se méfier d’un projet de soutien des artistes par l’État, particulièrement dans la situation sociale et politique actuelle. De fait, des dizaines de milliers de créateurs n’ont jamais touché un centime des collectivités locales et ça ne les a jamais empêché de créer. Peut-être y gagnent-t-ils d’ailleurs en indépendance, n’ayant pas à se soucier de satisfaire le désir supposé de l’administration à leur égard, et n’ont de souci que de ressembler à eux-mêmes, et non pas à quelque modèle – ce à quoi un artiste est censé ressembler -, ce qui leur évite de sombrer dans une certaine infantilisation.
4° il faut donc essayer de se passer des intermédiaires
Une des solutions, dont j’ai déjà dit un mot, et qui en vérité n’est pas neuve, consisterait, pour améliorer le revenu des créateurs, à se passer des intermédiaires. Si on considère effectivement qu’une partie de l’argent qui circule autour de la musique est captée en quelque sorte par les intermédiaires avant qu’un reste éventuel parvienne jusqu’aux créateurs, on peut imaginer qu’en se passant des distributeurs, médias, agents en tous genre, producteurs, voire maison de disques, si l’argent en quelque sorte passait directement de la poche du mélomane dans celle du créateur, chacun, mélomane et créateur y trouverait son compte : les premiers parce que le coût de la musique baisserait, le second parce que son revenu ne serait pas amputé au passage pour payer les salaires des intermédiaires.
Quand on présente cette hypothèse aux intermédiaires, ils ne manquent pas de faire valoir que sans leur travail, les revenus des créateurs s’écrouleraient tout simplement : “c’est nous, prétendent-ils, qui façonnons le succès, qui multiplions les mélomanes : vos rémunérations dépendent de notre travail“. Certes. Il n’empêche que le succès récent de certains groupes à partir d’une simple page sur un site web, ou les tentatives d’artistes comme Radiohead et d’autres pour s’émanciper des intermédiaires doit donner des sueurs froides à certains. Il est vrai toutefois qu’on peut douter qu’un groupe comme Radiohead aurait pu tirer un tel bénéfice de cette émancipation (relative) vis-à-vis des intermédiaires, s’il n’avait auparavant été soutenu comme il l’a été par ces derniers durant toute sa carrière.
C’est un peu comme ces artistes qui, ayant été signés par une major, et en ayant tiré tout le profit qu’ils en ont tiré, prennent un jour la tangente et se déclarent en guerre contre leur ancien employeur, devenant de fait les portes paroles d’un mouvement d’émancipation, attitude dont ils tirent à coup sûr au moins un bénéfice moral, une bonne conscience à peu de frais. Je n’ai rien contre ces initiatives ou ces conversions souvent tardives. Je trouve simplement dommage que ces “récemment” convertis ne prennent pas la peine de reconnaître que d’autres, des milliers d’autres, créent de la musique, la diffusent et la publient, en toute indépendance, bien avant eux, et souvent en utilisant des licences “ouvertes”, qui représentent un engagement clair envers les mélomanes. Les artistes auxquels je pense n’ont pas attendu Radiohead ou d’autres pour travailler de la sorte. Je trouve dommage que ces artistes à succès ne se penchent pas, ne serait-ce qu’un instant, sur les artistes qui sont allés bien plus loin qu’eux, en s’organisant collectivement, plutôt que de rester dans leur coin, dans un superbe isolement.
Certes, avec les nouvelles techniques de communication et de diffusion, il est probable que les intermédiaires, et notamment les plus coûteux et les plus gourmands d’entre eux, disparaissent à moyen terme. Mais, pour les artistes dont je parle, qui de toutes façons travaillent pour une bonne part hors des circuits du marché de la musique, je doute que cette disparition change grand chose au final.
5° la majorité des auteurs s’en sort avec le RMI ou un emploi
J’en viens maintenant à ma proposition, ou ma thèse si l’on préfère. Des personnes bien intentionnées s’apitoient régulièrement sur le sort des créateurs : “Comment se fait-il que ce chanteur génial pointe au RM ou au chomage ? Coment font ces musiciens pour créer et répéter, alors qu’ils exercent un métier à côté ? Est-il moralement acceptable que ces chansons qui à nous mélomanes nous donnent tellement de petits bonheurs ne rapportent à leur créateur quasiment rien ?“
(Je demande alors : “Et pourquoi une chanson devrait forcément rapporter de l’argent ? Et que savez-vous de la satisfaction qu’éprouve son créateur à simplement l’avoir créée par exemple ? De quoi vous sentez-vous coupables exactement ? De jouir sans payer ? Pensez-vous qu’il est à ce point immoral de jouir de la musique sans payer ? D’où vient à votre avis cette idée étrange ?“)
Quand je dirigeais autrefois un label indépendant associatif, il m’arrivait de me plaindre de dépenser tout mon salaire d’enseignant dans ce projet, sans rien gagner en retour. Pour me consoler j’avais l’habitude de me dire : “Mais si ta passion consistait par exemple à faire du ski, tu dépenserais certainement les mêmes sommes pour payer des séjours en montagne et du matériel de ski, et tu n’aurais pas à t’en plaindre.“. Ce raisonnement produit son effet à condition qu’on fasse l’effort intellectuel d’oublier le statut pour ainsi dire sacré qu’une certaine mythologie encore fort répandue accorde aux oeuvres d’art. Dans mon esprit, ce petit recours aux sports d’hiver fonctionne encore très bien : je le conseille à tous les artistes frustrés et déprimés (et il fonctionnait encore lorsque les circonstances ont fait que j’ai du pointer au RMI après cette expérience d’enseignement).
Alors oui : la plupart des créateurs vivent tout à fait comme la plupart des gens, certains sont au RMI, d’autres livrent des pizzas pour un salaire de misère, et j’en connais même qui sont traders à la bourse.
Je crois qu’on ne devrait pas s’indigner de la précarité des artistes en particulier, ni des inégalités extraordinaires qu’on constate dans le monde de l’art, mais plutôt de la précarité en général, et des inégalités en général. Le raisonnement qui dénonce l’injustice faite à l’art repose, je l’ai suggéré, sur le mythe inconscient et persistant d’une sacralité de l’art – or, cette sacralité a été largement mise à mal par le capitalisme, qui au fond, ne s’intéresse au sacré que dans une perspective marketing, et n’entretient cette idée que parce qu’elle lui permet de produire un effet de sidération sur le consommateur (de transformer le mélomane qui gît en chacun de nous en machine à consommer). Si l’on fait l’effort de mettre entre parenthèse ce mythe, la situation des artistes pauvres n’est plus en soi un objet d’indignation : ce qui demeure, c’est l’indignation qu’engendre le constat de la paupérisation croissante de la population, couplée à l’enrichissement délirant de quelques autres.
5° si l’on veut améliorer la situation des auteurs, il faut améliorer la situation sociale générale
C’est pourquoi les artistes, et ceux qui prétendent les défendre, devraient arrêter de réclamer un privilège et s’engager dans les luttes sociales au côté de tous les citoyens. Le meilleur moyen de favoriser la création dans ce pays, c’est d’améliorer les conditions de vie en général, par exemple augmenter les salaires, créer des aides sociales décentes (est-il normal que les allocations dans ce pays soient explicitement en dessous des revenus correspondant au seuil de pauvreté ? N’est-ce pas une manière d’accepter le fait que des millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté ?)
Bref : la question des revenus des créateurs devrait être noyée à mon sens sous les questionnements relatifs aux revenus des citoyens en général. Les citoyens-artistes pauvres, à l’approche d’un hiver 2007 que nous sommes nombreux à espérer “agité” sur le plan social, pourraient tout à fait s’engager politiquement dans ces futurs et inévitables conflits. Ils pourront le faire en tant que travailleurs ou en tant que chômeurs ou RMIstes, ce serait sans doute plus efficace qu’en tant qu’intermittents du spectacle ou qu’en tant que créateurs. À l’heure où le gouvernement en place adopte délibérément une attitude visant à diviser pour mieux régner, en multipliant les boucs émissaires (chômeurs, RMIstes, étrangers, délinquants, dans un amalgame qui fait craindre le pire, si tant est que le pire ne soit pas déjà de fait, dans les consciences d’une partie de la population, advenu), en sectarisant le traitement social, ou en tirant tout le monde vers le bas, en favorisant les plus riches, qui n’avaient pas besoin de ça, nous devons plus que jamais dépasser le sectarisme, nous efforcer de bâtir des actions collectives, issues d’une concertation portant à la fois sur nos intérêts singuliers et communs.
En quelques mots : l’indignation que suscite la situation des créateurs pauvres, dont certains sont géniaux (et l’histoire de la musique ne manque pas de ces Jackson C. Franck qui finirent à la rue, de ces génies de la soul music exploités par des producteurs véreux et contraints à une misère scandaleuse, à ces song writers magnifiques dont le quotidien consiste à vendre des pizzas entre deux concerts pour survivre), certains médiocres, mais qu’importe, cette indignation donc, devrait engendrer un véritable engagement politique dans le sens le plus large du terme. Les débats récurrents sur les téléchargements légaux ou illégaux, les arguties des uns et des autres sur la crise supposée (et en réalité tout à fait irréelle, car on n’a jamais écrit autant de musique qu’aujourd’hui) de la création, les vêtements éthiques dans lesquels nos dirigeants (et les actionnaires qui leur dictent leurs discours dans les couloirs de l’Assemblée) se drapent : “il faut sauver la création” et autres fadaises, tout ceci ne représente qu’un écran destiné à capter l’attention des mélomanes et des créateurs eux-mêmes, afin de leur faire croire qu’on se soucie réellement de leur cas, et de les détourner d’un engagement politique digne de ce nom.
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